Au cours de la première quinzaine de ce mois de mai 1871, la Commune continue à prendre des mesures en matière sociale et politique et poursuit son œuvre législative. Mais, en même temps, pour l’essentiel, son activité est polarisée par la lutte pour sa survie contre les offensives versaillaises ainsi, d’ailleurs, que par les dissensions internes de la Commune elles-mêmes produites par les tensions créées par l’offensive des Versaillais.
Avant d’aborder ces questions, évoquons la poursuite de l’œuvre de la Commune en Mai. Le 2 mai, la Commune abolit le serment politique et professionnel pour les fonctionnaires. Le 4 mai, elle abolit le cumul des traitements. Le 6 mai paraît le fameux décret qui autorise le dégagement gratuit des objets d’une valeur inférieure à 6 francs qui ont été déposés au Mont de piété. Le 17 mai, la Commune déclare l’égalité des enfants « naturels » ou « légitimes », des épouses et des concubines (en ce qui concerne la perception des pensions).
Autant l’œuvre politique et sociale de la Commune a été considérable, autant on ne peut pas exactement dire la même chose en ce qui concerne ses réflexions sur les questions de défense et les questions militaires, qu’il s’agisse de ses conceptions stratégiques, du manque d’organisation, de l’indiscipline des troupes – c’est-à-dire, en l’occurrence, de la Garde nationale – des querelles de compétence en matière de défense ou encore l’absence totale de continuité des responsables militaires. Ainsi, en matière stratégique, on a une forte défiance à l’égard du militarisme et une volonté de contrôle populaire sur la troupe. Ce sont des aspirations tout à fait légitimes, mais qui ont néanmoins un revers : une conception purement défensive et localiste de la pensée militaire.
Il y a une tendance à concevoir la défens e de la Commune comme la défense du quartier, voire de la rue, et de ne pas penser en termes d’offensive contre l’adversaire. Un exemple concret : le 18 Mars, le jour de l’insurrection, comme plus tard lors de la Semaine sanglante, la conception qui prévaut est la construction de barricades dans le quartier et dans la rue et l’attente de l’arrivée de l’adversaire pour le repousser. A quoi s’ajoute évidemment l’absence de discipline. Au fond, les Communards pensent que comme ils ont le bon droit pour eux, comme ils ont des convictions politiques fortes et qu’ils sont courageux, cela suffit. Évidemment, cela ne va pas suffire…
Le second facteur de fragilité est constitué par les tensions qui existent entre le Conseil de la Commune – l’organisme élu – et le Comité central de la Garde nationale. Ce dernier a, de fait, hérité du pouvoir le 18 mars (jour de l’insurrection) et il l’a immédiatement remis à disposition en organisant des élections qui ont donné naissance au Conseil de la Commune. S’il a remis sans aucun problème le pouvoir au Conseil de la Commune, le Comité central de la Garde nationale ne s’est pas pour autant dissous et a bien l’intention de jouer un rôle politique important, notamment parce que c’est lui qui anime la Garde nationale. Cela crée réciproquement une certaine méfiance de la part du Conseil de la Commune qui, dès sa prise de fonctions, tient à préciser les choses : « Le Comité central ne saurait s’immiscer dans les actes de la Commune, seul pouvoir régulier. Il les fera respecter et se bornera à réorganiser la Garde nationale ».
De fait, à plusieurs reprises, existeront des tensions entre le Comité central de la Garde nationale et les différentes structures mises en place par le Conseil de la Commune, comme la Commission militaire de la Commune ou encore le Délégué à la Guerre (un peu l’équivalent d’un Ministre de la Défense). Le troisième facteur aggravant est l’instabilité des responsables militaires. L’un des premiers responsables, Gustave Flourens a été tué le 3 avril, lors de l’offensive ratée contre Versailles. Il a été remplacé par Cluseret qui a été nommé Délégué à la Guerre. Mais son mandat n’a duré que moins d’un mois. Il est révoqué et Louis Rossel, un militaire de carrière, est nommé en remplacement. Très rapidement il entre en conflit avec le Comité central de la Garde nationale. Il démissionne et, le 10 mai, il est remplacé par Charles Delescluze. Ainsi, la Commune a eu 4 chefs militaires 5 semaines ! Face à l’armée régulière et disciplinée dont disposent Thiers et les Versaillais, la partie n’est pas égale.
Plus encore que ces difficultés qui tiennent à l’organisation militaire, la grande faiblesse qui va vraiment fragiliser la Commune est sa division. On a déjà évoqué la diversité et l’hétérogénéité des courants politiques qui ont été parties prenantes du mouvement et du pouvoir révolutionnaire : les républicains révolutionnaires, jacobins ou plus décentralisateurs ; les blanquistes ; les socialistes, notamment les Internationaux de l’Association internationale des travailleurs et ses différentes sensibilités. D’ailleurs, l’énumération de tous ces courants et organisations ne constitue qu’un tableau assez simplifié de la réalité, car chacun de ces mouvements est lui-même divers.
Le premier mai, face à la pression versaillaise, la diversité qui était une force de la Commune va tourner à la division et même à la rupture. Ce 1er mai, après 3 jours de discussions, le Conseil de la Commune décide la création d’un Comité de Salut public qui, comme le précise le décret qui accompagne sa création, sera « composé de 5 membres nommés par la Commune au scrutin individuel et sera doté des pouvoirs les plus étendus sur toutes les commissions ». Comité de salut public, composition restreinte, pouvoirs étendus : c’est une référence très forte et très explicite à la Révolution française, au Comité de Salut public de la Révolution française. Plus précisément, il s’agit d’une référence à un aspect très particulier de la Révolution française, à savoir la centralisation du pouvoir, sa concentration entre peu de mains, la prééminence de l’Exécutif sur l’assemblée issue du suffrage universel. On retrouve là une logique qui a été celle de la Révolution française : « pas de libertés pour les ennemis de la liberté ! », la lutte à outrance, voire la Terreur. Cette référence est compréhensible dans la situation d’isolement qui est celle de la Commune et, en même temps, elle est contestable du point de vue des aspirations émancipatrices.
La création du Comité de Salut public s’accompagne d’ailleurs très rapidement d’une radicalisation des mesures prises en matière de lutte politique, même si l’on reste quand même très loin de la Terreur de 1793. La plupart des mesures prises sont en fait des mesures symboliques. Ainsi, le 5 mai, la Commune supprime sept journaux po-versaillais et fait détruire la chapelle expiatoire qui commémorait la mort de Louis XVI. Le 10 mai, les biens parisiens de Thiers sont saisis et la Commune ordonne par décret la démolition de sa maison. Le 5 mai, cinq journaux supplémentaires sont interdits. Le 16 mai, la colonne Vendôme qui symbolise un peu le militarisme est détruite. Le 18 mai, de nouveaux journaux sont interdits. Le 19 mai, la Commune décrète que les fonctionnaires ou les fournisseurs de la Commune qui seraient accusés de corruption relèveront désormais de la Cour martiale et, en conséquence, seront éventuellement passibles de la peine de mort. Soupçonnés d’aider les Versaillais, les Dominicains du couvent d’Arcueil sont arrêtés.
Retour à la création du Comité de Salut public : cette décision est adoptée par 45 voix contre 23. Elle divise donc la Commune au point que l’on considère qu’il y a désormais une « majorité » et une « minorité ». Ceux qui se réclament du socialisme, à commercer par les « Internationaux » – les membres de l’Association internationale des travailleurs – se retrouvent pour l’essentiel dans la minorité. Pour l’essentiel, mais pas tous. Car, en fait, il n’est pas si simple d’interpréter le clivage qui se produit à ce moment-là à propos de la création du Comité de Salut public, à l’aide d’une grille de lecture idéologique en référence aux courants politiques que l’on a évoqués précédemment .
Pour la minorité, le Comité de Salut public est « une atteinte aux droits que les membres de la Commune tiennent de leurs électeurs », c’est « la création d’une dictature » et « une véritable usurpation de la souveraineté du peuple ». Pour la majorité, le Comité de Salut public est censé constituer enfin le pouvoir fort qui manquait à la Commune, une équipe resserrée et un gouvernement de combat dans, comme ils le disent, « une situation plus terrible encore que celle dans laquelle nos pères se sont trouvés en 1793 ». Toujours la référence à la Révolution française…
En fait de gouvernement fort, il n’en sera rien en pratique. Les cinq membres du Comité de Salut public sont désignés le 1er mai. Ils ne parviennent pas réellement à s’imposer et, dès le 9 mai, la composition du Comité de Salut public est modifiée. Soit une semaine à peine après sa création. C’est donc un « pouvoir fort » qui est … relativement faible ! Pour autant , l’affaire du Comité de Salut public constitue désormais une fracture au sein de la Commune, sans doute bien au-delà la réalité de ce Comité. Pire, c’est une fracture qui s’élargit. Le 15 mai, la crise ouverte éclate lorsque la minorité rend public un Manifeste qui déclare « La Commune a abdiqué son pouvoir entre les mains d’une dictature à laquelle elle a donné le nom de Comité de Salut public. La majorité s’est déclarée irresponsable par ce vote. La minorité affirme au contraire que la Commune doit au mouvement révolutionnaire d’accepter toutes ses responsabilités ». La minorité refuse désormais de siéger – « nous nous retirons dans nos arrondissements » – avant de se raviser sous la pression populaire et unitaire
Le 21 mai, Porte de Saint-Cloud, les troupes versaillaises entrent dans Paris. La Commune de Paris n’a en fait plus que quelques jours à vivre : une semaine de résistance, une semaine de massacres.
C’est la Semaine sanglante.
François Coustal