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La Commune. Épisode 10 : l’œuvre sociale de la Commune

Dans les semaines qui suivent l’échec de sa contre-offensive de début avril, la Commune va tenter s’organiser sa défense sur le plan militaire et politique. Elle va aussi s’atteler à la réorganisation de l’économie et des services publics. Surtout, elle va prendre des mesures en matière sociale et politique, mesures qui sont dictées par l’urgence d’une situation qui est une situation de crise et de misère extrême. Mais, parfois, certaines de ces mesures anticipent aussi ce que pourrait être une société débarrassée de l’exploitation.

Sitôt élu, le Conseil de la Commune avait annulé le paiement des loyers (dus depuis le moratoire du mois d’août) et suspendu la vente des objets déposés en gage au Mont de piété. Le 8 avril, il décide le versement d’une pension à tous les blessés. Deux jours plus tard, il décide d’étendre le versement de cette pension aux orphelins des gardes nationaux, ainsi qu’à leurs veuves. Le 12 avril, il décide la suspension des poursuites judiciaires pour tout ce qui concerne les échéances impayées, les loyers, les emprunts, les effets de commerce. Le 16 avril, il décide que les débiteurs auront un délai de 3 ans pour rembourser leurs dettes.

Mais c’est surtout le 16 avril que le Conseil de la Commune va prendre un décret d’une grande importance du point de vue de la dynamique sociale et de ce que l’on appellerait aujourd’hui le « contenu de classe » : le « décret sur les ateliers abandonnés ». Deux remarques préalables à l’analyse de ce décret. La première concerne l’organisation du travail du Conseil de la Commune : il s’est organisé en 9 commissions qui sont un peu l’équivalent de ministères. Chaque commission est animée par un Délégué, qui est un peu l’équivalent d’un ministre. Parmi les commissions, l’une d’entre elles n’avait pas d’équivalent dans les gouvernements précédents : la commission du Travail et de l’Échange. C’est un peu l’invention par la Commune du Ministère du travail, une institution qui n’apparaîtra que 30 ans plus tard, sous la Troisième République.

Ce qui est encore plus sans équivalent est la personnalité du titulaire du mandat de Délégué de cette commission : Léo Fränkel. Il est ouvrier bijoutier, orfèvre. C’est un syndicaliste, socialiste, membre de l’Association internationale des travailleurs. Il est membre de la Garde nationale et a participé aux activités du Comité central républicain des vingt arrondissements. Pour compléter le tableau, il faut ajouter qu’il est juif et hongrois. Autrement dit, c’est un étranger. On a donc un « ministre » de nationalité étrangère. Bien évidemment, il n’est pas inscrit sur les listes électorales et n’a pas le droit de vote. Pourtant, lors des élections au Conseil de la Commune, le 26 mars, il a été élu dans le III° arrondissement.

Une Commission de validation est donc obligée de se pencher sur son cas. Le verdict rendu par cette commission est sans ambiguïté et constitue l’une des grandes pages de la Commune et sans doute du mouvement révolutionnaire puisque les termes de la validation sont les suivants : « considérant que le drapeau de la Commune est celui de la République universelle, considérant que toute cité a le droit de donner le titre le citoyen aux étrangers qui la servent, la Commission est d’avis que les étrangers peuvent être admis et vous propose l’admission du citoyen Fränkel ».

La seconde remarque est que la Commune est extrêmement diverse en termes de sensibilités organisées ou non, en termes d’aspirations et de ressorts politiques. Aux origines du mouvement, on a vu qu’il y avait la puissance du sentiment républicain, la lutte pour la liberté, la référence à la Révolution française, la puissance du sentiment patriotique et la volonté de lutte contre l’occupant. Les questions sociales et les convictions socialistes sont également présentes. Elles vont surtout s’investir autour de la Commission du Travail et de l’Échange. Son délégué, Léo Fränkel, ne fait d’ailleurs pas mystère de ses convictions et affirme : « La révolution du 18 Mars a été faite par la classe ouvrière. Si nous ne faisons rien pour cette classe, je ne vois pas la raison d’être de la Commune ».

Revenons maintenant au décret du 16 avril, sur les ateliers abandonnés. Un certain nombre d’ateliers parisiens ont été abandonnés par leurs propriétaires soit à cause de la guerre et du siège de Paris, soit à la suite de l’insurrection. Leurs ouvriers sont au chômage. En réponse à cette situation, la Commune prend un décret qui convoque les chambres syndicales afin qu’elles constituent une commission d’enquête qui aura quatre missions : dresser la liste des ateliers abandonnés et l’inventaire des machines ; présenter un rapport qui établisse « les conditions pratiques de la prompte mise en exploitation non par les déserteurs qui les ont abandonnés mais par l’association coopérative des ouvriers qui y éraient employés » ; élaborer un projet de constitution de sociétés coopératives ouvrières ; et enfin « constituer un jury arbitral qui évaluera les indemnisations ». Car il a été prévu qu’au retour des patrons, il y ait une cession définitive des ateliers aux sociétés ouvrières, mais moyennant indemnisations.

Cent cinquante ans plus tard, alors que le mouvement ouvrier a connu de nombreux débats sur les nationalisations, la question des indemnisations, des expropriations, on peut trouver ce décret assez modéré puisqu’il n’est pas question d’exproprier les exploiteurs en général mais seulement ceux qui ont abandonné leurs usines et leurs ateliers : les capitalistes « défaillants », en quelque sorte. En plus, on projette de les indemniser. Mais il faut se remettre dans le contexte de l’époque qui est celui du développement et de l’expansion capitaliste, où la propriété privée a un caractère absolument sacré et où le patronat est tout puissant. Cependant, le décret – il faut le noter – fait la part belle aux projets coopératifs, sous l’influence donc des adeptes de Proudhon au sein de l’Association internationale des travailleurs. Et pourtant, ce que dit le décret est assez considérable ! Il dit que l’on va arracher les entreprises à leurs propriétaires. Il dit qu’elles vont être confiées aux ouvriers qui y travaillent : c’est la gestion ouvrière, la gestion de la production par les producteurs eux-mêmes, organisés en coopératives. Et, pour faire bonne mesure, le décret ajoute que ce processus sera conduit pas les syndicats…

Dans la pratique, ce processus va se mettre en branle. Mais, comme pour de nombreuses décisions de la Commune, le temps manquera pour aller très loin dans la réalisation. Dans plusieurs branches d’activités, le travail de recensement débute. Des coopératives commencent à se constituer pour postuler à a reprise des entreprises comme, par exemple, l’association des fondeurs de fer de la rue Saint-Maur. Dans le XV° arrondissement, la fonderie Brosse est effectivement réquisitionnée. Cette dynamique s’approfondit : début Mai, le Conseil de la Commune est saisi d’une nouvelle proposition visant à aller plus loin puisqu’il est prévu de réquisitionner non seulement les ateliers abandonnés mais aussi tous les grands ateliers « monopoleurs », ce qui va bien au-delà de ceux qui ont été abandonnés. Le 21 mai, alors que commence la « Semaine sanglante » – la Commune n’a plus que quelques jours à vivre – l’atelier d’armes du Louvre se transforme en coopérative.

Au cours de la seconde quinzaine d’Avril, la Commune va prendre d’autres mesures d’ordre social. Le 20 avril, la Commune interdit le travail de nuit chez les boulangers. Le 25 avril, elle ordonne la réquisition des logements vacants pour y loger les victimes des bombardements versaillais. Le 28 avril, la Commune supprime le système des amendes, des pénalités et des retenues sur salaire auquel étaient soumis les ouvriers. L’œuvre sociale de la Commune s’est développée sous l’impulsion de la Commission du Travail et de l’Échange et sous l’influence des partisans du socialisme, en premier lieu les membres de l’Association internationale des travailleurs.

Dans ce domaine, la mobilisation des femmes a joué un rôle déterminant.

François Coustal