« Les masses ont été à la hauteur de leur tâche. Elles ont fait de cette ‘défaite’ un maillon dans la série des défaites historiques, qui constituent la fierté et la force du socialisme international. Et voilà pourquoi la victoire fleurira sur le sol de cette défaite.
‘L’ordre règne à Berlin !’ sbires stupides ! Votre ‘ordre’ est bâti sur le sable. Dès demain la révolution se dressera de nouveau avec fracas proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi : j’étais, je suis, je serai ! »
Titré « L’ordre règne à Berlin », cet article est publié le 14 janvier 1919 dans le journal révolutionnaire Die Rote Fahne. Rosa Luxemburg commence à tirer les premières leçons de l’échec de l’insurrection spartakiste qui vient de secouer l’Allemagne. C’est aussi l’un des tous derniers textes écrit par Rosa Luxembourg. C’est en effet le lendemain 15 janvier que, sur ordre du gouvernement social-démocrate, elle est arrêtée et exécutée sommairement. Son corps est jeté dans un canal de Berlin. Le gouvernement fait également assassiner des dizaines de militants et de dirigeants (1) du KPD, le Parti communiste allemand (KPD) qui a succédé à la Ligue Spartakus.
En Pologne dont elle est originaire, Rosa Luxemburg a contribué en 1893 à la fondation d’un parti : la Social-démocratie du Royaume de Pologne (et de Lituanie). Mais, à partir de la fin des années 1890, elle s’installe en Allemagne où elle va participer aux débats de la social-démocratie allemande (SPD), jusqu’à son assassinat. Dans ce, il n’est évidemment pas possible de rendre compte ici, dans ce bref article écrit à l’occasion du centenaire son assassinat, de l’ampleur de l’apport théorique et programmatique de de Rosa Luxemburg, qu’il s’agisse par exemple de sa participation aux débats sur la question nationale (2) ou encore de ses analyses sur l’évolution du capitalisme (3). On se contentera donc ici d’évoquer sa lutte contre le réformisme de la droite social-démocrate, ses développements sur la dimension stratégique de la grève de masse, son soutien critique à la révolution bolchévique et sa lutte contre la guerre impérialiste. C’est surtout une incitation aux lecteurs et aux lectrices à se reporter aux textes eux-mêmes (4) qui, souvent, sont lumineux. En annexe, on rappelle aussi un épisode étonnant, illustrant la relation très particulière qui existe entre le courant marxiste révolutionnaire et Rosa Luxemburg.
Réforme sociale ou révolution
L’ouvrage passé à la postérité sous le titre « Réforme sociale ou révolution ?» est composé d’articles écrits par Rosa Luxembourg au cours des années 1998 et 1999 : elle y combat le « révisionnisme » d’Édouard Bernstein, alors l’un des principaux théoriciens du SPD. De fait, au cours de la dernière décennie du XIX° siècle, la social-démocratie allemande connaît un développement considérable au point de constituer un véritable modèle organisationnel et politique pour le reste du mouvement ouvrier international. En effet, en quelques années, le SPD a connu une croissance importante de ses effectifs. Lors des élections, il recueille de plus en plus de suffrages : en 1898, avec 27% des voix, il est désormais le premier parti allemand. A travers le mouvement syndical, son influence sur la classe ouvrière est considérable . Cette influence se nourrit également de la gestion de nombreuses municipalités ainsi que d’un ensemble dense de mutuelles et de coopératives. Cette situation est durablement marquée par un véritable fossé entre, d’une part, un discours officiel très marqué par les références marxistes et l’affirmation du caractère révolutionnaire du combat du SPD et, d’autre part, une pratique nettement plus modérée et institutionnelle. C’est ce fossé que Bernstein souhaite résorber … en alignant la théorie sur ce qui est d’ores et déjà la pratique du SPD et du mouvement syndical !
A l’appui de ses thèses, il convoque une analyse des modifications du capitalisme, la place croissante de la classe ouvrière (allemande) sur la scène politique grâce au suffrage universel, le développement du mouvement ouvrier et de ses « institutions » (comme les mutuelles et les coopératives). A l’opposé de l’option révolutionnaire qui était alors la référence du mouvement social-démocrate, E. Bernstein défend la thèse d’une réalisation progressive du socialisme par la conjugaison du poids grandissant des organisations syndicales, de l’extension des réformes sociales (imposées par le SPD et les syndicats) et de la démocratisation politique de l’État (5) . Il popularise son approche au moyen d’une formule passée à la postérité : « Le but final, quel qu’il soit, n’est rien, le mouvement est tout ».
A l’inverse, dans « Réforme sociale ou révolution ? », Rosa Luxemburg s’attache essentiellement à réaffirmer l’unité profonde qui existe entre but (final) et mouvement, entre socialisme et mouvement ouvrier : « le but final du socialisme est le seul élément décisif distinguant le mouvement socialiste de la démocratie bourgeoise et du radicalisme bourgeois, le seul élément qui, plutôt que de donner au mouvement ouvrier la vaine tache de replâtrer le régime capitaliste pour le sauver, en fait une lutte de classe contre ce régime, pour l’abolition de ce régime ».
Cela passe par la déconstruction des raisonnements de Bernstein, notamment la réaffirmation de l’aggravation (et non de la résorption) des contradictions du système capitaliste : sinon, le socialisme n’est plus une nécessité historique mais, au mieux, une option morale. De même, elle remet à leur juste place – des outils de progrès social dont la seule existence ne remet pas en cause le système – syndicats, mutuelles et coopératives : « Les deux moyens grâce auxquels Bernstein prétendait réaliser la réforme socialiste, à savoir les coopératives et les syndicats, se révèlent donc absolument incapables de transformer le mode de production capitaliste. Bernstein en a lui-même une conscience plus ou moins claire ; il ne les regarde que comme des moyens de réduire le profit capitaliste et d’enrichir les ouvriers, ce qui revient à̀ renoncer à̀ lutter contre le mode de production capitaliste ; il oriente le mouvement socialiste vers la lutte contre le mode de répartition capitaliste ».
Rosa Luxemburg conteste aussi non l’extension de la démocratie politique qui a, en règle générale, accompagné le développement du capitalisme, mais le caractère automatique voire inéluctable de cette extension : « On ne peut établir de rapports universels et absolus entre le développement du capitalisme et la démocratie. Le régime politique est chaque fois le résultat de l’ensemble des facteurs politiques aussi bien internes qu’externes ; à l’intérieur de ces limites il présente tous les différents degrés de l’échelle depuis la monarchie absolue jusqu’à̀ la République démocratique ».
Finalement, Rosa Luxemburg dramatise l’enjeu de ce débat tout à la fois théorique et politique : « Dans la controverse avec Bernstein et ses partisans, ce qui est en jeu – et chacun, dans le parti, doit en être conscient – c’est non pas telle ou telle méthode de lutte, non pas l’emploi de telle ou telle tactique, mais l’existence tout entière du mouvement socialiste ». A peine cinq ans plus tard, l’on assistera effectivement au naufrage de la social-démocratie confrontée à l’éclatement de la Première guerre mondiale. A commencer par le SPD, joyau de la social-démocratie internationale. Un naufrage qui confirme que l’inquiétude manifestée par Rosa Luxemburg ne relevait pas de l’emballement polémique…
Grève de masses, parti et syndicat
Dans cet ouvrage, Rosa Luxemburg tente de tirer un premier bilan de la révolution russe de 1905 et d’indiquer quelques-unes des leçons dont devrait inspirer le mouvement ouvrier, à commencer par la social-démocratie allemande. En fait, en analysant ce qui constitue alors la montée révolutionnaire la plus récente, elle développe une approche profondément novatrice de la grève générale, qui se démarque tout autant de la conception anarchiste « traditionnelle » que de son refus (réformiste) par la droite de la social-démocratie. Elle a d’ailleurs tendance à voir dans ces deux positions des erreurs symétriques.
Pire : pour elle, les débats qui ont lieu en Allemagne sur la grève générale, sa possibilité et son efficacité ne s’appuient pas sur une expérience réelle du mouvement social et constituent des spéculations relativement abstraites, à savoir « un schéma rigide et vide qui nous montre une action politique linéaire exécutée avec prudence et selon un plan décidé́ par les instances suprêmes des syndicats ». A l’inverse, l’analyse sans idées préconçues du mouvement gréviste qui a surgi en Russie permet de renouveler totalement la manière de poser le problème. Pour Rosa Luxembourg, loin de répondre à un plan préétabli par un état-major (syndical ou politique), la grève générale russe traduit l’élan révolutionnaire, la spontanéité et l’inventivité du prolétariat : « La grève de masse telle que nous la montre la révolution russe est un phénomène si mouvant qu’il reflète en lui toutes les phases de la lutte politique et économique, tous les stades et tous les moments de la révolution. (…) Grèves économiques et politiques, grèves de masse et grèves partielles, grèves de démonstration ou de combat, grèves générales touchant des secteurs particuliers ou des villes entières, luttes revendicatives pacifiques ou batailles de rue, combats de barricades, toutes ces formes de lutte se croisent ou se côtoient, se traversent ou débordent l’une sur l’autre, c’est un océan de phénomènes éternellement nouveaux et fluctuants ».
Rosa Luxemburg s’emploie d’ailleurs à analyser précisément, sur une période de plusieurs années les différentes formes de grève qui se sont succédées dans diverses villes de Russie, ce qui lui permet également d’interroger le gradualisme – qui voudrait que les grèves économiques précèdent forcément les grèves et les actions politiques – et, plus globalement, de renouveler l’approche des rapports entre lutte économique et lutte politique : « le mouvement dans son ensemble ne s’oriente pas uniquement dans le sens d’un passage de l’économique au politique, mais aussi dans le sens inverse (…) Lorsque la lutte politique s’étend, se clarifie et s’intensifie, non seulement la lutte revendicative ne disparait pas, mais elle s’étend, s’organise, et s’intensifie parallèlement. Il y a interaction complète entre les deux ».
Pour être complet, il faut bien noter que, dans ce texte, Rosa Luxemburg développe une conception très discutable des rapports entre parti politique et mouvement syndical. Pour elle, il existe indéniablement à la fois une identité entre le parti et le syndicat – « Dans la conscience de millions de syndiqués, le parti et les syndicats ne font qu’un, ils incarnent la lutte d’émancipation socialiste du prolétariat sous des formes différentes » – mais aussi de fait une certaine hiérarchie entre eux car, finalement, « les syndicats sont le produit direct du parti socialiste » et, en conséquence « le mouvement syndical est un élément partiel de la social-démocratie ». Naturellement, il faut resituer ces conceptions dans le contexte de l’époque et, surtout, dans le cadre du combat que mène Rosa contre la droite de la social-démocratie. Or, pour elle, c’est bien bureaucratie syndicale qui constitue la principale base de ces courants droitiers : « Les fonctionnaires syndicaux, du fait de la spécialisation de leur activité́ professionnelle ainsi que de la mesquinerie de leur horizon, résultat du morcellement des luttes économiques en périodes de calme, deviennent les victimes du bureaucratisme et d’une certaine étroitesse de vues ».
La Révolution russe
Dans ce texte paru en 1918, alors même que la social-démocratie – à commencer par la social-démocratie allemande – s’en prend avec vigueur à la révolution russe jugée « prématurée » et aux dirigeants bolchéviques, Rosa Luxemburg leur apporte son soutien résolu : « Tout ce qu’un parti peut apporter, en un moment historique, en fait de courage, d’énergie, de compréhension révolutionnaire et de conséquence, les Lénine, Trotski et leurs camarades l’ont réalisé́ pleinement. L’honneur et la capacité́ d’action révolutionnaire, qui ont fait à tel point défaut à la social-démocratie, c’est chez eux qu’on les a trouvés. En ce sens, leur insurrection d’Octobre n’a pas sauvé seulement la révolution russe, mais aussi l’honneur du socialisme international. »
Néanmoins, ce soutien résolu ne va pas sans une dose importante de critiques. Au niveau programmatique, elle adresse en adresse deux principales aux dirigeants bolchéviques à propos de la politique agricole du partage de la terre et à propos des questions nationales. Sur le premier sujet, elle condamne la reprise à leur compte par les bolcheviks de l’aspiration des paysans à la « prise immédiate et (au) partage des terres ». Pour Rosa : « non seulement ce n’est pas une mesure socialiste, mais elle barre la route qui y mène, elle accumule devant la transformation socialiste de l’agriculture des difficultés insurmontables (…) La réforme agraire de Lénine a créé́ pour le socialisme dans les campagnes une nouvelle et puissante couche d’ennemis, dont la résistance sera beaucoup plus dangereuse et plus opiniâtre que l’était celle de l’aristocratie foncière. » Elle est tout aussi sévère en ce qui concerne les questions nationales et la proclamation par les dirigeants soviétiques du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Alors que les bolchéviques espéraient ainsi gagner les peuples autrefois soumis à l’oppression russe sous le tsarisme grâce à la reconnaissance de leurs aspirations nationales, c’est l’inverse qui se produit : « l’une après l’autre, toutes ces ‘nations’ utilisèrent la liberté́ qu’on venait de leur octroyer pour s’allier à l’impérialisme allemand contre la Révolution russe » (6).
Mais, cette contribution de Rosa Luxemburg est surtout passée à la postérité comme une critique en règle des conceptions de Lénine et de Trotski en matière de libertés politiques. Elle souscrit pleinement à leur décision de dissoudre une Assemblée constituante qui, au vu de la rapidité d’évolution de la situation politique, ne correspondait plus à l’état d’esprit des masses. Elle est parfaitement consciente des conditions effroyables qui sont alors celles de la Russie révolutionnaire, des attaques que subit le nouveau pouvoir et, en conséquence, des limites de ce qu’il peut réaliser : « Ce serait exiger de Lénine et de ses amis une chose surhumaine que de leur demander encore, dans des conditions pareilles, de créer, par une sorte de magie, la plus belle des démocraties, la dictature du prolétariat la plus exemplaire et une économie socialiste florissante ». Pour autant, elle considère que « Le danger commence là où, faisant de nécessité́ vertu, ils créent une théorie de la tactique que leur ont imposée ces conditions fatales ».
C’est pourquoi elle refuse absolument de souscrire à l’argumentation de Léon Trotski lorsqu’il propose de se dispenser du « lourd mécanisme des institutions démocratiques » au motif que ce mécanisme est incapable de traduire l’évolution du pays. A l’inverse, elle se démarque très nettement de toutes les limitations des libertés politiques : « Assurément toute institution démocratique, comme toutes les institutions humaines d’ailleurs, a ses limites et ses défauts. Mais le remède inventé par Lénine et Trotski, qui consiste à̀ supprimer la démocratie en général, est pire que le mal qu’il est censé́ guérir : il obstrue en effet la seule source vivante d’où̀ peuvent sortir les moyens de corriger les insuffisances congénitales des institutions sociales, à savoir la vie politique active, libre, énergique, de larges masses populaires. » Le plus important dans cette approche est qu’elle ne considère pas les libertés politiques – et, plus généralement, la démocratie – comme des concessions à la bourgeoisie, mais comme des conditions nécessaires à l’activité des masses. Ce rappel ne peut que nourrir un regret : pendant près d’un siècle, de telles conceptions ont été marginalisées, au sein du mouvement ouvrier, par l’hégémonie des courants sociaux-démocrates et staliniens. Avec les conséquences dramatiques que l’on connaît.
Toujours est-il qu’en 1918, Rosa Luxemburg se refuse à opposer démocratie et dictature du prolétariat, comme le font aussi bien les sociaux-démocrates que les bolcheviks, les premiers pour choisir la démocratie (bourgeoise) contre la transformation sociale, les seconds pour relativiser la démocratie au nom de la transformation sociale. Avec beaucoup de lucidité, elle prévoit la montée de la bureaucratie : « Sans élections générales, sans liberté́ illimitée de la presse et de réunion, sans lutte libre entre les opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une vie apparente, où la bureaucratie reste le seul élément actif. » Au-delà de la discussion sur la politique menée par les dirigeants bolcheviks, Rosa Luxemburg met en avant un principe dont la portée et la postérité dépassent de loin cette dimension conjoncturelle : « La liberté́ seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté́. La liberté́, c’est toujours la liberté́ de celui qui pense autrement. »
Pour autant, en conclusion de ce texte critique vis-à-vis des révolutionnaires russes, Rosa Luxemburg réaffirme avec détermination son soutien à la Révolution russe et au parti qui l’a conduite : « Lénine, Trotsky et leurs amis ont été́ les premiers qui aient montré l’exemple au prolétariat mondial; ils sont jusqu’ici encore les seuls qui peuvent s’écrier : « J’ai osé́ !« C’est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks. En ce sens, il leur reste le mérite impérissable d’avoir, en conquérant le pouvoir et en posant pratiquement le problème de la réalisation du socialisme, montré l’exemple au prolétariat international, et fait faire un pas énorme dans la voie du règlement de comptes final entre le Capital et le Travail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Et c’est dans ce sens que l’avenir appartient partout au « bolchevisme ». »
Contre la guerre impérialiste
Pour conclure, il faut insister sur le combat résolu contre le militarisme et les guerres impérialistes qui, au-delà de ses apports théoriques, a été une dimension essentielle – et tragique – de l’activité de Rosa Luxemburg. Dès avant la Première guerre mondiale, elle a consacré une part essentielle de son activité à la lutte contre les menaces de guerre : elle sera inculpée pour « incitation publique à la désobéissance », puis pour « insulte vis-à-vis de l’armée ». Après le déclenchement du conflit, elle se dresse contre la guerre et refuse tout union nationale. Elle est alors condamnée et jetée en prison en 1915 (7) où, sous le pseudonyme de Junius, elle rédige le pamphlet intitulé « La crise de la social-démocratie ». Elle s’y livre à une critique impitoyable de la faillite politique et morale de la social-démocratie – allemande et, plus généralement, européenne – face à la guerre, notamment à travers la participation à l’Union sacrée et le vote des crédits de guerre. Elle y démonte systématiquement les arguments des dirigeants du SPD en faveur de la défense du pays ou, pire encore, de la justification de la guerre au nom de la défense de la civilisation européenne contre la barbarie tsariste : « Par son vote spontané́, le groupe social-démocrate n’a abouti qu’à une chose : à attester l’unité́ du peuple tout entier pendant la guerre, à proclamer l’Union sacrée, c’est-à̀-dire la suspension de la lutte de classes, l’interruption de la politique d’opposition de la social-démocratie au cours de la guerre, donc à̀ assumer la coresponsabilité́ morale de la guerre. Par son vote spontané́, elle a marqué cette guerre du sceau de la défense démocratique de la patrie, a contribué́ à tromper les masses sur les vraies conditions et les vraies tâches de la défense de la patrie et contresigné cette mystification. »
Rosa Luxemburg fait ainsi partie de la poignée d’internationalistes qui s’engagent résolument contre la guerre et toute solidarité avec leur propre bourgeoisie. Ainsi, comme Karl Liebknecht et les principaux animateurs de ce qui va devenir la Ligue Spartakus (puis le KPD), alors même qu’elle se trouve en prison, elle soutient les efforts pour dégager un courant de gauche, révolutionnaire, lors de la tenue des conférences de Zimmerwald (septembre 1915) et Kiental (avril 1916). A la fin de la guerre, en 1918, Rosa Luxemburg sort de prison alors que monte la vague révolutionnaire.
François Coustal
Annexe
Rosa Luxemburg et le courant marxiste révolutionnaire
Au-delà de l’admiration pour la révolutionnaire internationaliste, les rapports qu’entretient le courant révolutionnaire avec l’héritage théorique de Rosa Luxembourg ont souvent été marqués par la critique de son « spontanéisme », réel ou supposé. Et, en conséquence, par une propension à décréter un peu rapidement que pour tout ce qui concerne les conceptions de l’organisation révolutionnaire… Lénine avait raison contre Rosa.
Ainsi, il est tout fait symbolique que, au lendemain de Mai 1968, l’une des premières et des plus importantes contributions au débat de fondation de la Ligue Communiste ait été un article de Daniel Bensaïd (et Samy Naïr), publié par la revue Partisans et significativement intitulé : « A propos de la question de l’organisation, Lénine et Rosa Luxemburg ». Les deux auteurs se livrent à une défense intransigeante de la « conception léniniste de l’organisation », nourrie par une lecture enthousiaste de « Que faire ? » Du coup, ils se montrent assez peu indulgents avec Rosa Luxemburg qui fut, en son temps, très critique de telles conceptions. Au point d’écrire : « C’est ce qui échappe à Rosa Luxemburg. Et par-là̀ même elle manifeste que sa compréhension de l’organisation ne se situe pas dans le même ordre : elle est beaucoup plus triviale, parfois émotionnelle, souvent infra-théorique. »
En juin 2008, à l’occasion de la mise en ligne de l’article de Partisans sur le site Europe solidaire sans frontières ( 8) Daniel Bensaïd est revenu sur ce débat dans un court texte introductif : « Quarante an après, une introduction revisitée ». Il y reconnaît quelques exagérations du texte de 1969 qu’il renvoie au contexte de l’époque : Mai 68 venait en effet de donner une nouvelle jeunesse aux critiques systématiques des bureaucraties, mais aussi des organisations qui les génèrent, avec la tentation de faire de Rosa Luxemburg un drapeau dans la critique des partis centralisés, à tort ou à raison.
Naturellement, cette introduction revisitée défend toujours l’apport majeur de Lénine ainsi que la lecture faite par D. Bensaïd de Que Faire ? et la conception extrêmement volontariste du parti qui, pour lui, en découle. Mais il nuance quelque peu le propos : « Incontestablement gauchiste, l’article de Partisans avait cependant le mérite, probablement inconscient à l’époque, de rompre avec l’état d’esprit minoritaire et subalterne qui pousse à̀ agir par procuration, à interpeller les grands partis sur ce qu’ils devraient faire sans oser l’entreprendre soi-même (…) »
Et, surtout, il revient sur le traitement excessif infligé à Rosa Luxemburg : « Teinté d’ultra-bolchévisme juvénile, l’article de Partisans est respectueux mais souvent injuste avec Rosa Luxemburg ». Par la suite, le courant marxiste révolutionnaire (9) a remis Rosa Luxemburg au premier plan de ses références, notamment pour sa critique incisive du réformisme et pour son renouvellement du débat sur la grève générale.
Notes
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Dont Karl Liebknecht, l’un des principaux opposants à la politique d’union sacrée pendant la Première guerre mondiale.
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La Pologne étant alors en partie rattachée à la Russie, le débat sur les questions nationales est particulièrement vif au sein de la gauche révolutionnaire polonaise. Pour Rosa Luxembourg, adepte d’un internationalisme intransigeant, les revendications nationales constituent une diversion par rapport aux combats de classe.
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En particulier : Rosa Luxemburg, « L’accumulation du capital, contribution à l’explication économique de l’impérialisme » (1913)
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Les principales contributions de Rosa Luxembourg ici évoquées – « Révolution sociale ou réforme ? », « grève de masses, partis, syndicats » ou encore « La Révolution russe » – sont des textes courts, incisifs et que l’on peut facilement consulter en ligne, notamment sur le site marxists.org.
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Outre de nombreux articles, Eduard Bernstein développe ses thèses dans l’ouvrage « Les fondements du socialisme et les tâches de la social-démocratie », paru en 1899.
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Naturellement, cette divergence va bien au-delà du débat conjoncturel sur l’analyse de la politique des bolcheviks vis-à-vis des peuples dominés de l’ancien Empire tsariste et de ses conséquences : on retrouve ici les limites de compréhension par Rosa Luxemburg de la question nationale, conception forgée dans les débats du mouvement ouvrier polonais.
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En février 1916, Rosa Luxemburg est libérée ; mais elle est à nouveau placée en internement administratif, à partir du mois de juillet (1916). C’est donc en prison qu’elle écrit ses contributions sur « La Révolution russe » et « La Crise de la social-démocratie ».
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Lire en particulier : Michael Löwy, « Rosa Luxemburg, l’étincelle incendiaire ». (Novembre 2018).