Il faut voir l’ambiance dans l’Assemblée nationale déserte, où seuls une poignée de députés et deux ou trois ministres siègent pour les questions au gouvernement… À un mètre au moins les uns des autres et sans partager les micros… Vigilance… Dans la salle des quatre colonnes qui grouille habituellement de journalistes et d’élus, seul BFM avait dépêché une équipe. Il est vrai que l’Assemblée fut un véritable foyer épidémique et que les mesures de confinement, les gestes barrière, doivent y être respectées. Je veux dire avec force combien la démocratie ne peut être engloutie dans le néant au nom de la crise sanitaire. Nous l’avons vu avec la loi sur les mesures d’état d’urgence sanitaire : les parlementaires, les oppositions doivent pouvoir exprimer leur point de vue. Nous avons argumenté et voté contre, et je vous invite à lire le point de vue tranché d’un avocat pénaliste qui nous alerte sur les dangers en termes de droits et libertés dans la durée. L’exécutif ne peut bénéficier de tous les pouvoirs dans un moment comme le nôtre. Je rappelle que même pendant la Première Guerre mondiale la séparation des pouvoirs fut maintenue.
Hier, j’ai donc posé une question au gouvernement. Pour que la démocratie fonctionne, il faudrait que nous ayons des réponses dignes de ce nom. Ce ne fut pas le cas. C’est la secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances, Agnès Pannier-Runacher, qui m’a répondu – si l’on peut dire… J’ai reçu un commentaire qui résume en ces termes : « Tu dis qu’il faut relancer l’entreprise qui fabrique de l’oxygène, comme le demande les salariés virés, et la ministre te répond qu’il faut féliciter LVMH qui va produire des masques ou des gels. C’est un scandale !!!!! »
J’avais pourtant des questions précises, donnant à voir (dans le temps si court imparti… 2 minutes !) ce que pourrait être un plan de mobilisation sanitaire pour organiser notre réponse, dans la durée. Je les repose ici, en étayant un peu.
Les appels au secours se multiplient sur le défaut de matériels qui met en grave danger les personnels soignants. Un exemple parmi tant d’autres : six jours après les promesses de distribution de masques dans les pharmacies, Christian Lehmann, médecin dans les Yvelines, doit encore se contenter de 50 masques chirurgicaux retrouvés par sa pharmacienne et datant de 2009. Les stocks de masques n’auraient pas dû être détruits et l’histoire de ce scandale d’État est maintenant dans le domaine public. La France a parié sur le grand marché mondial, sur l’importation, et s’est donc dépossédée en matière de souveraineté, de capacité de réaction et de protection. C’est ainsi que l’entreprise Honeywelle Safety a dû arrêter de produire 200 millions de FFP2 par an faute de commande de l’État.
Maintenant, on sait qu’il faut anticiper la fabrication en France. En 48 heures, les Tissages de Charlieu dans la Loire ont modifié leur ligne de production pour en fabriquer 130.000 par jour. L’Atelier Tuffery en Lozère, entreprise éthique, a décidé également de s’y mettre, sans dégager le moindre profit. D’autres entreprises mettent la main à la pâte mais l’État doit planifier cette production d’ensemble, la maîtriser, réquisitionner autant que de besoin dans le monde du textile, et en coordonnant avec d’autres secteurs pour les masques plus protecteurs qui nécessitent des savoir-faire spécifiques. D’où ma question : quelles entreprises l’État va-t-il enfin réquisitionner pour fabriquer des masques, des gants, des sur-blouses ou encore des charlottes ? Quelle chaine d’approvisionnement est mise en place ? Pas de réponse, sinon des remerciements aux industriels, une phrase sur la difficulté à fabriquer des masques homologués en raison des propriétés filtrantes et un vague « nous avons réussi à mobiliser les filières industrielles dans ce combat ».
Les hôpitaux manquent également de bouteilles d’oxygène. Luxfer, seule usine qui en fabriquait en France, a été délocalisée en 2018 mais ses ouvriers implorent une remise en activité. Le gouvernement va-t-il enfin le permettre ? Pas de réponse, en dehors des mêmes termes généraux.
Les cliniques privées demandent à être réquisitionnées. Qu’attend l’État ? Pas de réponse.
La pénurie de gel est aussi préoccupante. Les messages de prévention nous demandent de nous laver les mains avec du savon ou, à défaut, avec du gel hydroalcoolique, mais bon courage pour en trouver. La situation s’est améliorée mais nous sommes nombreux à faire l’expérience de ne pas en trouver dans notre pharmacie. Quelle mainmise de la puissance publique sur les entreprises françaises qui peuvent en fabriquer ? La ministre me répond que la production de gel a été augmentée grâce à LVMH ou Pernod-Ricard et qu’il n’y a pas de manque de gel, ce qui a fait sacrément tousser dans les commentaires sur mes réseaux sociaux…
La France a délocalisé l‘essentiel de la fabrication de paracétamol. Depuis la délocalisation de Rhône-Poulenc, 85% provient des États-Unis et 15% de la Chine. Il semble que nous ayons aujourd’hui deux mois de stocks. J’ajoute que nous manquons également d’intubateurs. Quand et comment le gouvernement va-t-il relancer ces productions en France ? Pas de réponse, en dehors de termes très généraux sur la « reconquête industrielle » et la « relocalisation » à enclencher – après avoir imposé les traités de libre-échange de type CETA, entendre dans la bouche d’En Marche l’objectif de relocalisation, comme s’il avait toujours été là, fait un drôle d’effet…
Je demandais des réponses claires, précises, chiffrées et je me retrouve face à un discours général qui n’est pas de nature à rassurer. En pleine crise sanitaire, on ne peut pas naviguer à vue et compter sur le bon-vouloir des entreprises incitées à contribuer à l’effort national. Puisque le gouvernement se prépare depuis deux mois – le Premier Ministre l’a rappelé avant-hier au Journal Télévisé – la puissance publique devrait maintenant pouvoir dire « nous réquisitionnons telle et telle entreprise pour fabriquer tel produit manquant et nous pouvons vous affirmer que tant de ce produit seront disponibles dans tant de jours ». Je constate que l’idée de réquisitionner est étrangère à des dirigeants totalement acquis aux normes néolibérales. D’ailleurs, le ministre Bruno Le Maire au moment de la privatisation d’ADP ou de la Française des jeux s’était montré sans ambiguïté : l’État n’a « pas vocation à diriger des entreprises concurrentielles ».
Aujourd’hui le ton a un peu changé face aux événements puisque, sur BFM Business le 18 mars, le même ministre disait : « Si pour protéger notre patrimoine industriel il faut aller jusqu’à la nationalisation de certaines entreprises parce qu’elles seraient attaquées sur les marchés, je n’aurai aucune hésitation ». Je dis un peu parce que cela ne relève pas de l’État stratège et protecteur que j’appelle de mes vœux. Il s’agit en gros de socialiser les pertes. Le patron du Medef ne dit pas autre chose quand il plaide pour une nationalisation de certaines entreprises en difficulté. Nous, ce que nous voulons, c’est que l’État se dote des moyens nécessaires pour répondre au défi de la crise sanitaire, et pour cela, les incursions dans la propriété privée ne doivent pas être taboues mais subordonnées à l’intérêt humain, et la mise en commun des richesses doit permettre d’augmenter nos capacités pour répondre aux besoins essentiels.
Je n’ai pas parlé, dans ma question hier, du dépistage mais l’enjeu des tests est aussi décisif. Or pour l’instant, les laboratoires français et les usines manquent de matériel pour fabriquer des kits à cet effet. Nous en fabriquons aujourd’hui environ 5.000 par jour… C’est dire si c’est une denrée rare…. Nous n’avons pas suffisamment de composants pour produire ces tests : les réactifs pour détecter le virus, les bâtonnets qui servent à introduire le réactif dans la narine du patient. C’est d’autant plus dramatique que relever ce défi pourrait modifier la stratégie de confinement dont les méfaits psychologiques, physiques, sociaux sont devant nous. Pour la deuxième fois en quelques jours, des syndicats de soignants ont saisi le Conseil d’État. Ils portent notamment l’exigence de masques pour l’ensemble de la population et un dépistage massif.
Notre santé ne peut pas être indexée sur le profit. Hier matin sur France Info, Bruno Le Maire a invité « à faire preuve de la plus grande modération dans le versement des dividendes » cette année. Je repose ma question, à laquelle je n’ai eu aucune réponse, même évasive : pourquoi une simple invitation verbale et non une contrainte légale, comme vous savez le faire quand il s’agit de contraventions individuelles pour manquement aux règles de confinement ?
Clémentine Autain. Publié sur le site de Regards.