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Irlande du Nord : inquiétudes à la frontière

Le Brexit est dans tous les esprits et toutes les conversations en Irlande, des deux côtés d’une frontière qui a physiquement disparu depuis le processus de paix.

Rappelons qu’en cas de « hard Brexit », sans accord avec Bruxelles, cette frontière serait rétablie. Il s’agirait dès lors non seulement d’une frontière entre la République d’Irlande et le Royaume Uni mais aussi entre l’Union Européenne et le reste du monde. La frontière orientale de l’UE est un exemple de ce à quoi une « hard border » pourrait ressembler : de la Norvège jusqu’à la Mer Noire, on trouve 120 points de passage officiels, qui marquent la limite du marché unique, de l’union douanière ou de l’espace Schengen. Il s’agit d’infrastructures de grande taille, dotées de barrières pour contrôler le passage, assorties de personnel chargé de vérifier les passeports ou d’assurer les contrôles douaniers.

Le long des 500 km de frontière entre République d’Irlande et Irlande du Nord, il y a 208 points de passage routiers officiellement recensés, la plupart situés sur des routes de campagne, presque deux fois plus que sur la frontière orientale. Il s’agirait dès lors de la frontière potentiellement la plus poreuse en Europe.

Or cette frontière a une histoire. Elle a été l’enjeu même du conflit latent ou ouvert depuis l’indépendance en 1922 et la guerre civile qui s’ensuivit, en passant par les campagnes d’attaques de l’IRA dans les années 1950 et, surtout, la répression par le pouvoir unioniste et les autorités britanniques du puissant mouvement des droits civiques surgi dans les années 1960 contre les discriminations subies par la population catholique, et l’éruption qui s’ensuivit, jusqu’aux accord de paix en 1998. Elle fut le lieu de violences multiples. Violences de la puissance coloniale et de l’administration nord-irlandaise, qui s’est appliquée à détruire ces routes à coup d’explosifs, à les bloquer à l’aide de blocs de béton ou de rails de train, militarisation extrême, violences républicaines par le biais d’attentats contre les forces de sécurité, entrainant aussi des victimes parmi les civils. Mais c’est moins à l’IRA que l’armée britannique a dû s’affronter qu’à des mouvements de désobéissance civile organisés par les populations vivant à proximité de la frontière. Le week end, elles participaient à des rassemblements pour boucher les cratères faits par les explosifs ou reconstruire les ponts détruits. L’infrastructure policière et militaire n’est jamais parvenue à rendre cette frontière hermétique.

Au Nord de l’Irlande, la majorité de la population ne veut pas voir sa vie quotidienne bouleversée par le retour d’une frontière, et craint les retombées économiques, mais l’essentiel n’est pas là : beaucoup ont la conviction qu’une frontière rétablie signifierait une reprise des violences et le retour d’un temps de guerre aujourd’hui révolu.

Or les récentes déclarations à la Chambre des communes de Karen Bradley, secrétaire d’Etat à l’Irlande du Nord, ne contribuent pas à calmer ces inquiétudes. En expliquant que les morts causées par l’armée britannique et la police durant les « Troubles », des années 1960 aux années 1990, n’étaient pas des crimes, elle rappelle les pires heures de l’occupation militaire et de la répression, alors même que les familles des 14 victimes du Bloody Sunday, en 1972, sauront dans quelques jours si les soldats britanniques responsables vont être traduits en justice. Cela fait suite à une longue bataille, dont un premier aboutissement fut le rapport Saville, en 2010, qui établissait, contradictoirement à la version officielle du pouvoir britannique, que la totalité des victimes étaient innocentes, et suggérait que les tueurs soient accusés de parjure, de meurtre et de tentative de meurtre.

Face à l’indignation générale, Karen Bradley s’est excusée mais a refusé de démissionner. Cumulée au refus de Theresa May, cédant par là aux Unionistes du DUP (favorables au maintien à tout prix de l’Irlande du Nord au sein du Royaume Uni), de tout compromis sur le « Backstop », qui conduirait à faire de la mer d’Irlande une frontière interne au Royaume-Uni, cette affaire ne laisse rien augurer de bon pour la suite.

Pourtant, les sondages en Irlande du Nord indiquent que le soutien à cette position ultra est minoritaire, même dans la communauté protestante.

En Irlande du Nord, si le Brexit a été minoritaire lors du référendum, ce fut avec de fortes différenciations selon les communautés d’origine et les appartenances politiques. Les électrices et électeurs du très réactionnaire et pro-britannique DUP, sur lesquels Theresa May s’appuie, ont voté à 70% pour la sortie de l’UE. De manière générale, parmi les Protestants, 59% ont voté pour le Brexit, contre 15% seulement parmi les Catholiques, manifestant par là un attachement très différent à l’Europe, à laquelle les Catholiques s’identifient parce qu’elle évite la seule appartenance au giron britannique.

Aujourd’hui, les écarts se sont resserrés. D’après un récent sondage, les électrices et électeurs nord-irlandais rejettent massivement un « hard Brexit », voteraient pour rester dans l’Union Européenne et préféreraient que la frontière commerciale soit matérialisée entre le Royaume Uni et le Nord de l’Irlande qu’entre le nord et le sud de l’île.

Reste une question clivante entre le Nord et la République d’Irlande, et entre Catholiques et Protestant.es. Un tiers seulement des électrices et électeurs du Nord veulent un référendum sur l’unité irlandaise, 32% seulement voteraient en faveur de la réunification s’il avait lieu, et 45% s’y opposeraient. Dans la communauté catholique, on passe à 58% en faveur de l’unité (ce qui n’est pas non plus un raz-de-marée). En République, une petite moitié des sondé.es sont en faveur d’un référendum sur le sujet, et 62% indiquent qu’ils approuveraient la réunification.

En cas de « hard Brexit », dans cette situation contradictoire, le pire n’est donc pas certain, et les éléments existent pour la reconstruction d’un mouvement de désobéissance civile qui, 20 ans après des accords de paix massivement soutenus par la population, pourrait dépasser les frontières religieuses.

Ingrid Hayes