Jeudi 20 janvier, La France insoumise a été le seul groupe à s’abstenir lors du vote de la résolution déposée par le groupe PS à l’Assemblée nationale visant à reconnaître le génocide contre la minorité ouïghoure en Chine. La députée Clémentine Autain était au perchoir, jeudi, pour défendre la position de La France insoumise. Pourtant très engagée dans la cause des Ouïghour·es, la députée de Seine-Saint-Denis explique à Mediapart pourquoi elle a choisi « en conscience » de s’abstenir, à l’instar de ses trois autres collègues de banc (Ugo Bernalicis, Danièle Obono et Mathilde Panot), présent·es dans l’hémicycle.
Quelle est votre réaction au déluge de critiques depuis jeudi ? Notamment celle de Dilnur Reyhan, présidente de l’Institut européen ouïghour, qui vous accuse de les avoir « lâchés »…
Clémentine Autain : J’ai vu les propos de Dilnur, qui m’attristent. Non, je n’ai rien lâché, j’ai énoncé clairement ma condamnation du régime chinois et ma solidarité avec le peuple ouïghour. Et j’ai dit ce que j’avais déjà exprimé dans diverses discussions avec des représentants des Ouïghour·es ou des parlementaires : je ne crois pas juste d’employer dans un texte officiel aujourd’hui le mot « génocide ». Alors que les termes de génocide et de crime contre l’humanité sont de plus en plus confondus dans nos imaginaires, je comprends l’émotion de personnes sincères, notamment parmi les jeunes générations mobilisées pour les Ouïghour·es, qui s’interrogent sur le sens de notre abstention. Nous avons donc à élever le niveau du débat.
Les élu·es du PS, qui ont porté le texte à l’Assemblée, ont également été sévères à votre égard…
Les socialistes surjouent à dessein l’indignation. Lorsqu’Anne Hidalgo nous accuse sur France Info d’avoir été « contre » cette résolution, elle ment, et elle le sait. Je ne suis pas naïve, nous sommes à 80 jours de la présidentielle, mais je suis très en colère contre cette malhonnêteté intellectuelle qui entend faire passer cette abstention pour un signe de complaisance avec le régime chinois. C’est manipuler une cause importante à des fins politiciennes. C’est indigne du sérieux qu’exige un sujet aussi grave.
Pendant ce temps, je vois que personne n’a relevé les propos édifiants de Christophe Castaner, président du groupe La République en marche (LREM), qui a voté pour la résolution reconnaissant un génocide tout en disant qu’« il ne s’agit pas de pointer du doigt un État ». Nous sommes donc prévenus : pour le pouvoir en place, il n’est pas question de changer d’attitude vis-à-vis de la Chine. Les Marcheurs votent la résolution et, en même temps, préparent une délégation aux Jeux olympiques d’hiver de Pékin, continuent à prendre le thé comme le fait Macron avec le président chinois sans évoquer les Ouïghour·es, à nouer des accords commerciaux… Anne Hidalgo met La France insoumise sur le banc des accusés alors que les principaux responsables de l’inaction coupable se paient de mots dans l’hémicycle.
Pouvez-vous réexpliquer pourquoi, alors que vous êtes une défenseuse de la cause des Ouïghour·es, vous vous êtes abstenue ? C’est étonnant, voire incompréhensible…
La façon dont se mènent les débats dans notre pays aujourd’hui n’aide pas à éclairer les esprits ! C’est sans cesse l’injonction à s’inscrire dans des réponses binaires, à choisir entre l’émotion et la raison, alors qu’il faut les raccorder. Ma position a sa cohérence.
Mon discours a été implacable sur la condamnation du régime chinois qui multiplie les crimes à l’égard des Ouïghour·es. Et pour cause : je suis personnellement engagée depuis des années sur ce sujet. J’ai écrit des courriers au président de la République pour lui demander d’agir, j’ai participé à initier un collectif parlementaire en défense des Ouïghour·es dans lequel siègent huit député·es insoumis·es, j’ai manifesté, relayé des pétitions, y compris celles qui comportaient le mot « génocide », pour alerter l’opinion publique sur l’horreur vécue par les Ouïghour·es sans me dissocier du mouvement qui porte cette voix…
À l’Assemblée nationale, nous votons sur des textes officiels qui engagent la France. Or un débat, légitime, existe sur la qualification juridique des actes horrifiants (travail forcé, surveillance, tortures, détentions de masse, viols, fœtus arrachés…) commis envers ce peuple. Il n’y a pas de consensus parmi les scientifiques, historiens, juristes, sur ce mot. Les ONG internationales parlent de crimes contre l’humanité. La déclaration des 43 États de la commission humanitaire de l’ONU d’octobre dernier n’évoque pas le terme de génocide. Je suis historienne de formation et je pense que le choix précis des qualifications n’est pas anodin. C’est un enjeu juridique, politique, stratégique. Il ne s’agit pas de « pinailler », comme l’a suggéré une députée de droite dans l’hémicycle, comme si le travail du législateur n’était pas là pour peser les mots.
Avoir des nuances ou des divergences sur la qualification précise ou les mots d’ordre contre des crimes ne devrait pas empêcher de les dénoncer ensemble. C’est toute l’histoire des mouvements de luttes émancipatrices à l’échelle internationale qui en témoigne.
Pourquoi y a-t-il, selon vous, une différence entre « risque génocidaire » et « génocide » ? Il y a quand même des éléments récents, en premier lieu le rapport du tribunal indépendant de Londres, qui disent qu’on peut aller au-delà de l’expression de « risque génocidaire »…
La notion de « génocide », posée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, implique la volonté de faire disparaître un groupe religieux ou ethnique pour ce qu’il est. Au moment de la Shoah, aucun Juif, même s’il se pliait au régime des nazis, n’avait vocation à rester en vie. La volonté d’extermination systématique caractérise le génocide. Si tant d’intellectuels et de responsables humanitaires préfèrent parler de « crime contre l’humanité », c’est que cette expression juridiquement consacrée permet de traduire la réalité des exactions et des souffrances infligées par le régime chinois.
N’est-ce pas aussi stratégique ? Du fait de la fragilité à ce jour du terme de génocide pour qualifier la situation des Ouïghour·es, la Chine trouvera davantage d’alliés pour récuser l’accusation de « génocide » que celle, irréfutable, de « crime contre l’humanité ». Peut-on discuter ce point ou faut-il se taire pour ne pas être remisé au rayon des suppôts du régime chinois ?
Bien sûr, comme les membres de l’ONU, quand j’ai lu le rapport de Londres, j’ai été troublée. Il donne des raisons de penser qu’il existe un risque génocidaire. Par notre abstention, ce que nous avons voulu marquer, c’est une vigilance sur l’utilisation du mot génocide qui, encore une fois, n’est pas synonyme de crime contre l’humanité. Seulement trois génocides sont reconnus par les Nations unies : envers les Arméniens par l’Empire ottoman, envers les Juifs par les nazis et envers les Tutsis par les Hutus au Rwanda. Ce qu’il faut exiger aujourd’hui, c’est que l’ONU puisse mener les enquêtes pour définir la nature exacte de ce qu’il se passe.
On ne peut pas accuser des spécialistes comme Rémi Castets [maître de conférences à l’université de Bordeaux – ndlr] de légèreté ou de penchants pro-Chinois. Et pourtant, il estime que l’on ne peut pas parler de génocide pour les Ouïghour·es. Ce que je ne trouve pas sérieux, en tout cas, c’est de mépriser le débat des mots, de faire croire que l’affaire est déjà tranchée sur les termes à employer ou encore de balayer d’un revers de la main la stratégie à adopter face à la Chine.
Ce que relève le rapport du tribunal de Londres, c’est justement que le génocide ne veut pas dire forcément des crimes de masse mais la volonté d’annihiler biologiquement un groupe ethnique sur le long terme en ayant recours, par exemple, au contrôles des naissances ou aux stérilisations forcées. Cela veut dire qu’empêcher des enfants de naître est un génocide, même si cela ne ressemble pas complètement à ce qui s’est passé en Allemagne ou au Rwanda…
Le tribunal de Londres a une définition du génocide extensive, qui n’est pas celle qui fait consensus au sein de la communauté internationale. Il me semble que reprendre le terme de génocide suppose un débat plus grand qu’une heure dans un hémicycle.
Mais puisque le texte soumis jeudi est non contraignant, donc symbolique, ne fallait-il pas être plus simplement du côté des victimes ?
Dire que quand on ne vote pas pour cette résolution, on est du côté des bourreaux, vous ne trouvez pas la ficelle un peu grosse, le procédé particulièrement malhonnête ? Vous trouvez que les Marcheurs, qui ont voté cette résolution tout en soutenant un gouvernement qui n’a pas levé le petit doigt de toute la mandature pour les Ouïghour·es, sont mieux placés du côté des victimes ? L’inflation des mots ne peut pas camoufler la faiblesse des actes de ceux qui sont au pouvoir.
Considérez-vous donc qu’il n’y a aucune intention de la part du régime chinois d’annihiler un groupe ethnique, une culture, parce qu’ils sont ouïghours ?
Je ne suis pas capable d’affirmer que c’est un génocide parce que je me fie au monde universitaire, aux ONG qui travaillent sur la question, aux travaux de l’ONU. L’urgence absolue, c’est de se fédérer contre les crimes contre l’humanité du régime chinois et de prendre des initiatives de rapport de force avec la Chine.
La polémique est très forte parce qu’en arrière-fond, beaucoup de gens reprochent de longue date à Jean-Luc Mélenchon une certaine mansuétude vis-à-vis du régime chinois. Il n’était pas présent hier à l’Assemblée, et n’est d’ailleurs pas membre du collectif de soutien des Ouïghour·es dans lequel siègent huit député·es insoumis·es… Pourquoi Jean-Luc Mélenchon qui est, comme vous, membre de la commission des affaires internationales au Parlement, n’est-il pas venu défendre la position au perchoir ?
Je ne suis pas porte-parole de Jean-Luc Mélenchon. Pour ce qui est de la condamnation du régime chinois, c’est écrit noir sur blanc dans mon intervention d’hier. Et je vous fais remarquer qu’il était en meeting à Strasbourg et qu’il n’était pas le seul absent de marque : le ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian n’a même pas pris la peine de faire le déplacement, ce que personne n’a relevé. Voici la démonstration éclatante du volontarisme macroniste sur le sujet.
Est-ce que cette séquence peut être délétère pour la campagne de Jean-Luc Mélenchon ? On sait que la cause des Ouïghour·es est très portée par les jeunes notamment, qui sont une part importante de votre électorat…
Je vote en conscience, et pas en fonction du contexte présidentiel. Je fais le pari de l’intelligence et de la rigueur intellectuelle du débat, même si je constate depuis hier que c’est un pari audacieux… Dans deux semaines, une résolution de Liberté et territoires portée par la députée Frédérique Dumas devrait être débattue sur le même sujet, texte qui me semble plus solide juridiquement, qui propose une série de mesures concrètes à mettre en œuvre et qui parle de « risque génocidaire ». Je voterai ce texte.
Propos recueillis par François Bougon et Pauline Graulle