La recrudescence des actes et provocations de l’extrême-droite, au début mai, sur laquelle il n’est pas besoin ici de revenir en détail, a provoqué un grand émoi chez les commentateur-trice-s de toute espèce, qu’ils soient journalistes ou politiques. Comme si l’on découvrait soudain le pouvoir de nuisance de « l’ultra-droite », catégorie policière inventée pour éviter de nommer avec précision cette nébuleuse de groupuscules, parfois rivaux, parfois adversaires, parfois alliés ou supplétifs du Rassemblement National et de Reconquête.
Il est vrai que l’apparition de quelques centaines de néo-nazis, tout de noir vêtus, défilant dans les rues de Paris, ou la parade des fleurs de lys défiant la « gueuse » au prétexte de rendre hommage à Jeanne d’Arc, ne pouvait que surprendre toutes celles et ceux qui levaient les yeux au ciel quand on leur parlait de exactions de plus en plus fréquentes et violentes de groupes identitaires dans les rues de nombreuses villes en France depuis plusieurs mois ou qui préféraient pérorer sur « l’ écoterrorisme » en œuvre à Sainte Soline ou sur le caractère anti-républicain de la NUPES.
Cette émotion superficielle, ces indignations à retardement, ces doctes débats de plateaux télévisés ont représentés une aubaine pour le gouvernement et, en particulier, Gérald Darmanin. On allait voir ce que l’on allait voir. Et de rappeler que certains de ces groupes violents avaient été diligemment dissous par le passé… avec le succès, bien souvent plus que mitigé, que l’on connait quand on voit, par exemple, à quelle vitesse les Zouaves Paris s’étaient reconstitués sous la forme du GUD renouvelé ou que Génération Identitaire n’avait eu aucun mal à essaimer sous formes de nombreuses franchises régionales. Et d’annoncer, à grands roulements de tambours, qu’on allait demander aux préfets de prendre des arrêtés d’interdiction de toutes nouvelles manifs comparables à celle du 6 mai et refiler la patate chaude à la justice. Quitte, d’ailleurs, à prendre le risque de se voir désavoué par cette même justice et à procurer quelques petites victoires à bon marché à l’Action Française, par exemple, tout émoustillée de voir finalement son hommage à la Pucelle autorisé par le juge des référés.
Bref, beaucoup de bruit pour rien et, en passant, la validation de l’usage des drones pour surveiller les manifs « susceptibles de troubler l’ordre public » mesure dont on sait bien à quelles occasions elle sera mise en œuvre !
La poussière n’arrêtant pas de voler, elle a tout de même fini par atteindre le Rassemblement National, quand deux de ses principaux fournisseurs d’outils de communication, amis de jeunesse de Marine Le Pen, trésoriers de son micro-parti « Jeanne » et dirigeants du GUD des années 90, Axel Loustau et Olivier Duguet ont été repérés paradant ouvertement à la manifestation du 6 mai. Colère de Marine Le Pen, malaise de Jordan Bardella, divisions dans le groupe parlementaire RN quant à l’attitude à tenir vis-à-vis de ces encombrants prestataires de service, trop biens au fait des petits secrets du RN…Pour la minorité présidentielle, l’occasion était trop belle, elle allait pour une fois détourner ses canons de la NUPES et de la France Insoumise, et viser le Rassemblement National.
Et là, on a rarement entendu plus grande cacophonie…. Elisabeth Borne commence par déclarer, sur Radio J, le dimanche 29 mai, que Marine Le Pen est une héritière de Pétain, pour être « recadrée » dès le lendemain par Emmanuel Macron, qui juge que rappeler le passé n’est pas la bonne façon de combattre le RN. Il est, à son tour, « recadré » par Bruno Le Maire qui insiste alors sur la continuité entre les fondateurs du FN et l’actuel Rassemblement. Notre Président est alors contraint de faire machine arrière, concédant qu’il avait juste voulu insister sur le fait qu’il fallait s’opposer à la politique et au programme actuels du RN, sans culpabiliser ses électeurs en les traitant de fascistes. Aurore Bergé (experte bien connue en antifascisme) semble mettre un point final à cette séquence en expliquant que le meilleur moyen d’apparaître comme le meilleur opposant au RN étant de valoriser l’action du gouvernement…
Immense embarras et grande confusion ! Il ne faut tout de même pas oublier toutes les compromissions de la Macronie qui n’a pas hésité à favoriser l’élection de plusieurs députés RN, qui a permis l’accession de deux d’entre eux à une vice-présidence de l’Assemblée Nationale, qui n’a pas tari d’éloges sur la « responsabilité » de ses élus lors des débats sur la réforme des retraites. De même, les gages donnés depuis plusieurs années à l’extrême-droite sont assez nombreux, interview d’E. Macron à Valeurs Actuelles, semi réhabilitation de Pétain à l’occasion du centenaire de l’Armistice de novembre 1918, reprise par divers ministres de propos équivoques sur l’islamo-gauchisme ou la lutte contre le « wokisme », pour que l’on s’interroge sur la réelle volonté de combattre le RN ou sur la bien plus réelle volonté de s’emparer de ses thèmes de prédilection, sécurité, immigration, décadence et de les intégrer dans le débat public. La loi Immigration en préparation par Gérard Darmanin, ou les mesures qui visent à culpabiliser et à marginaliser toujours plus les demandeurs d’emploi ou les plus précaires, en sont des exemples frappants, à relier aux pratiques de moins en moins démocratiques et de plus en plus répressives à l’encontre de toutes les formes d’opposition.
Que les choses soient claires, la lutte contre l’extrême-droite sous toutes ses formes, contre cet ensemble qui va du Rassemblement National aux groupuscules les plus violents et les plus ouvertement racistes n’est pas une question morale. Les appels aux interdictions de manifester ou à la dissolution de telle ou telle structure ne peuvent être considérés qu’avec la plus grande prudence, faute de quoi il serait si simple de les retourner contre l’ensemble du mouvement social. La lutte contre le RN et ses alliés doit être menée sur plusieurs plans. Tout d’abord l’exigence d’enquêtes sérieuses et d’application de la loi à chaque acte de violence contre des personnes ou des organisations politiques, sociales, associatives, comme celles qui se succèdent quasi quotidiennement, sans interruption depuis plusieurs mois. Et dans ce cadre, les éventuelles mesures de dissolution doivent être réellement suivies d’effet. La dénonciation des campagnes de haine sur les réseaux sociaux et le soutien apporté à leurs victimes, doivent être organisés localement aussi bien que sur le plan national dans la plus large unité possible.
Plus généralement, le simple rappel historique, l’agitation rituelle de l’épouvantail du fascisme ou du nazisme ne saurait tenir lieu d’orientation politique. La lutte contre le RN, l’antifascisme, nécessitent aujourd’hui une articulation complète. Il nous incombe d’élaborer un récit politique crédible à opposer à celui, simpliste et fallacieux, de l’extrême-droite, de démontrer que la guerre des pauvres contre les pauvres, telle qu’elle est mise en place par les mesures contre « l’assistanat » ou « les migrants » accentue la division sociale, l’isolement et la marginalisation. Déconstruire sans cesse le discours de l’extrême-droite, mettre en lumière ses mensonges et ses outrances, la violence qui s’exprime tant en paroles qu’en actes contre des cibles toujours plus nombreuses, sans oublier de faire le lien avec le passé et les exemples de résistance, recréer du lien social et militant autour d’initiatives unitaires sont les tâches auxquelles nous devons faire face.
Les initiatives, colloques, concert, manifestations, qui ont accompagné les commémorations du dixième anniversaire de l’assassinat de Clément Méric, sont un premier pas dans ce sens, mais nous nous heurtons encore aujourd’hui à un sentiment d’incrédulité, d’impensable, devant une possible arrivée au pouvoir du RN en France. Les exemples des pays nordiques, d’Israël, d’Italie et la poussée de partis d’extrême-droite dans plusieurs autres pays européens devraient pourtant nous inciter à recréer les cadres unitaires qui donneront tout leur sens aux débats, formations et mobilisations nationales et internationales, dont l’urgence est de plus en plus pressante.
Camille Boulègue