C’est en juillet 1979 que le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) prend le pouvoir au Nicaragua. C’est l’aboutissement d’un processus original dont la dernière étape s’est déroulée au printemps 1979 avec l’appel à la grève générale lancée le 4 juin par le FSLN. Cette phase finale a été préparée par plusieurs grèves générales, des insurrections partielles et un long travail d’usure des forces de répression menée des actions de guérilla. La grève générale se transforme alors en insurrection urbaine massive, notamment dans la capitale (Managua) avec apparition de différents organes d’auto-organisation, embryons du pouvoir populaire.
Le Front sandiniste de libération nationale
Le Frente Sandinista de Liberacion Nacional (FSLN) s’est constitué en juillet 1961, notamment sous l’impulsion de Carlos Fonseca et Tomas Borge. Son nom est une référence à Augusto Sandino, le « Général des Hommes Libres », dirigeant de la guérilla entre 1927 et son assassinat en 1934. Le principal objectif du Front sandiniste est alors le renversement du régime dictatorial d’Anastasio Somoza, régime soutenu par les États-Unis. En 1969, le FSLN publie son programme, construit autour de revendications démocratiques et sociales, dont un projet de réforme agraire. Au cours du début des années 70, le mouvement de guérilla subit les coups de la répression.
En 1976, du fait de désaccords sur la stratégie, le FSLN se divise en trois tendances : la tendance prolétarienne qui agit essentiellement en milieu urbain), la tendance guerre populaire prolongée – animée par Tomas Borge, elle s’appuie essentiellement sur des actions de guérilla rurale – et la tendance « terceriste » (ou insurrectionnelle) animée par Daniel Ortega (1). Après plusieurs années d’existence et d’activités séparées, les trois tendances se réunifient en 1979, dans la perspective de l’offensive générale contre le régime somoziste, en juillet 1979.
Économie mixte et pouvoir populaire
Au-delà de spécificités nationales, la révolution nicaraguayenne possède de nombreux points communs avec les mobilisations de masse et les processus politiques qu’ont connu d’autres pays du continent – à commencer, bien sûr, par Cuba – notamment quant aux causes profondes des explosions populaires : la lutte contre un régime autoritaire, dictatorial et corrompu ; le caractère insupportable des inégalités sociales ; une dimension patriotique face à l’omniprésence de l’impérialisme des États-Unis. Un triple ressort, donc : démocratique, social et anti-impérialiste. Comme d’autres gouvernements progressistes latino-américains, le gouvernement sandiniste est durablement confronté à une question primordiale : comment riposter aux pressions nord-américaines destinées à le faire renoncer à la satisfaction des besoins populaires et à le ramener dans le « droit chemin » de la soumission aux multinationales ?
Les premières mesures prises par le gouvernement sandiniste sont l’expropriation des biens détenus par le dictateur, sa famille et son clan. On est donc plus dans le registre de la «nationalisation sanction» que dans celui de la socialisation de l’économie. Cela dit, ces mesures d’expropriation sont loin d’être uniquement symboliques : effet, le secteur de l’économie qui était détenu par le clan Somoza constituait une partie minoritaire mais non négligeable des activités économiques du Nicaragua.
A l’issue de ce processus et de manière durable, le secteur aux mains de l’État (sandiniste) représente globalement 40% de l’économie. Les Sandinistes théorisent cette situation – un secteur étatisé́ important et un secteur privé qui demeure majoritaire dans l’économie nationale – sous l’appellation «économie mixte» (2). Cette réforme s’accompagne de la relance de l’économie – mais au prix d’une aggravation de l’endettement – et de nombreuses mesures sociales en matière de salaires, de subvention des produits de première nécessité (à commencer par les denrées alimentaires) et d’accès à la santé. Sur le plan de la culture et de l’éducation, une vaste campagne d’alphabétisation est lancée et donne rapidement des résultats : en quelques années, l’analphabétisme recule et passe de près de 60 % (avant la victoire sandiniste) à moins de 15 % à la suite des mesures mises en œuvre par le pouvoir sandiniste.
En parallèle, le pouvoir sandiniste développe les mécanismes d’organisation à la base et de pouvoir populaire, à travers les Comités de défense sandinistes (CDS), les milices populaires, les syndicats ouvriers – la Centrale sandiniste des travailleurs (CST) – ou des salariés agricoles (ATC), les associations paysannes (UNAG), les mouvements de femmes (AMNLAE) ou encore de jeunes (Jeunesse sandiniste-19 juillet).
Le fonctionnement du FSLN lui-même est nettement moins démocratique : sa direction est assez largement cooptée et la structure exécutive – les « neuf commandants » – n’est pas élue. En réalité, ce mode d’organisation résulte du processus de réunification entre les trois tendances du FSLN : chaque tendance a alors désigné ses trois représentants.
Mobilisations et défense du processus révolutionnaire
Dès la prise du pouvoir par les Sandinistes, le processus révolutionnaire se heurte à la contre-offensive de la bourgeoisie nicaraguayenne et à l’agression nord-américaine. Pour l’essentiel, cette contre-offensive prend diverses formes, à commencer par de virulentes campagnes de propagande antisandiniste : en effet, la majorité des organes de presse reste aux mains de la bourgeoisie nicaraguayenne qu’il s’agisse d’anciens somozistes ou de courants du centre droit autrefois opposés à Somoza mais hostiles aux Sandinistes. Mais la confrontation entre le pouvoir populaire et ses adversaires sort assez vite du cadre de la stricte lutte idéologique et politique. Très rapidement, les États-Unis imposent un embargo draconien destiné à aggraver les difficultés économiques. Concernant un pays très pauvre et dépendant, les effets de l’embargo sont tout à fait réels, notamment en matière de ravitaillement. Et, surtout, les États-Unis organisent, arment et financent des groupes de guérilla, les Contras. Cette guerre fera des milliers de victimes.
L’année 1984 s’ouvre sur une nouvelle étape de l’agression nord- américaine : les États-Unis minent les ports du Nicaragua, de façon à perturber la circulation des navires, toujours dans l’objectif de provoquer ou d’aggraver les problèmes de ravitaillement. Les États-Unis seront d’ailleurs condamnés par la Cour de Justice internationale… mais refusent alors de reconnaître son autorité.
La gauche radicale avec le Nicaragua
Pendant les dix années que dure le pouvoir sandiniste, au niveau international (notamment en France) la gauche révolutionnaire développe une importante activité de soutien politique et de solidarité avec le développement du processus révolutionnaire. Elle impulse la création de comités de solidarité avec le Nicaragua sandiniste où l’on retrouve des militants d’origines différentes : extrême gauche, tiers-mondisme, courants chrétiens progressistes (3), etc. Outre le soutien à la révolution sandiniste et de dénonciation de la Contra et de la sale guerre menée par les États-Unis, l’une des principales activités des comités Nicaragua est l’organisation de brigades de solidarité.
Ainsi des militants et des militantes venues de France, mais aussi d’autres pays européens et mêmes du Canada et des États-Unis se rendent pour des séjours de plusieurs semaines (voire plusieurs mois) au Nicaragua. Là, ils participent à diverses tâches matérielles de reconstruction, suite aux destructions provoquées par l’armée de Somoza (ou, ultérieurement, par les contras) ou par les inondations : construction ou reconstruction de ponts, de routes et d’écoles. D’autres « brigadistes » participent aux récoltes, notamment la récolte du café. Ces expériences de travail bénévole permettent également de multiples contacts avec les Nicaraguayens et les différentes organisations de masse, comme les Comités de défense sandinistes (CDS), les milices, les organisations de femmes ou encore les syndicats. Globalement, sur plusieurs années, ce sont des milliers de sympathisants « occidentaux » de la révolution sandiniste qui participent ainsi aux brigades de solidarité.
La révolution sandiniste en débats
Malgré le blocus et la guerre intérieure, le Front sandiniste décide d’affronter le verdict populaire à travers l’organisation d’élection. En novembre 1984, le candidat du Front sandiniste, Daniel Ortega, remporte l’élection présidentielle avec 63% des suffrages. Près de 5 ans plus tard, en février 1990, les Sandinistes acceptent un résultat électoral défavorable et perdent le pouvoir après la victoire d’une coalition soutenue par les États-Unis. Cette acceptation globale du suffrage universel constitue un thème de débat au sein du mouvement sandiniste et, surtout, de ses soutiens internationaux.
En effet, au sein de la gauche révolutionnaire internationale, nombreux sont ceux qui demeurent réticents vis-à-vis des processus électoraux. Au-delà même des objections de principe à propos de la démocratie représentative, il existe quelques arguments plus spécifiques et concrets qui demandent à être pris en considération : peut-on réellement parler d’élections libres – une expression tellement galvaudée par la propagande occidentale et la presse mainstream – alors que le pays est confronté au sabotage économique, au blocus nord-américain et à une véritable guerre civile importée ?
Pourtant, les Sandinistes tiendront bon sur le respect du suffrage universel, dans la victoire comme dans la défaite. Il n’est pas inintéressant de noter que, dans cette approche, ils recevront le soutien du courant marxiste révolutionnaire, parfois à contre-courant du sentiment dominant au sein de la gauche révolutionnaire. Ainsi, en septembre 1984, Ernest Mandel (4) confie au quotidien brésilien Em Tiempo : « ce qui doit être clair, c’est que les principes du pluralisme politique que notre courant de la gauche internationale a prêché pendant des décades sont pour la première fois appliqués, et dans des conditions très difficiles. La conclusion politique que nous devons tirer de cette expérience est que le pluralisme politique, les libertés politiques, la démocratie prolétarienne et socialiste ne sont pas un luxe, ne sont pas une concession à la bourgeoisie. Non, il s’agit d’une source de force politique ». Cette appréciation est confirmée dans Critique Communiste (5) de novembre 1984 où Michael Lowy insiste sur l’importance de la démarche des Sandinistes : « Il s’agit d’une expérience d’importance historico-mondiale : pour la première fois depuis la dégénérescence bureaucratique de l’URSS, une révolution au pouvoir donne l’exemple d’une démocratie authentique et pluraliste ».
Plus généralement, au-delà de la question du suffrage universel et de son respect, les débats sur l’organisation du pouvoir et la démocratie au Nicaragua font également émerger une proposition originale : une fois entériné le principe de l’élection de l’Assemblée – et du Président – au suffrage universel, cette assemblée ne pourrait-elle pas être complétée par «une deuxième chambre», une « assemblée des travailleurs », représentative des mouvements sociaux et des organisations de masse comme les CDS, les syndicats, les mouvements de femmes et de jeunes ? La proposition a été débattue au Nicaragua, lors des premières années de la révolution. Elle n’a pas été retenue par les Sandinistes. Mais elle reviendra très souvent dans les différentes discussions sur le socialisme qui, périodiquement, traversent la gauche radicale.
Cela, naturellement, ne dispense pas de se poser la question de savoir pourquoi le pouvoir sandiniste a su, dans un premier temps, gagner la confiance de la population nicaraguayenne et pourquoi, ensuite, il l’a perdue. Naturellement, comme on l’a rappelé, les Sandinistes ont été confrontés à une offensive impérialiste de grande ampleur aux conséquences considérables sur la situation économique et, partant, sociale du pays. Mais l’on peut aussi s’interroger sur le rôle des choix économiques et sociaux faits par le gouvernement sandiniste.
Dans les mois qui précèdent l’échec électoral sandiniste de 1990, la situation devient critique, notamment en matière d’approvisionnement. Cela se traduit par une augmentation des prix, l’inflation, le développement d’un «marché libre» et le gonflement du secteur informel. Un tournant de la politique économique se produit en 1985 avec, certes, l’augmentation des salaires, mais aussi la libération des prix et la suppression des subventions. À la recherche de fonds pour financer les investissements, les Sandinistes finissent par reprendre à leur compte de vieilles recettes imposées aux économies dominées, à savoir «des mesures conçues pour favoriser le secteur capitaliste agro-exportateur et l’inciter à produire, et ceci dans une situation de conflit larvé avec une part importante de la bourgeoisie ». La faible productivité du secteur public, qui conduit le pouvoir sandiniste à tenter de « baser le salaire sur la productivité du travail» avec, comme conséquence, le mécontentement que l’on imagine des salariés concernés. En pratique, on s’éloigne alors de « l’économie mixte » : c’est le marché qui impose sa loi.
Malheureusement, les étapes ultérieures du sandinisme constituent une véritable tragédie. A l’issue de la défaite de 1990, après trois échecs électoraux successifs et une quinzaine d’années dans l’opposition, Daniel Ortega est à nouveau élu Président du Nicaragua en 2006. Mais ce nouveau mandat n’est en rien la continuité du pouvoir révolutionnaire sandiniste des années 80. Le FSLN est désormais membre de l’Internationale social-démocrate. De nombreux dirigeants et dirigeantes historiques de la révolution sandiniste ont abandonné la politique ou se trouvent aujourd’hui dans l’opposition (6). Daniel Ortega et Rosario Murillo dirigent aujourd’hui un régime dictatorial et corrompu, qui réprime dans le sang les classes populaires nicaraguayennes.
François Coustal
Notes :
- La discussion entre les différents courants du FSLN ainsi que, plus généralement, les questions stratégiques posées par la révolution nicaraguayenne sont traitées dans diverses contributions. Lire notamment Daniel Bensaïd, « Managua-Petrograd, et retour… », Critique Communiste n° 29 (4éme trimestre 1979) ou encore Charles-André Udry, « La révolution nicaraguayenne », Critique Communiste n° 43 (spécial été 1985)
- La situation au Nicaragua sandiniste est alors marquée par cette contradiction majeure : l’économie demeure une économie de marché où le secteur capitaliste est dominant ; en même temps, l’état capitaliste s’est effondré et le pouvoir politique et étatique procède de l’armée sandiniste.
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Le gouvernement sandiniste compte alors dans ses rangs plusieurs prêtres proches de la théologie de la libération, dont Ernesto Cardenal (ministre de la culture) et Fernando Cardenal (ministre de l’Éducation). Ils seront publiquement « réprimandés » par Jean-Paul II, pape réactionnaire…
- Interview d’Ernest Mandel au quotidien brésilien Em Tempo, septembre 1984.
- Carlos Rossi (Michael Löwy), « Démocratie révolutionnaire et élections au Nicaragua », Critique communiste, n° 35, novembre 1984.
- Lire, par exemple, la contribution de Monica Baltodano, ancienne Commandante de la guérilla sandiniste, publiée sur les sites A l’encontre et Mediapart.