Entretien avec Clémentine Autain
ContreTemps : À l’heure où nous parlons, la crise sanitaire a complètement recouvert le contexte politique précédent avec notamment la lutte contre le projet Macron de réforme des retraites. Macron vient lui-même d’effacer en quelque sorte cette séquence par un moratoire. La réforme de l’assurance-chômage est reportée de 6 mois, etc. Comment analyses-tu cette nouvelle phase ? Macron pourra-t-il revenir en arrière ?
Clémentine Autain : Nous sommes totalement concentrés sur la crise sanitaire. C’est un évènement tragique inédit qui bouleverse tout. Entre la peur de la mort et la dureté du confinement, les préoccupations se concentrent sur notre système de santé et les difficultés économiques engendrées par le confinement. Le moment est très anxiogène. Il l’est d’autant plus que Macron et le gouvernement semblent naviguer à vue. Nous payons des décennies de politiques néolibérales qui ont précarisé les travailleuses et travailleurs, et démantelé les services publics. L’hôpital public a payé particulièrement cher alors que ce secteur est vital. En pleine crise sanitaire, tout le monde peut voir le terrible résultat du manque de lits et de personnels, d’une recherche rivée sur la rentabilité à court terme, d’une production délocalisée et mal anticipée qui nous met en défaut de masques, de gel, de tests ou d’intubateurs. L’État est incapable de réquisitionner et d’organiser la fabrication du matériel qui manque cruellement. Il a émis 25 ordonnances qui broient le Code du travail – la semaine de 60 heures devient possible, les dimanches et vacances sont remis en cause… –, mais on y trouve aucune nationalisation, aucune contrainte sur les revenus du capital pour mettre au pot commun dans ce moment social et économique si difficile. La façon dont le gouvernement gère la crise sanitaire est totalement conforme à son orientation néolibérale et autoritaire. Si Emmanuel Macron a prononcé de jolis mots pour rendre hommage aux personnels médicaux et louer l’État providence, il ne faut pas se tromper : la crise sanitaire est l’occasion de préparer tout le monde à un choc de dérégulation économique et à la mise sous surveillance de nos libertés. Le report de la loi sur les retraites et le moratoire sur celle concernant l’assurance chômage, c’est au fond reculer pour mieux sauter. Quand le pays sera plongé dans la récession, la macronie ne manquera pas de demander aux Français de « faire des efforts ». Cela signifiera concrètement moins de droits et protections pour le grand nombre au nom d’une relance productiviste pour remettre en route, as usual, la machine financière et la logique de compétitivité. Je ne crois pas que le gouvernement révisera le sens de ses contre-réformes. C’est pourquoi nous devons être à l’offensive. Il est difficile de savoir comment la population va sortir de cette séquence, dont on ne connaît pas encore le bout. Mais nos partis pris seront sans doute plus audibles car nous aurons fait collectivement l’expérience de ce qui a manqué. Défendre les services publics, la relocalisation de l’économie, le partage des richesses, le développement des biens communs, la solidarité et l’entraide prendra une tournure particulièrement concrète.
CT : La LREM ayant échoué aux élections municipales, Macron n’est-il pas en train de se projeter sur une autre séquence, comme si la précédente devait être oubliée ? Ce qu’il a déjà fait avec les Gilets jaunes.
C. A. : Probablement ! Nous n’avons pas eu le temps et la disponibilité d’esprit de faire le bilan des résultats du premier tour des élections municipales. D’ailleurs, nous ne savons pas comment va s’organiser la suite… Mais la macronie a pris un coup sur le carafon. La colère à son égard s’est traduite dans les urnes. Macron espère sans doute se refaire en jouant le chef de guerre dans la crise et en pariant sur une improbable unité nationale. Les enquêtes d’opinion montrent pourtant que les Français n’ont pas confiance en lui pour faire face au Covid19. La défiance est majoritaire. Le sentiment d’impréparation et de messages contradictoires est un élément important. Peut-être s’y ajoute la prise de conscience que le modèle social de LREM nous conduit dans le mur. C’est cet enjeu du sens à faire société que nous devons porter haut et fort.
CT : Que penser du discours actuel du pouvoir ?
C. A. : La rhétorique guerrière dans laquelle Macron s’est engagée est complètement inappropriée. La culpabilisation des individus est indécente. Les dispositions légales, avec leur lot d’amendes, sont sévères à l’égard des individus – et je constate une adhésion massive à ce contrôle, qui n’est pas sans poser question… Mais les entreprises comme Amazon qui ont continué à faire travailler leurs salariés sans protection sanitaire digne de ce nom dans des entrepôts de plus de 500 personnes ne sont pas inquiétées. Pire, la ministre Pénicaud a encouragé les entreprises à maintenir leur activité, même quand elle n’est pas essentielle. Ce serait, dit-elle, une marque de civisme ! Pendant ce temps, le ministre Bruno Le Maire a invité les grandes entreprises à ne pas verser trop de dividendes cette année. Pourquoi une simple invitation verbale, sans aucune contrainte légale ? D’ailleurs, Boursorama annonce que le CAC 40 s’apprête à verser des dividendes records au printemps 2020.
Le pouvoir perçoit bien qu’il y a un problème dans la poursuite de la même logique politique. Il tente de trouver des mots pour montrer qu’il entend, qu’il comprend, qu’il va réorienter. Mais, au fond, il ne peut pas se défaire de ses convictions profondes.
CT : Quel bilan tires-tu de la phase de ton travail parlementaire qui s’est inscrite après le meeting unitaire du 11 décembre à Saint-Denis, avec les discussions pour parvenir à une déclaration commune des forces de gauche et écologistes ?
C. A. : Les groupes de gauche au Parlement ont partagé le combat contre la loi sur les retraites de façon assez convergente, même si chacun avait son style, ses propres fils conducteurs. En revanche, pour bâtir un contre-projet, ce fut nettement plus difficile. Le cadre de travail était à mon sens déséquilibré puisque la France insoumise n’a pas souhaité y participer. Par ailleurs, la méthode du consensus nous a tiré vers le moins-disant. Le document final était assez décevant, même s’il avait le mérite d’afficher la volonté de créer du commun. Par ailleurs, avec le groupe socialiste, insoumis et communistes avons eu quelques difficultés à nous mettre d’accord sur la stratégie. Nous étions partant pour une motion de censure bien plus tôt, mais les socialistes s’y sont opposés.
CT : Quels ont été les débats, les divergences et les convergences entre députés à ce moment-là ? Portaient-elles sur des problèmes de fond sur le « dossier retraites » ou des problèmes de postures ou tactiques politiques ?
C. A. : Les deux. Sur le fond, les socialistes voulaient par exemple valoriser la loi Touraine et n’étaient pas prêts à une grande rupture dans notre système. Sur la stratégie, je crois que les socialistes misaient sur un profil constructif vis-à-vis du projet de loi quand communistes et insoumis avaient clairement décidé une opposition en bloc.
CT : Comment comprendre l’attitude du PS ?
C. A. : N’oublions pas qu’il y a trois ans, le PS soutenait les politiques emmenées par François Hollande ! Or le projet communiste ou insoumis vise une rupture franche avec le néolibéralisme. Je trouve néanmoins que les socialistes, qui n’ont donc pas décidé de rejoindre la macronie, s’ancrent au fil du temps plus à gauche. Le bilan critique de la gauche au pouvoir doit maintenant mûrir. Pour avoir partagé des tribunes avec Olivier Faure et lu différentes interviews, je constate qu’il ouvert ce droit d’inventaire et donc potentiellement un nouveau chemin. Mais les résistances au sein du PS existent et se manifestent. Mon sentiment général, c’est que le PS ne me semble pas stabilisé sur son orientation.
CT : Le débat parlementaire sur la loi a été critiqué comme « une obstruction ». A-t-il quand même porté des fruits ?
C. A. : Je le crois, oui ! Nous avons été très suivis et encouragés. Je pense que nos discours faisaient écho dans le pays, majoritairement opposé au projet sur les retraites sur des bases sociales, solidaires. Je précise que nous n’avons pas à proprement parler fait de l’obstruction. Si nous avons assumé de déposer par milliers des amendements, pour ralentir l’étude du projet, nous n’avons cessé d’argumenter sur le fond. Et d’ailleurs, nous avons ainsi levé pas mal de lièvres, sur les paramètres de calcul de la valeur du point, le minimum contributif ou encore la part de l’État dans le paiement des retraites des fonctionnaires puisqu’elle s’aligne sur les normes du privé. Un peu comme pour le Traité constitutionnel européen, j’ai observé que beaucoup de gens se passionnaient pour des enjeux apparemment techniques mais qui signaient des choix politiques. Nous avons contribué à cette démocratisation du débat. Nous avons porté la colère légitime à l’Assemblée.
CT : L’intersyndicale était en train de construire une « vraie conférence de financement ». Est-ce que sur le plan politique, on aurait pu faire de même, dans un tempo différent ? Aurait-on pu imaginer une complémentarité ?
C. A. : Oui, idéalement ! Mais la séparation entre les sphères sociale et politique est-elle si pertinente dans la période ? Il me semble qu’un front rassemblé, social et politique, pour porter des alternatives concrètes sur les retraites aurait été le meilleur levier de mobilisation et d’espoir.
CT : Comment vois-tu le rôle du Big Bang maintenant, après la réunion à Paris qui a eu lieu il y a quelques semaines, qui devait se prolonger sur d’autres initiatives avant et pendant l’été ? Quel rôle le Big Bang peut-il jouer dans une recomposition/restructuration politique nécessaire ?
C. A. : Nous voulons prendre notre part dans la refondation sociale et écologiste. Celle-ci est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que la temporalité politique va s’accélérer du fait des crises sanitaires, économiques et démocratiques. La macronie peut vite être jugée illégitime pour construire le monde d’après. Elle le sera d’autant plus que d’autres perspectives émergeront. L’extrême droite est en embuscade. Elle espère tirer les marrons du feu d’une société qui, mue par la peur, pourrait être tentée par le repli et la remise de son destin dans les mains d’une leader réactionnaire (« c’était mieux avant ») et autoritaire (plus franchement encore que Macron). N’oublions pas que le brun a le vent en poupe à l’échelle internationale. Il y a donc une course de vitesse. C’est pourquoi il faut chercher à agréger les forces individuelles et collectives qui veulent ouvrir une perspective émancipatrice.
La crise du coronavirus n’est au fond qu’une répétition si l’on songe aux catastrophes climatiques qui nous attendent. Petit à petit, s’éclaircit le projet autour duquel nous pouvons bâtir une espérance. C’est celui qui se construit autour des biens communs, de la préservation de l’écosystème, des droits et libertés, du partage des richesses, des pouvoirs et des temps de la vie. C’est celui qui propose que la vie bonne pour toutes et tous structure notre organisation sociale en lieu et place de la jungle néolibérale, de la loi du profit, de l’austérité budgétaire, et de leur corollaire, toujours plus de contrôle social.
En pensant à Alice au pays des merveilles, disons que si ce monde n’a aucun sens, qu’est-ce qui nous empêche d’en inventer un ? Il faut commencer par les fins recherchées et travailler aux mesures de transition qui nous permettent d’avancer vers nos objectifs émancipateurs. Au sein du Big bang, nous voulons contribuer à ce travail. Nous continuerons de jouer un rôle passerelle et nous mettrons dans le débat public des contributions de fond, de nature à créer du liant et de l’espoir.
Propos recueillis par Jean-Claude Mamet. Publié dans le numéro 45 de Contretemps.