Jeudi 7 mars 2024, 60 % des enseignant·es du secondaire sont en grève en Seine-Saint-Denis, 45 % dans le premier degré et de nombreuses AESH. 4500 manifestant·es marchent dans Paris vers le ministère de l’Éducation nationale, avant que 480 d’entre eux se retrouvent à la Bourse du travail pour une assemblée départementale. C’est une mobilisation historique et qui prend de l’ampleur depuis le lundi 26 février, où en réponse à l’appel de l’intersyndicale CGT éduc’action, FSU, Solidaires, CNT, 40 % des enseignant·es du département « n’ont pas fait leur rentrée ».
Le 93 était déjà bien mobilisé lors de la grève nationale du 1er février et rarement à la traîne dans les mouvements de ces dernières années. Mais – et même s’ils sont peu nombreux à l’avoir vécu dans une académie connue pour être celle de début de carrière pour beaucoup – c’est avec l’emblématique grève de 1998 que les plus ancien·nes ont fait la comparaison. Ce mouvement avait permis l’obtention d’un véritable plan de rattrapage pour le 93, avec la création de 3 000 postes.
Organiser un mouvement reconductible d’une telle ampleur, qui plus est le jour même de la rentrée, ce qui nécessitait des boucles de discussion pendant les vacances de février, constituait un pari audacieux. Comment expliquer sa réussite ? Celle-ci repose sur une mobilisation qui s’est construite depuis l’automne et sur une exaspération qui monte depuis longtemps. Chaque année, des parents et des enseignant·es des écoles, des collèges, des lycées doivent se mobiliser pour tenter d’obtenir le remplacement des profs absents, pour la nomination d’une AESH, d’une assistante sociale etc.
Ces luttes locales répétées et usantes, visant à ne gagner rien de plus que des moyens élémentaires de fonctionnement, illustrent la situation dramatique du service public de l’Éducation nationale (et des services publics en général) dans un département qui cumule le fait d’être à la fois le plus pauvre de la France hexagonale et le moins bien doté. Les enseignant·es ont souvent le sentiment de tenir à bout de bras une institution au bord de la rupture, de devoir en permanence « s’adapter à l’inadaptable », quand dans le même temps, les ministres qui se succèdent s’acharnent à dénigrer leur travail. Tant d’engagement pour si peu de considération, il y a de quoi alimenter une colère profonde.
La vidéo réalisée par les élèves du lycée Blaise Cendrars qui cumule 1,4 million de vues sur Tik tok est symptomatique de cette expérience largement vécue d’un délabrement de l’Éducation nationale caractéristique du 93, avec cette litanie : « je suis dans le 93, évidemment, l’ascenseur est en panne/les congés maternités ne sont pas remplacés/le chauffage ne marche pas/y a pas de papier dans les toilettes etc. »
Tous ces éléments alimentent la colère des enseignant·es partout en France, mais ils sont accentués en Seine-Saint-Denis par la conscience d’être le département le plus mal doté de France métropolitaine. En 2018, un rapport parlementaire dirigé par François Cornut-Gentille (LR) et Rodrigue Kokouende (LREM) avait mis au jour la rupture d’égalité que constitue le désinvestissement chronique dont souffrent tous les services publics du département. A l’époque, le premier ministre Edouard Philippe avait promis un plan « l’Etat fort en Seine-Saint-Denis ». Cinq ans plus tard, le nouveau rapport parlementaire dirigé par Stéphane Peu (PCF) et Christine Decodts (Renaissance) montre que la situation n’a fait que s’aggraver et que les inégalités se sont creusées.
C’est dans ce contexte que l’intersyndicale a lancé à l’automne une enquête auprès de tous les personnels des établissements du département, conduisant à un état des lieux. Les résultats présentés fin décembre sont édifiants. Les élèves du 93 perdent en moyenne un an d’enseignement dans leur scolarité faute de remplacement des professeurs absents. Le manque de moyens humains (enseignant·es, AESH, assistantes sociales, infirmièr·es, AED…) et l’état du bâti (chauffage insuffisant, manque de chaises, de tables, moisissures, fuites, infestation de rongeurs dans certains établissements) dégradent les conditions de travail et d’apprentissage et accentuent la ségrégation sociale et spatiale. Cet état des lieux a conduit à l’élaboration d’un plan d’urgence chiffré : 5 000 postes d’enseignant·es, 20 élèves par classe, 1000 emplois en vie scolaire, 2200 AESH, et un collectif budgétaire pour le bâti. Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation, a reçu le plan d’urgence fin décembre, mais ne l’a « visiblement pas emmené avec lui à Matignon » comme le notait l’intersyndicale. 358 millions d’euros supplémentaires, à mettre au regard des 2 milliards que le gouvernement envisage de mettre chaque année dans la généralisation du SNU et de l’uniforme à l’école…
A cet état des lieux départemental est venu s’ajouter la réforme du « choc des savoirs » et en particulier l’instauration de groupes de niveaux qui consisterait à regrouper en mathématiques et en français les élèves de collège selon leur réussite aux évaluations nationales. Cette offensive réactionnaire qui revient à trier les élèves dès la Sixième est rejetée de manière très unanime dans les établissements. Ses effets délétères sont particulièrement prévisibles dans le 93, où les élèves en difficulté sociale et scolaire sont plus nombreux qu’ailleurs et seront d’autant plus relégué·es, stigmatisé·es, enfermé·es dans l’échec scolaire et voué·es à devenir une main d’œuvre précaire, exploitée, mal rémunérée. Il y a une vision de société d’une grande violence dans cette réforme. Enfin, l’annonce par le ministre de l’économie Bruno Lemaire d’un plan d’économie de 10 milliards d’euros, dont 692 millions pour l’Éducation nationale, a constitué une provocation supplémentaire.
La grève est donc partie dès le 26 février, surtout dans les collèges, puis a été reconduite dans la semaine qui suit dans de nombreux établissements, gagnant en puissance jusqu’au 7 mars. Les assemblées générales de grévistes dans les établissements, à l’échelle des villes et au niveau départemental sont l’outil utilisé pour donner le tempo de la lutte, animées par une intersyndicale unie (finalement ralliée par FO). Lors des AG, la question de la pertinence d’une mobilisation à l’échelle départementale revient souvent dans les discussions : le choc des savoirs est une contre-réforme nationale, et beaucoup d’autres établissements à travers la France connaissent des conditions similaires. Ce qui apparaît, c’est que l’identité « 93 », à la fois comme une expérience de stigmatisation, d’inégalité, mais aussi de jeunesse et de combativité, constitue un ferment de la mobilisation. Une expérience d’ailleurs reconnue comme « singulière » par la ministre Belloubet lors des questions au gouvernement le 6 mars… Pour autant, la revendication d’un plan d’urgence n’est pas portée par la volonté de gagner séparément mais par celle d’exiger l’égalité : obtenir les moyens revendiqués ne serait jamais que rattraper le niveau de dotation des autres académies (ou de l’enseignement privé!). D’ailleurs, les signes de démarrage de luttes dans le 95 ou le 78 sont scrutés avec attention par les enseignant·es mobilisé·es qui attendent le retour de vacances de toutes les académies dans l’espoir d’un élargissement du mouvement.
Signe de cet ancrage local, le soutien et l’engagement des parents dans la mobilisation sont tout à fait remarquables. Dès le 28 février, à Romainville par exemple, iels bloquent le collège Courbet. A Sevran, une réunion publique parents-enseignant·es réunit plus de 200 personnes le 5 mars. De même à Montreuil, après l’appel de la FCPE à une opération collège désert le 6 mars, la plupart d’entre eux sont quasi vides d’élèves alors que d’ordinaire, ce genre de mot d’ordre a une portée surtout symbolique. Les élèves à leur tour commencent à se manifester. On observe aussi que la mobilisation s’inscrit sur le territoire local : assez inhabituellement dans un mouvement enseignant de région parisienne, les grévistes vont par exemple sur les marchés distribuer leurs appels aux réunions publiques. Cela est peut-être le fruit d’un changement sociologique qu’il faudrait mesurer : avec la gentrification parisienne, les enseignant·es de Seine-Saint-Denis sont de plus en plus également résidents du département, surtout dans les communes de la petite couronne. Des manifestations locales sont également organisées dans de nombreuses villes, comme à Bagnolet le 9 mars, avec le soutien des communes lorsqu’elles sont dirigées par les partis de la Nupes et des 9 député·es LFI du département.
Après la journée de mobilisation historique du 7 mars, se pose la question de la durée du mouvement et de son articulation avec la journée nationale de grève dans la fonction publique du 19 mars. En rétropédalant sur la question des groupes de niveaux, la ministre de l’Éducation, Nicole Belloubet, a fait un premier recul qui encourage à poursuivre le rapport de force. Pour l’heure, tout porte à croire que le mouvement est toujours dans une phase ascendante. Le 8 mars, jour de grève féministe, un cortège des établissements en grève montre le maintien d’une forte mobilisation. Pour la semaine prochaine, beaucoup d’initiatives locales et départementales sont déjà prévues : une grève massive annoncée le 14, une journée école déserte appelée par la FCPE le 15 et de nombreuses manifestations dans les villes le 16. Une caisse de grève a été mise en place pour soutenir les personnels en grève, en particulier les plus précaires.
Face à l’offensive réactionnaire tous azimut portée par le gouvernement, cette mobilisation en appelle d’autres !
Capucine Larzillière