La première victoire est déjà remportée. Oui, le mouvement des gilets jaunes a déjà réussi à marquer le paysage social, à imprimer le débat public, à faire émerger de nouveaux visages qui posent des mots sur la dureté d’un quotidien si méconnu des sphères de pouvoir. Les colères se répondent en écho.
Ici, on entend cette femme qui crie son désespoir parce qu’elle travaille à s’user la santé mais vit dans la pauvreté. Voilà dix ans qu’elle n’est pas partie en vacances. Là, c’est un homme qui raconte face caméra que pour lui, ce ne sont pas les fins de mois qui sont difficiles car la galère commence dès le premier jour du mois. Ailleurs encore, une personne s’en prend violemment au Président Macron qui décidément n’entend rien, ne comprend rien : « Il nous prend vraiment pour des gogos ! » quand une autre conclut calmement mais fermement : « C’est d’une révolution dont on a besoin. Il faudrait un nouveau 4 août pour l’abolition des privilèges ». Le ras-le-bol général, voilà ce qu’on entend. Enfin.
Parti d’un coup de semonce contre la hausse de la taxe sur le carburant, le mouvement a entraîné bien au-delà de ce que l’on pouvait imaginer. L’axe de départ s’est comme désaxé. Le caractère hétéroclite des revendications, des mots d’ordre, des familles politiques qui apportent leur soutien laisse les portes encore très ouvertes sur l’issue de cette colère XXL.
Rien n’est joué mais la tonalité n’est plus celle que l’on pouvait redouter au départ, quand les courants d’extrême droite s’étaient rués le mouvement en espérant voir se développer leurs obsessions identitaires et grandir leur terreau du ressentiment. Loin d’une focalisation sur le « trop de taxe, trop d’impôt », c’est le sentiment d’injustice sociale et territoriale qui semble dominer. C’est le rejet des politiques d’austérité et la défense des services publics qui donne le ton davantage que le repli sur soi. Ce sont les inégalités qui sont clairement pointées du doigt. Quant à la question environnementale qui aurait pu se trouvée marginalisée, elle n’est pas désertée. Les courants écologistes s’engagent progressivement dans la danse.
Le brun rêve de prendre la main. Mais le jaune a pris un sérieux coup de rouge.
Le bouillonnement est là et des jonctions commencent à s’établir. Là encore, rien n’est joué mais les dockers, au Havre, se joignent aux gilets jaunes pendant que les lycéens enclenchent leur soutien. Des secteurs entiers du mouvement social s’impliquent désormais franchement. Des personnalités proposent de venir physiquement apporter leur notoriété pour protéger les gilets jaunes aux Champs-Elysées d’éventuelles violences. L’ordre des choses est bouleversé.
D’ores et déjà, des lignes ont bougé dans les têtes. Partout, sauf visiblement au sommet de l’État où l’on reste empêtré dans de tristes logiques comptables et où l’incompréhension voire l’aversion du monde populaire domine. La crise politique est en marche. Au point que la délégation des gilets jaunes ne s’est finalement pas rendue à Matignon. Signe du temps, les groupes politiques insoumis et communistes proposent de soumettre au Parlement une motion de censure. In fine, c’est sur le terrain politique que le plus gros va se cristalliser. Il n’échappe à personne qu’un mouvement soutenu par 80% de la population, par des sensibilités politiques et des personnalités que tout oppose par ailleurs, ne dit pas le sens, la cohérence du projet de changement souhaité. La liste des revendications du comité auto-organisé par les initiateurs des gilets jaunes posent de sérieux jalons mais la confrontation politique reste évidemment devant nous.
Jusqu’où portera la vague de colère incarnée par le mouvement des gilets jaunes ? Saurons-nous faire grandir les conditions d’une issue émancipatrice ? Il le faut. Le brun rêve de prendre la main. Mais le jaune a pris un sérieux coup de rouge. Il faut maintenant que la colère se mue en espérance.
Clémentine Autain, publié sur Regards.