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Face à la crise des politiques migratoires : résoudre les causes des crispations.

Question brûlante, feuilleton tragique, la « crise migratoire » s’est imposée depuis 2015 comme l’une des questions majeures agitant l’Union Européenne. Une crise que les associations et les ONG en première ligne ont rapidement renommé : « crise des politiques migratoires ». En effet, on a rapidement pu constater que la situation dramatique n’était pas due à un afflux particulièrement important de réfugié.e.s. Comme le rappelle le livret thématique « Migrations », au pic plus fort de le million de migrants qui a atteint l’Union européenne ne représente que 1/500e de la population européenne, et seulement 1,5 % à 2 % des déplacés forcés mondiaux pour l’année 2015. Rien à voir donc avec une déferlante, mais une situation qui a révélé l’incapacité de l’Union Européenne à promouvoir une réponse à la hauteur du minimum des valeurs humaines, dont elle sait pourtant si bien se gargariser. Une crise qui dure, et dont la tragédie s’est révélée à l’opinion publique peu à peu : les fuites éperdues et mortelles en Méditerranée, les cohortes exsangues d’exilé.e.s, la révélation de trafic d’êtres humains en Libye, la constitution de camps surpeuplés aux frontières de l’Europe, et de bidonvilles de tentes au cœur même de nos villes… Si donc l’immigration en Europe est revenu à ses niveaux habituels, et que la « crise » dure encore, c’est bien qu’elle n’est pas migratoire, mais politique. Une crise qui, si elle s’est révélée à l’opinion publique en septembre 2015 – quelques semaines après la capitulation de Syriza – est en réalité le fruit, tout comme le libéralisme, de plus de 30 ans d’une orientation de plus en plus dogmatique, de plus en plus régressive et répressive.

Menée partout en Europe ces politiques n’ont jusqu’ici n’a profité qu’à l’extrême droite, qui peut voir depuis 10 ans ses positions teinter de plus en plus fortement les politiques migratoires, répandant ses fausses évidences dans le champ politique, et ses discours haineux jusqu’aux plus hauts niveaux des États. Le discours « décomplexé » de l’aire Sarkozy, avalisé sous Hollande, encore durci sous Macron en est révélateur : non seulement il ne jugule pas l’extrême-droite mais en valide la logique sous-jacente : il y a trop d’immigré.e.s, et il faut les éloigner physiquement. Aujourd’hui donc, dans nombre des pays de l’UE, les partis ultralibéraux au pouvoir courent après des solutions de plus en plus répressives, voire ouvrent carrément la voie aux partis d’extrême droite.

Aux frontières comme sur notre territoire, les conséquences en sont catastrophiques : 40 000 morts dénombrés depuis 20 ans, des réseaux de migrations devenues filières de trafics d’êtres humains, des reconduites d’enfants laissés seuls à la frontière, et ces campements de tentes, qui fleurissent dans toutes nos grandes villes… L’austérité est passée par là, et les coupes franches dans les budgets préfectoraux ou des Conseils Départementaux ont fait le reste : non prise en charge des étrangers mineurs isolés, refus d’ouvrir des places d’hébergement pour l’accueil le plus minimal… Un traitement illégalement différencié pour les français.es et les immigré.e.s, que l’on pourrait qualifier à tout le moins de « préférence pour les nationaux »…

À l’orée d’élections européennes aux enjeux exacerbés, des crispations se font sentir au sein de la gauche. Des tensions qui révèlent surtout que l’élaboration d’une réponse politique de progrès social est en cour, après des années de segmentation des discours en fonction des champs d’interventions. Et si de parts et d’autres des tactiques « politiciennes » pousse chaque camps à surjouer pour se démarquer, des divergences existent, ou plutôt perdurent : il convient aujourd’hui de les dépasser, ou d’acter notre incapacité à contrer le virage autoritaire de ce moment de l’histoire du capitalisme.

La FI dans le viseur

Alors que cette question semble ouvrir la pré-campagne des élections européennes, la France Insoumise a été récemment au cœur des critiques, au sujet notamment de sa non-signature du manifeste lancé par Politis, Médiapart et Regards. Pourtant, un rapide coup d’œil à la production officielle de la FI sur la question des migrations, que ce soit dans l’Avenir en Commun, dans son livret thématique à ce sujet, ou encore dans sa réponse au questionnaire de Médiapart, montre que ce sujet n’est pas pris à la légère. Fouillé, brossant les différentes facettes de la question, ces documents donnent à voir un mouvement «en travail», au fait de la réalité du terrain et bien loin des caricatures véhiculées à son encontre.

La FI pêcherait donc plus par la forme, dans l’articulation de sa propagande, que dans le fond, à d’inévitables nuances près. D’où vient donc le malaise, alors même qu’on retrouve les militants de la France Insoumise dans chaque ville de France aux côtés des exilé.e.s, ses élu.e.s locaux impliqué.e.s et investi.e.s, ses député.e.s en première ligne contre l’ignoble loi Asile-Immigration ? Alors même que le livret thématique cible et pointe justement les restrictions indignes au séjour des étrangers, leur rétention, leur expulsion sans le moindre égard, leur abandon sans droits sur le territoire national… ?

Récit général et priorités politiques

Des éléments se cachent sûrement dans l’articulation des réponses à cette « question des migrations », dans l’ordre des priorités ressortant du discours, du récit dans lequel s’insèrent les propositions de la FI. En place principale, donc souvent en premier lieu, les causes des migrations, puis l’indispensable accueil, et enfin la question des droits et donc celui des papiers et du travail légal. Ce troisième point disparaît même quelques fois, comme lors du discours de Jean-Luc Mélenchon aux Amfis de Marseille 2018, et ce malgré la justesse et le lyrisme vibrant des points un et deux.

Les luttes pour les droits des exilé.e.s en France, ces réseaux de militant.e.s, d’associatifs, de syndicalistes, de citoyennes et citoyens qui s’activent à toutes les échelles portaient et portent toujours, en général, les revendications inversement : d’abord un toit et des papiers, puis l’accueil indispensable et la fin de la « fermeture » des frontières, et enfin, la dénonciation du néo-colonialisme qui a poussé tant de gens sur les routes. Cette « inversion » des priorités par la France Insoumise donne une impression de distance avec les enjeux brûlants que vivent celles et ceux qui œuvrent sur le terrain, et voient les étrangers.e.s sur notre sol de plus en plus maltraité.e.s, affaiblis, miséreux, portant avec eux des récits de vies abyssaux, soumis aux pires humiliations. Elle donne l’impression de minimiser la situation ici, alors c’est que c’est pourtant ici que le drame se joue aujourd’hui. C’est ici aussi que s’est élaborée puis concrétisée la politique migratoire actuelle, par la restriction, en premier lieu, de l’accès aux papiers, donc aux droits et au travail, puis à l’hébergement d’urgence…

On pourrait dire que la position d’un mouvement politique ne doit pas être un copié-collé de la position des actrices et acteurs de terrain. Mais en l’occurence, l’argumentation élaborée par la France Insoumise la prive du caractère le plus incisif et radical des solutions qu’elle porte pourtant, celles qui seraient d’ailleurs les plus à même de répondre à l’effroi et aux questions politiques que peuvent se poser à la fois les militant.e.s sur le terrain, mais aussi le grand public. Pour ce dernier, qui voit ça d’un peu loin, le paradigme dominant en terme de migration est constitué des propagandes répressives que l’on subit de façon « décomplexée  » depuis Sarkozy. Pourtant, rares sont celles et ceux qui restent insensibles aux drames de l’exil, que ce soit sur notre sol ou plus en amont sur la route… Difficile de poser un regard lucide sur ce maelström qui a tout d’un chaos, auquel nous avons la responsabilité d’apporter une réponse qui soit politique, et donc, comme vis-à-vis de l’ultra-libéralisme dans le champ socio-économique, en rupture.

Il nous faudra assumer cette rupture, et cela passera par la forme, par le récit qui sous-tend cette nécessaire rupture. Et nul besoin pour cela d’avoir recours à un gauchisme postural. Il faut parvenir à sortir d’une argumentation qui oscille entre le registre moral et les concessions «realpolitik», pour aborder la question sur un angle à la fois éthique et politique. Aux heures sombres que nous vivons, il nous faut affirmer que nous ne céderons plus un pouce de terrain à l’arc répressif. Cela signifie esquisser une autre grille d’analyse, un modèle idéologique dotée d’une forme offensive, au moins pour ne plus sembler s’excuser de ne pas être dans l’air xénophobe du temps.

Mais cela signifie aussi remettre cette question à sa place au regard des autres enjeux écologiques, économiques, sociaux des élections européennes à venir : une question fondamentale, mais pas centrale. Les migrations ne peuvent pas, ne doivent pas être le seul sujet de cette campagne, bien que les réponses apportées la coloreront toute entière. Car qu’on le veuille ou non, la tragédie permanente, en Lybie, en mer, en Italie, dans les bidonvilles de tentes de nos villes continuera. Son instrumentalisation aura donc toute la matière nécessaire pour durer. Et si on ne tape pas très juste et très fort, ça ne nous profitera pas.

Des causes de la crise des politiques migratoires.

Il n’y a donc qu’une seule manière de tenir ces deux bouts : renverser la table.
Inverser la charge de la preuve : aux tenants de la répression à outrance de démontrer la pertinence de leur politique qui, à l’instar du libéralisme encore, a considérablement serré la vis pour un bilan minable, y compris au regard de leur propres objectifs : toujours autant de migrant.e.s ( ni plus, ni moins en France depuis plus d’un siècle), mais plus pauvres, plus mal en point, plus abandonné.e.s au vu et su de tou.te.s, plus mort.e.s… Cette politique migratoire dont la violence s’exacerbe par à-coups depuis 30 ans est un fiasco, et il faut bien en voir la cause première : la restriction de l’accès légal au séjour.

En parlant de machine à fabriquer des sans-papiers au sujet de la loi Asile-Immigration, Philippe Martinez pose dans sa tribune du 26 septembre la bonne question : quel autre objectif peut bien servir cette politique ? Car si les ratios d’entrées sur le territoire sont globalement stables – en France mais aussi globalement à l’échelle européenne – c’est bien que le système déraille là où le flux se bouche, non là où il a sa source : c’est donc ici, chez nous. Aller à la racine de la «crise» n’est pas aller au(x) point(s) de départ des migrations, car cela est toujours réducteur : on ne part pas sur la route de l’exil pour les mêmes raisons en Afghanistan, en Guinée, en Érythrée, en Albanie, en Géorgie, au Kosovo ou en Serbie. Aller à la racine de la crise des politiques migratoires, c’est donc chercher le lieu du blocage qui comme pour une rivière, fait tout déborder en amont.

C’est donc chez nous que 70% des demandes d’asiles sont déboutées, condamnant des dizaines de milliers de personnes à végéter des années dans des hébergements d’urgence. Et si elles sont coincées là sans aucun moyen d’en sortir, c’est d’abord car on leur interdit de travailler légalement. Dans ces dispositifs d’urgence, peu à peu dévoyés, la restriction des moyens a justifié de plus en plus souvent l’abandon de familles à la rue, jusqu’à en faire la norme « d’accueil » pour celles et ceux qui arrivent aujourd’hui, à leur tour coincé.e.s, pris.e.s au piège, ici. C’est donc ici qu’on refuse d’attribuer un titre de séjour offrant la possibilité du retour à une vie autonome, au prétexte d’une non-«vocation» à rester ici, prophétie auto-réalisatrice s’il en est.

C’est chez nous qu’on ferme les frontières à Vintimille et à Calais, chez nous qu’on renvoie vers l’Italie saturée les Africain.e.s ou Rroms ou Afghans ou peuples de l’ex-bloc soviétique, victimes de la clause de non-solidarité européenne que sont les règlements « Dublin ».

Chez nous qu’on sous-traite à des entreprises ou milices privées et à des États tiers -comme la Lybie- l’enfermement préventif de personnes, sans même savoir si elles auraient « vocation » à rester chez nous, dans le cas bien sur où cas où elles arriveraient vivantes … Chez nous encore qu’on a intégré dans le droit français la possibilité de transférer l’examen d’une demande d’asile dans un pays tiers « dit sur », pratique jugée contraire totalement à la convention de Genève et à la Constitution par la CNCDH, d’autant plus quand on sait que la notion de sûreté y est plus qu’aléatoire, surtout pour les migrant.e.s…

Pour ce qui concerne plus directement les propositions récentes par la France Insoumise de titre de réfugié.e économique, quand à elle, ne paraît pas avoir d’autres avantages qu’un titre de séjour de 10 ans, mais assurément plus d’inconvénients. Un position qui, en voulant éluder le fond de l’affaire, reste de faible portée. En effet, elle maintient l’idée d’un «tri nécessaire» et donc, en creux, l’image d’un flux trop conséquent d’étranger.e.s. De plus, elle pourrait affaiblir la protection particulière qu’est le statut de réfugié, en l’étendant à des circonstances encore plus difficilement mesurable… D’autant plus que l’enjeu serait plutôt inverse. Le statut particulier du droit d’asile en a fait une « citadelle juridique » qui se présente pour tout.e exilé.e arrivant en France sous la forme d’un « quitte ou double » : soit le statut de réfugié (10 ans) ou la protection subsidiaire (1 an renouvelable en général), soit rien du tout, au prétexte de la fameuse « non-vocation » à rester en France. Quid alors du titre de résident, pour raison médicale, familiale, par le travail… qui a défini le statut des immigré.e.s des époques précédentes, y compris celles et ceux qui fuyaient les dictatures européennes ? C’est bien ce statut qui a été restreint le premier, jusqu’à l’absurdité totale de notre époque. C’est sa non-délivrance qui, pour une part importante, crée des cohortes de sans-droits, qui les enferment, chez nous, dans un destin de paria. Tactiquement enfin, on ne voit pas bien ce que ça veut dire : immigration « choisie » à l’envers ? À l’endroit ? En fonction du pays d’origine ou de la situation singulière du ressortissant ? Pour le protéger de quoi, de qui ? Quoi qu’il en soit, une proposition qui semble impossible à expliquer à un adversaire hystérisé, déblatérant une somme de délires démographico-économiques infondés, étayés de raccourcis xénophobes…

Inverser la charge de la preuve

La question à laquelle les tenants de la répression doivent avoir à répondre est : quel intérêt ya-t-il à faire du titre de séjour un enjeu ? Quel avantage pour le pays hôte de refuser à quelqu’un d’avoir des droits ? Quel bénéfice pour la société d’avoir des parias qui ne peuvent pas travailler légalement ? Qui ne peuvent que végéter dans la misère la plus noire, sans la moindre aide, sans d’autre secours que les gens -plus ou moins bien intentionnés- qu’ils ou elles croiseront sur leur route ? Et qui malgré les barbelés, les patrouilles ou la proximité de la mort passent de toute façon ?

Car le maintien de populations sans droits aucuns rejaillit forcément au sein du territoire, et impacte de nombreux domaines : la sécurité, avec le développement des trafics et l’implantation des mafias inhérentes à la misère totale, la santé publique, les salaires qui subiraient le poids du travail illégal (et détaché)… Autant de bilans qui ne sont jamais faits, et qui ne traduisent que l’obstination de nos dirigeants à vouloir faire de l’immigration une question à part, pour justifier à l’égard des exilé.e.s des droits « à part ». Car enfin, pourquoi nul n’a posé le fameux rapport argent public/efficacité au sujet de la politique migratoire, alors qu’il est si prisé quand il s’agit des fonctionnaires territoriaux, ou de transport public ? Il est vrai que cela ne pointerait que trop bien la gabegie financière de la répression, de la traque, de l’enfermement et des expulsions au regard de son efficacité : au bout de 30 ans à serrer la vis, le même nombre d’étranger arrive ici, mais dans une situation et pour des perspectives pires que jamais. C’est donc que et les tenants et les aboutissants sont à revoir.

Aussi cette crise des politiques migratoires est telle que l’on pourrait aller chasser sur les terrains traditionnellement réservés à la droite la plus dure (sécurité, « coûts » de l’immigration…) sans pour autant lui céder un millimètre sur le fond, car leur logique conduit à des résultats opposés aux objectifs prétendument poursuivis : cette politique favorise le développement de réseaux criminels, et dépense des sommes astronomiques pour un bilan nul, sans même parler des atteintes généralisées aux plus élémentaires droits humains.
Nul besoin donc de se draper dans les principes abstraits, notamment tant que l’on ne s’est pas mis d’accord sur leur signification. Il y a dans la parole de personnalités de la France Insoumise comme l’idée que liberté d’installation signifierait qu’il n’y a aucune frontière, aucun contrôle et que tout le monde pourrait entrer et sortir dans le flou le plus total : une position qu’il conviendrait actuellement de nommer la ligne «no border»… Pourtant, la délivrance de titres de séjours, c’est tout sauf ça. C’est au contraire connaître les identités, les lieux et changements de résidence, les activités professionnelles… Ça peut paraître beaucoup, mais correspond simplement à ce que chacun d’entre nous, « avec papiers » transmettons à nos autorités. C’est aujourd’hui la seule façon d’avoir une existence légale, support impalpable de toute activité de nos jours : maintenu.e.s dans l’illégalité, c’est cachées, dissimulées, à la merci du pire que vivent les personnes migrantes. Enfin, délivrer un titre de séjour, comme la reconnaissance d’une présence et non comme un enjeu, c’est permettre de continuer la route jusqu’à son terme souhaité, ou de rentrer dignement, et de pouvoir ensuite revenir. La délivrance de titre de séjours, c’est donc aussi le pied dans la porte : régularisé, reconnu en France, tout un.e chacun.e peut poursuivre sa route, pour un temps ou pour s’y installer, théoriquement dans tout l’espace Schengen. Une manière comme une autre d’agir en dépit des injonctions de l’Union Européenne, et de reprendre l’initiative en lieu et place des gesticulations xénophobes de Salvini.

C’est donc simplement rétablir, à partir d’un territoire donné, un cadre légal à ce qui est sinon, de fait, illégal. Et qui déclenche toute la litanie des peines qu’on inflige aux « personnes illégales » jusqu’à l’absurde expulsion, à 20 000 € en moyenne par personne, soit l’équivalent de plus de 400 nuitées d’hébergement d’urgence pour une famille….  Quand on ajoute à cela qu’un étranger sans-papier « coûte », alors qu’il « rapporte » en taxes et cotisations dès qu’il a des papiers, et qu’enfin l’appel d’air n’existe pas plus que le ruissellement des dividendes sur le bon peuple, on se demande sincèrement comment se fait-il que cette politique inique ait pu avoir des promoteurs parmi les gens sensés.

Ainsi, cette question des migrations, elle est fondamentale, mais pas centrale. Ça implique que si on veut pouvoir parler d’autre chose tout en étant à la hauteur de la tragédie, il va falloir inverser le rapport de force, et donc ne plus adopter la posture «défensive». Il faut parvenir à clore le débat d’un revers de main, et donc à mettre les répressifs en position idéologique malaisée. Taper juste et fort, sur les droits, donc les papiers, car là est la racine de la crise des politiques migratoires.

De la source des flux migratoires

La proposition de s’atteler aux « causes des migrations » est à double tranchant. D’un côté, il dénonce l’impact indéniable qu’ont les politiques néo-coloniales de la France et des puissances impérialistes, leurs guerres, leurs multinationales… sur les pays d’origines des exilé.e.s qui arrivent jusqu’en Europe. C’est son versant « internationaliste », qu’il est très bien de rappeler. Sauf que sa perspective (mise à bas de la Françafrique par exemple, des rapports commerciaux inégaux, de la spoliation des ressources, des dictatures « amies »…) est lointaine, chronologiquement postérieure à notre accès au pouvoir : si on peut concevoir qu’un rapport de force formidable puisse faire lâcher des moyens et des papiers à Édouard Philippe, il est totalement illusoire de s’imaginer qu’on va lui faire condamner la présence des Areva, Bolloré et Total en Afrique… Mais là n’est pas le principal défaut de la bataille contre les causes des migrations. Celui-ci tient surtout à ce que, invoqué dans une posture « défensive », il s’attelle à la tâche de juguler en partie le flux migratoire.

C’est là le « second tranchant » : invoqué en préalable sur le sujet des migrations, l’argument internationaliste prend une autre tournure. Il tend déjà à donner à penser que ce flux est – ou sera- tel qu’il faudra s’en prémunir, et donc accrédite l’idée d’une crise migratoire due au nombre des migrant.e.s. Ce qui est, on le rappelle, l’un des ressort de l’argumentation des tenants de la répression, et qu’on est en droit de considérer comme peu étayé pour ce qui est de l’avenir : rien n’indique que les migrations futures, même climatiques, pousseront une proportion plus grande des populations impactées jusqu’à nos rives.

Il tend aussi à ne ramener la migration qu’à son caractère « forcé par les circonstances », « objectif », et à perdre de vue le caractère « particulier » de l’histoire de la personne qui a pris le chemin de l’exil. Un caractère qui s’incarne dans son histoire propre, porté par un « désir d’ailleurs », par l’herbe plus verte là-bas – évidemment d’autant plus verte ailleurs si elle est grillée et/ou couverte de ruines chez soi… C’est ce qui rend la migration universelle, et en même temps qui en restreint le nombre. C’est ce qui différencie celui ou celle qui migre dans la région ou le pays à côté, d’avec celui ou celle qui prend la route vers l’Europe. L’argument des « causes des migrations » tend donc à faire disparaître le caractère anthropologique de la migration, qui est en définitive le point commun entre un « expatrié » d’Europe ou d’Amérique du Nord, le petit jeune français qui part se faire exploiter le temps d’une année en Australie après la fac, et le jeune Guinéen qui quitte son village pour fuir une violence familiale, et qui se fait embringué par des réseaux de passeurs promettant du boulot pour finir à 70 sur un zodiac… Ce même caractère anthropologique inhérent à l’humanité, donc largement préexistant au capitalisme, et qui ne s’éteindra sûrement pas avec lui.

C’est argument donc, serait à mon sens bien plus pertinent en épilogue de notre argumentation qu’en introduction. Car oui il est indispensable de rappeler que les pays industrialisés ont fait et font toujours fonctionner le capitalisme pour leur compte, et font ainsi primer leurs seuls intérêts sur ceux des peuples du monde. Il est indispensable de dénoncer la main-mise de nos multinationales sur les ressources et les États du monde, tout comme il est indispensable de rappeler comment l’esclavage et la colonisation ont déstructuré, déraciné voire anéanti des sociétés entières pour la seule captation de leurs ressources ou de leur force de travail. Mais ces luttes se suffisent à elles-mêmes, et il peut même apparaître mesquin de les invoquer au nom des impacts démographiques quelles auraient chez nous. En revanche, les politiques de « fermeture des frontières » à l’œuvre dans l’Union Européenne contribue largement à déstabiliser encore plus la situation dans tous les pays de transit sur la route de l’exil : en rendant plus délicat le passage des frontières, ce sont bien les politiques des pays européens qui ont renforcé les réseaux de passeurs, les ont enrichis, « professionnalisés », institutionnalisés. Ce sont ces politiques qui ont « autorisé » le trafic d’êtres humains, l’exploitation, la prostitution, l’extorsion par la torture dont on été victimes des dizaines de milliers de femmes et d’hommes. Ce sont ces politiques qui se sont imposées à nombre d’États à la périphérie de l’UE comme éléments de chantage à l’aide au développement…

Rendre tangible l’Europe solidaire

Les élections européennes de 2019 sont donc le moment où nous devons faire exister un autre paradigme en terme de politiques migratoires. L’instrumentalisation de cette question par l’extrême-droite, la dynamique qui semble porter cette dernière, et l’influence idéologique qu’elle a acquise au sein des « partis de gouvernement » ultra-libéraux nous oblige. Nous devons faire savoir que leurs gesticulations et leurs outrances ne cachent que leur absence de volonté de faire émerger une solution : il faut que la « crise migratoire » continue pour continuer de pointer un bouc-émissaire. À l’heure des régressions sociales et du défi écologique que nous connaissons, détourner la colère du grand public est indispensable à la pérennité du système capitaliste en proie à une crise profonde.

Aujourd’hui donc, dans notre camp, le bouillonnement – et les frictions – autour des questions migratoires résulte pour parties d‘expressions diverses trop longtemps segmentées, entre associations et ONG reconnues, réseaux d’assistances et de soutiens, syndicalistes engagé.e.s face au travail illégal… et politiques. Trop longtemps, cette dernière catégorie a posé le problème abstraitement, sur un mode moral, comme si l’affirmation de valeurs pouvait suffire à opérer la jonction entre toutes les facettes de la crise des politiques migratoires. Ce temps est révolu, il nous faut donc prendre à bras le corps cette question pour contribuer à amorcer une offensive idéologique, illustration fondamentale d’une politique portée par la solidarité, sur un sujet qui n’est pas central, mais qui interroge le fondement même d’un autre projet de société. Nous avons de quoi aborder la question migratoire sous l’angle à la fois éthique et politique, pour dépasser les effets de segmentation et produire une synthèse, un condensé percutant la racine de la crise des politiques migratoires. Car cette question ne se réglera pas d’elle-même, trop nombreux sont ceux qui pullulent sur son instrumentalisation. Soit on arrête la spirale répressive, soit elle nous aspirera vers notre perte. Il est encore temps.

Clément Jacquot