« De tout, il restera trois choses :
La certitude que tout était en train de commencer,
La certitude qu’il fallait continuer,
La certitude que cela serait interrompu avant que d’être terminé.
Faire de l’interruption, un nouveau chemin,
Faire de la chute, un escalier,
Du rêve, un pont,
De la recherche…
Une rencontre. »Fernando Pessoa
L’émotion nous assomme mais nous avons le devoir de ne pas perdre la raison.
Il y a trop longtemps maintenant que les Français sont ébranlés par les chocs successifs que nous traversons. Morts en chaîne et restrictions de libertés liés au Covid, invasion de l’Ukraine par la Russie, prix qui explosent en même temps que les profits, salaires comprimés et services publics malmenés… Et aujourd’hui, nous absorbons l’onde de choc des crimes et atrocités commises à l’égard des Israéliens. Puis du blocus et des bombardements que subissent si violemment les Palestiniens, aujourd’hui dans l’attente insupportable d’une offensive terrestre aux conséquences toujours plus meurtrières pour les civils. En même temps, sur notre propre territoire, nous ressentons l’effroi devant la nouvelle frappe du terrorisme islamiste, avec l’assassinat d’un professeur, Dominique Bernard.
Comment raviver l’espoir ?
Dans une telle situation de tensions, de peurs, de pertes de repères, les solutions autoritaires et xénophobes peuvent apparaître comme une voie simple et efficace pour faire taire nos souffrances. Le rejet de l’autre, l’engrenage de la violence, la fin de l’État de droit ne feraient pourtant que renforcer l’obscurantisme et les injustices. Cette issue nous plongerait dans un abîme d’inégalités et dans une mise en danger de la paix civile. Or la France vit aujourd’hui sous la menace bien réelle de cette issue brune, alors même qu’il y a quelques mois, des millions d’hommes et de femmes battaient le pavé pour défendre leur droit à la retraite, et plus globalement la solidarité, emmenés par une intersyndicale unitaire exemplaire.
Pendant ce temps, que faisons-nous à gauche ? Quel spectacle donne à voir la Nupes ? Celui de la dispute permanente et de l’éclatement. C’est affligeant. Chaque jour fusent toujours plus d’insultes, de tweets ou de communiqués qui nous mènent à des impasses et non à des solutions collectives. Ce climat construit des murs et non des passerelles entre nous. Les uns suspendent leur participation à la Nupes, les autres ou les mêmes demandent un changement de cap, d’autres encore ou parfois toujours les mêmes créent les conditions pour une division durable et irrémédiable.
Le spectre du retour aux deux « gauches irréconciliables » plane dans l’atmosphère. Pourtant, même si l’on prend le sujet le plus violemment clivant du moment, il suffit d’écouter les quatre questions au gouvernement des présidents de groupes insoumis, socialistes, écologistes et communistes (1) sur la situation terrifiante au Proche-Orient pour voir que l’union a de solides bases pour se tenir, se maintenir, s’ancrer. Que l’on prenne la « loi travail » d’hier ou la « loi immigration » de demain, ou encore le budget de la France qui arrive à l’Assemblée nationale, il n’y a pas matière à reconstituer deux courants à gauche incapables de se parler, de se respecter, de construire ensemble. Ce n’est pas vrai. Avec un RN en embuscade, il est irresponsable de ne pas chercher ardemment les passerelles, les convergences, les cadres communs pour renouer avec l’espoir dans notre pays.
J’ai honte de nous.
Honte que l’alternative de progrès social et écologique soit l’otage de petits intérêts, rentes de parti ou objectifs égotiques au regard de la vie de nos concitoyens. Honte de l’image, parfois digne de la cour de récréation, que nous renvoyons au moment où la souffrance humaine se déchaîne. Honte de devoir passer un temps infini à commenter des déclarations, des uns ou des autres, qui poussent à creuser le fossé entre nous.
Je le dis à mon propre mouvement, la France Insoumise : nous étions le fer de lance de la Nupes et nous n’avons pas été à la hauteur pour la faire vivre. 22% obtenus par Jean-Luc Mélenchon quand aucun autre candidat de la gauche et des écologistes n’a réussi à franchir la barre des 5%, nous avions la main. Après avoir si intelligemment impulsé le rassemblement, nous avions le devoir de le conduire. Je n’ai aucune naïveté sur le fait que nos partenaires rêvent de modifier le centre de gravité politique de la Nupes, qui est le fruit du résultat de la présidentielle – et j’ai bien entendu les voix en leur sein, souvent les mêmes, qui n’ont pas manqué de traîner les pieds, d’attiser les divisions et les rancoeurs. Mais c’est une raison supplémentaire pour dire que nous avons un intérêt immense à ce que la Nupes, coalition dont le curseur se situe (fait historique) du côté de la gauche qui vise des transformations en profondeur (et pas l’accommodement) se développe, s’ancre, perdure. Or, en dehors de l’Assemblée nationale, nous n’avons pas su mettre en place, dès le début, les espaces de régulation, de dialogue et d’élaboration en commun. Du haut des états-majors, rien n’a été fait pour qu’émerge une culture de l’union et pour l’ancrer dans une réalité militante. Si la Nupes fonctionne ponctuellement de manière locale, comme dans ma circonscription, c’est d’abord le fait de bonnes volontés. Et nous avons régulièrement mis nos partenaires au pied du mur, alors que le rapport de force ne peut pas être la solution à tout instant. Sans dédouaner la responsabilité de certains leaders ou courants d’autres partis, la LFI en tant que force motrice, ayant initié la coalition, a vocation à garantir le bon fonctionnement et le pluralisme de la Nupes.
Le résultat est aujourd’hui un désastre. Si nous avions pris la mesure de nos responsabilités historiques, nous aurions trouvé le chemin pour que la Nupes n’implose pas. À chaque niveau supplémentaire de tensions entre nous, à chaque nouvel acte de mépris ou propos outranciers à l’égard d’un partenaire, nous nous sommes abimés. Pire, le cordon sanitaire en France s’est déplacé : le RN se banalise quand nous devenons infréquentables, avec tant d’horreurs et de mensonges assénés sur toutes les ondes à notre égard. Que la gauche effraie plus que l’extrême droite, qu’elle soit jugée moins crédible sur la démocratie, est sidérant. Jamais je ne baisserai les bras devant une telle situation. Jamais je n’accepterai que nous soyons devenus la nouvelle bête noire à abattre. Rien d’étonnant à ce que les tenants de l’idéologie dominante cherchent à nous transformer en épouvantail. Mais bon sang, évitons de lui donner des prétextes ! Et surtout, cherchons obstinément les points de passage, la façon d’éviter de tomber dans les pièges qui nous sont tendus, sans perdre le fil de nos convictions mais sans rabougrir notre audience et notre crédibilité à devenir majoritaire. Pour les trouver, n’oublions jamais que nous sommes plus intelligents collectivement. La démocratie et le pluralisme ne sont pas une perte du temps ou un risque d’amollissement mais une condition pour progresser et gagner.
En dépit de la colère qui m’anime devant ce que je considère comme un immense gâchis, je garde résolument espoir. Pour arracher la victoire, nous ne pouvons pas retourner chacun cultiver nos petits jardins. Faisons cause commune ! Et commençons par retrouver le fil du dialogue et de notre responsabilité historique. Il y a urgence.
Comme le poète Fernando Pessoa, j’ai la certitude qu’il faut continuer, faire de la chute un pas de danse, de la peur un escalier, et de l’interruption un nouveau chemin.
Clémentine Autain
(1) Vidéo des 4 questions au gouvernement, mardi 10 octobre 2023 à l’Assemblée nationale à voir ici