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État espagnol : interview d’une militante anticapitaliste

À la date du 20 mars, plus de 1 000 personnes étaient mortes de la Covid-19 dans l’État espagnol, ce qui en fait le quatrième pays après la Chine, l’Italie et l’Iran en nombre de morts et en nombre de personnes infectées. Près d’un tiers des personnes infectées se trouvent à Madrid et rien n’indique que cela va s’arrêter, bien que le Premier ministre Pedro Sanchez (Parti socialiste) ait décrété le confinement pour tout le pays plus tôt dans la semaine. Dans cette interview, Laia Facet, l’une des animatrices de l’organisation socialiste révolutionnaire Anticapitalistas, répond aux questions de No Border News sur la façon dont la gauche, les syndicats et les mouvements sociaux, notamment les puissants mouvements féministes de l’État espagnol, ont réagi à la situation.

No Border News : Décris l’état de l’épidémie dans ton pays ou ta ville. Combien de personnes sont infectées ? Combien sont mortes ? Quelles sont les estimations des expert·e·s pour les prochaines semaines concernant l’extension de la contagion ?

Laia Facet : Selon le ministère de la Santé, le 17 mars, il y avait plus de 13 000 cas et 598 décès, mais ce nombre avait dépassé les 1 000 le 20 mars. Beaucoup de mesures d’endiguement sont venues trop tard, donc il faudra attendre quelques jours avant de savoir si elles parviennent à abaisser la courbe, ce qui est l’objectif sanitaire prioritaire du moment.

Quelles mesures pratiques ont été prises par ton gouvernement pour répondre à la crise ? A-t-il fait preuve de responsabilité ou a-t-il été pris au dépourvu ? Décris brièvement les mesures que ton gouvernement prend actuellement pour contenir le virus et traiter les personnes infectées. Y a-t-il un état d’urgence, les écoles sont-elles fermées, etc. ?

Comme je l’ai dit, les mesures d’endiguement sont venues tardivement. À aucun moment le gouvernement n’a anticipé les niveaux de contagion et la vitesse de diffusion qui ont été atteints. Nous avons sous-estimé la Covid-19.

Cela a causé une pénurie de matériel crucial. Les masques et autres équipements médicaux se font rares dans des centres de santé et des hôpitaux de tout le pays. Par exemple, on manque de tests de dépistage du virus. À l’heure actuelle, de nombreuses personnes présentant des symptômes n’ont pas pu être testées.

Vendredi 13 mars, tous les établissements d’enseignement supérieur ont été fermés. Au cours du week-end et au début de cette semaine, plusieurs mesures de santé publique ont été prises : fermeture d’établissements commerciaux (restaurants, bars, etc.) ; télétravail dans la mesure du possible ; restriction des déplacements aux personnes effectuant un travail essentiel, à celles s’occupant de personnes ayant besoin de soin et à celles qui font les courses ; fermeture des frontières et interdiction des manifestations sportives et culturelles. Cependant, en ne décrétant pas la fermeture de toutes les entreprises – hormis les commerces essentiels comme les pharmacies et les supermarchés –, le gouvernement continue de mettre la population en danger alors que ce n’est absolument pas nécessaire.

Comment votre système de santé a-t-il réagi à la crise ? Quels sont les grands points faibles de votre système de santé ? Quels sont ses grands points forts ?

L’État espagnol dispose d’un système de santé robuste en comparaison d’autres pays de l’Union européenne. Mais il souffre de déficiences importantes que les syndicats et les mouvements sociaux dénoncent depuis des années. Elles proviennent avant tout des coupes budgétaires et des politiques d’austérité qui ont suivi la crise économique de 2008, notamment le manque de personnel et la pénurie de lits, de moyens, de recherche scientifique, etc., une grande partie ayant été privatisée. La Covid-19 a brisé ces maillons faibles, ce qui a conduit à un effondrement des moyens et du personnel du service public de santé.

Il existe également un système de santé privé parallèle qui monopolise un pourcentage important des ressources, dans la recherche, dans les infrastructures de santé et pour les lits d’hôpital. Dans les premiers jours de la crise, une revendication très populaire était le transfert de tous les moyens de santé privés vers le service public de santé. Cette revendication a émergé dans un contexte où des patients qui essayaient d’aller dans des cliniques privées étaient refusés et renvoyés vers les cliniques publiques, alors que le système de santé public s’était effondré.

Actuellement, le décret d’urgence nationale pris par le gouvernement espagnol envisage la possibilité pour le service public de santé d’utiliser les moyens privés, mais la responsabilité de prendre ces mesures a été renvoyée à chaque communauté autonome, ce qui assure une application très incohérente. Il faut avoir à l’esprit que la constitution espagnole garantit divers degrés d’autonomie aux municipalités et aux provinces, ainsi qu’aux nations contenues dans l’État fédéral, telles que la Catalogne et le Pays basque.

Décris la réponse politique officielle à la Covid-19 dans ton pays en allant de l’extrême droite et des partis conservateurs jusqu’aux partis libéraux et sociaux-démocrates, et aux partis de gauche s’il y en a.

La manière avec laquelle la crise sanitaire sera prise en main aura de profondes implications politiques. Il y a quelques jours, le premier décret du gouvernement a été rendu public. Il contenait certaines des mesures que j’ai mentionnées, mais il décrétait également l’état d’urgence. Cette mesure d’exception autorise l’exécutif à prendre des initiatives politiques sans l’autorisation du parlement pendant quinze jours. Le décret du Premier ministre Pedro Sanchez a donné des pouvoirs extraordinaires à la police, a donné à l’armée un rôle dans le maintien de l’ordre et a concentré l’autorité gouvernementale dans quelques ministères, violant par là les droits des gouvernements autonomes et d’autres institutions. Ces actes posent d’immenses risques pour la démocratie, d’autant plus vu le contexte international d’autoritarisme. Tout cela, en plus de la fermeture des frontières, a bien sûr été applaudi par le Parti populaire (droite) et Vox (extrême droite). En ce moment, le bloc d’opposition de droite concentre ses critiques sur la négligence du gouvernement et son retard à prendre des mesures.

En même temps, le gouvernement a publié un décret qui contient des mesures inquiétantes sur l’économie et le droit du travail. Ce décret suspend les protections des travailleurs·ses et permet de procéder plus rapidement à des licenciements collectifs temporaires. C’est cette mesure que les patrons utilisent actuellement pour licencier des milliers et des milliers de salarié·e·s d’entreprises qui ont fermé du fait de la quarantaine. Le gouvernement a proposé un moratoire sur les remboursements d’emprunts, mais il n’est pas question de suspendre le paiement des loyers. Cela arrive dans un contexte où des centaines de milliers de personnes perdent leur emploi. La solution du gouvernement est de prendre en charge une partie du salaire de ces personnes avec de l’argent public, mais il n’a pas proposé d’impôt extraordinaire sur les grandes entreprises.

Comment les syndicats ont-ils répondu à la crise, en particulier dans le secteur public, l’éducation et la santé ?

Les grands syndicats ont défendu les salarié·e·s contre les licenciements collectifs temporaires, mais les assemblées générales de travailleurs·ses ne peuvent se tenir du fait des restrictions pour éviter la propagation du virus. Les syndicats qui ont des accords moins favorables ou qui ont moins d’influence auprès de leur employeur sont submergés. Des violations à grande échelle des droits des travailleurs·ses sont en cours. Par exemple, de nombreuses entreprises obligent leurs salarié·e·s à poser leurs congés, ce qui est illégal. Et de nombreuses entreprises obligent leurs salarié·e·s à travailler quels que soient les risques pour leur santé. C’est très répandu dans certains secteurs et dans l’industrie, ce qui a même mené à des grèves spontanées qui ont réussi à obtenir la fermeture de certaines usines.

Par ailleurs, les travailleurs·ses domestiques et les personnes travaillant dans les supermarchés font face à des conditions terribles, puisqu’il leur faut continuer à travailler en pleine crise et avec une charge de travail très alourdie. Ces travailleurs·ses ont des salaires et des conditions de travail très précaires, sans parler des risques sanitaires.

Comment les mouvements sociaux (étudiants, féministes, écologistes, de l’immigration, indigènes, etc.) ont-ils répondu à la crise ?

Nous rencontrons beaucoup de difficultés dans la situation actuelle de confinement général. Le militantisme aussi est isolé, donc l’organisation et l’agitation s’expriment surtout pour le moment via les réseaux sociaux. Il y a cependant deux initiatives intéressantes. D’une part, des réseaux de soutien ont été mis en place pour aider les personnes qui ont besoin d’assistance pour faire les courses ou pour s’occuper des enfants. Nous n’avons pas pour le moment de nombre total des expériences de ce type, mais de nombreux quartiers commencent à s’organiser de cette façon. D’autre part, dans différents secteurs sociaux, syndicaux et politiques, se lance une campagne du nom de « Plan de choc social » qui propose des mesures pour défendre les classes travailleuses et populaires pour empêcher que la crise sanitaire ne devienne une nouvelle crise sociale et économique.

Pour finir, quelques commentaires sur l’impact de la crise de la Covid-19 et sur la façon dont tu penses que cela influera sur la situation politique nationale dans les semaines et mois à venir ?

La Covid-19 touche les sociétés dans le monde entier et a un impact économique et social très visible, d’autant plus qu’en Europe tou·te·s les économistes, de droite comme de gauche, nous alertaient d’une récession avant même la survenue de l’épidémie. La fragilité du système financier risque de nous entraîner dans une récession. Dans le cas de l’État espagnol, c’est très clair. Si le gouvernement continue sa politique de dépenses sociales élevées sans recourir à des mesures extraordinaires pour se financer en taxant les grandes entreprises, alors la dette publique augmentera et, comme en 2008, il choisira l’austérité pour éponger les frais.

Initialement publié sur No Border News : https://nobordersnews.org/2020/03/20/laia-facet-1000-covid-19-deaths-in-the-spanish-state-no-end-in-sight-video/. Traduit par nos soins.