La jeunesse est la plaque sensible de la société aurait dit Lénine au moment des mouvements étudiants pour la démocratie dans la Russie tsariste du début du 20e siècle. En ce 23 mars (belle revanche sociale sur un autre 23 mars, celui de 1979 qui sonnait le glas du mouvement des sidérurgistes)[1] la participation massive, beaucoup plus importante que dans les dernières semaines, de lycéens et étudiants aux cortèges tant à Paris qu’en région, nous indique que quelque chose bouge dans les profondeurs de la société. En parlant d’une « plaque sensible », on pourrait même évoquer la volcanologie, et la tectonique des plaques . Avec cette secousse l’irruption de la jeunesse est-elle le prélude à une plus importante éruption?
La part prépondérante des jeunes dans les manifestations et rassemblements multiples et multiformes qui ont marqué ces derniers jours, depuis le vote de la honte, ont contribué – comme les grèves reconduites, les piquets de grève – au maintien d’une « gymnastique » préparatoire à cette grande journée, donnant confiance en les possibilités d’élargissement de la mobilisation, et aussi dans une issue positive.
Loin de démoraliser le mouvement social, le passage en force par le 49-3 qui fait que la loi est maintenant « adoptée », le discours de Macron et la répression, l’ont galvanisé. Qui sème le mépris récolte ce qu’il mérite.
Certes, des centaines de lycées, d’universités bloquées ne font pas (encore) une déferlante comme celles de 1986 (Loi Devaquet) ou 2006 (CPE). Mais si on a tendance à se référer a des précédents, aucune mobilisation ne ressemble vraiment à une autre, il y a des continuités, il y a du nouveau, ne serait-ce que parce que le contexte diffère. Ce n’est pas simplement sur la loi retraite que ces jeunes se mobilisent, le 49-3, les arrestations, touchent à quelque chose de plus fondamental, LA DIGNITE, dignité individuelle si malmenée par la précarité révélée au moment du Covid et des confinements, dignité collective quand la fermeture administrative des établissements, y compris en faisant fi des franchises universitaires, vise à empêcher la tenue d’assemblées générales, de réunions.
Il y avait quelque chose dans l’air qui évoque d’autres temps quand on voit des groupes divers qui rejoignent la manifestation avec tant d’autres revendications, aspirations, comme en 1968 et les années qui ont suivi. Qu’on se souvienne de ces entreprises qui démarraient en grève et qui, une fois en grève, établissaient des cahiers de revendications. Car au fond, c’était aussi la dignité des travailleuses et travailleurs qui sentaient le moment possible de s’éveiller et de la brandir, et qu’il fallait bien formaliser cela dans des revendications puisque c’est comme cela que ça devait se passer. Qu’on se souvienne de ces étudiants qui n’avaient jamais manifesté et qui, un 3 mai au Quartier latin, sortant de leurs cours ont vu des cars de police remplis d’étudiants les emmenant pour des « contrôles d’identité » depuis la Sorbonne jusqu’ au commissariat de Beaujon.
On pense que ce qui faisait scandale alors s’est depuis banalisé. Peut-être finalement pas, peut-être que le moment est venu de considérer comme indignes et scandaleuses ces atteintes aux libertés.
Quelques jours après la grève générale du 13 mai 1968 (on revendiquait 600000 à 800000 manifestants dans la rue à Paris), le 15 mai 1968 une motion de censure était discutée à l’Assemblée nationale, à l’initiative de la gauche parlementaire, contre le gouvernement De Gaulle Pompidou. Au même moment, le mouvement étudiant et lycéen, peu soucieux du jeu parlementaire lançait le slogan « la censure est dans la rue ». Aujourd’hui, de fait, la rue et le Parlement s’articulent.
Et si dans la révolution inachevée de mai et juin 1968, l’unité des étudiants et des travailleurs était le plus souvent un slogan qu’une réalité[2] tant de barrières ayant été érigées alors, quelle satisfaction de voir maintenant dans les rues, les piquets de grève, la classe travailleuse s’amalgamant dans toutes ses composantes – en formation, au travail ou sans emploi, à la retraite – unie dans sa diversité pour défendre ses droits, et le commun avenir.
Faisons un rêve : rêve général.
Robi Morder
[1] La manifestation nationale parisienne des sidérurgistes à Paris avait à peine commencé qu’elle était violemment prise à partie par la police, avec affrontements, arrestations, condamnations. Ce fut le mouvement qui clôtura, sur le plan social, « les années 68 ».
[2] On vit à Renault Billancourt le cortège étudiant solidaire accueilli par des grilles fermées, même si le dialogue s’établissait. Toutefois, en province, les relations furent plus nombreuses sans barrières.