En 2010 tu as publié « L’impossible capitalisme vert » (Ed. la Découverte). Qu’est-ce qui t’a poussé à écrire « Trop tard pour être pessimistes » (Ed. Textuel) dix ans plus tard ?
Plusieurs éléments. Premièrement, j’ai voulu souligner la justesse du diagnostic posé dans « L’impossible capitalisme vert » : il y a un antagonisme irréconciliable entre la dynamique d’accumulation inhérente au mode de production capitaliste, d’une part, et les limites écologiques de la planète, d’autre part. Cet antagonisme crève les yeux dans le dossier climatique : d’un côté, les énergies renouvelables sont en pleine expansion et le GIEC estime que leur potentiel technique peut satisfaire près de vingt fois les besoins humains ; de l’autre côté, la concentration atmosphérique en CO2 (415 ppm actuellement) est sans précédent depuis trois millions d’années et les gouvernements reportent sans cesse les mesures à prendre pour éviter un cataclysme. Le sauvetage du climat n’est pas possible sans une réduction radicale de la consommation finale d’énergie, donc de la production et des transports. C’est incompatible avec le productivisme capitaliste.
Deuxièmement, j’ai voulu actualiser les données scientifiques sur base notamment du rapport spécial du GIEC sur l’objectif de 1,5°C de réchauffement. Cette actualisation est importante à mes yeux car j’ai pour préoccupation de contribuer à diffuser les connaissances nécessaires en direction des personnes non-convaincues, notamment dans le monde du travail. C’est la raison pour laquelle « Trop tard pour être pessimistes » commence, comme « L’impossible capitalisme vert », par une bref état des lieux de la catastrophe en cours et de ses conséquences écologiques et sociales.
Troisièmement, il m’a parfois été reproché d’avoir centré « L’impossible capitalisme vert » principalement sur le défi climatique. « Trop tard pour être pessimistes » élargit le champ à l’ensemble de la crise écologique, avec une attention particulière pour la destruction du vivant. Cela permet de faire apparaître des lignes de forces communes aux politiques capitalistes, par exemple la parenté très forte entre l’arnaque de la « compensation carbone », qui est bien connue, et l’arnaque de la « compensation de biodiversité », qui l’est beaucoup moins.
Quatrièmement, « L’impossible capitalisme vert » comparait les illusions social-démocrates et celles des partis verts, d’une part, et pointait les limites ou les dérives de la décroissance, d’autre part. « Trop tard pour être pessimistes » va plus loin. Le livre passe en revue plusieurs courants d’idées de l’écologie politique (libéralisme vert, collapsologues, adeptes de Jacques Ellul, partisans du capitalisme stationnaire, écologie mystique, etc.) et met en évidence ce qui les relie : une incompréhension du mécanisme de l’accumulation du capital mis en évidence par Karl Marx.
Cinquièmement et surtout, « Trop tard pour être pessimistes » va plus loin aussi sur le plan stratégique. Un cinquième de l’ouvrage est consacré au projet écosocialiste, au plan de transition et aux stratégies de convergence des luttes. Dans ce cadre, une attention particulière est attachée à la question clé : comment amener la classe ouvrière et ses organisations à rompre le compromis productiviste avec le capital ?
Étant paru au mois d’avril de cette année, l’avant-propos de « Trop tard pour être pessimistes » reprend une analyse « à chaud » de ce qu’était en train de produire la pandémie. En particulier tu dis que le virus SARS-CoV2 confirme les profondes distorsions que le capitalisme a provoquées sur la biodiversité, facilitant les « zoonoses ». Nous constatons par ailleurs comment la pandémie a plongé la plupart des sociétés dans des crises sanitaires et sociales. Est-ce que cette pandémie est uniquement une « défaite » pour les populations, ou est-ce qu’elle offre aussi des opportunités pour les mouvements sociaux ?
« Trop tard pour être pessimistes » était écrit fin 2019, mais l’éditeur français m’a offert la possibilité d’écrire un avant-propos sur la pandémie. Il est repris dans l’édition italienne, mais pas dans l’édition en castillan, qui était sortie début mars. C’est dommage, car la pandémie de Covid-19 s’inscrit dans une nette tendance à l’augmentation des zoonoses (selon l’OMS, trois quarts des nouveaux pathogènes présents chez l’humain proviennent désormais d’espèces animales) et que cette tendance est en effet indissociable des atteintes aux écosystèmes provoquées notamment par le nexus déforestation – agrobusiness – élevage industriel. Depuis lors, l’IPBES (Plateforme Intergouvernementale pour la biodiversité et les services écosystémiques – « le GIEC de la biodiversité ») a publié un rapport spécial qui confirme ce lien et conclut qu’il y aura d’autres zoonoses. Selon ce rapport, nous sommes même entrés dans « l’ère des pandémies ». Le risque épidémique s’ajoute donc aux quatre risques écologiques majeurs que sont le basculement climatique, la chute de la biodiversité, la perturbation du cycle de l’azote et la destruction des sols.
Avant de répondre à la question sur les opportunités (et les dangers), il faut souligner le fait que cette crise est un évènement historique. Il est vrai que l’économie mondiale donnait des signes d’essoufflement depuis plusieurs mois, mais le SARS-CoV2 est bien plus qu’un déclencheur des contradictions endogènes au capitalisme : c’est un agent autonome, exogène, et très puissant. Qu’on le veuille ou non, les plans de relance des gouvernements doivent passer sous les fourches caudines du virus. En d’autres termes, les destructions écologiques du capitalisme ont créé un effet boomerang qui revient frapper le capitalisme. Ce n’est pas complètement nouveau : on a déjà connu des effets boomerang locaaux. Par exemple, l’ample érosion éolienne des plaines du Sud des Etats-Unis lors du « Dust bowl », dans les années 20 et 30, était due à la décision de mettre en culture des sols fragiles, inadaptés à la production céréalière. Mais c’est la première fois que le phénomène se manifeste au niveau global avec tant de violence. Il est probable qu’un vaccin permettra d’en sortir, mais il n’est pas certain qu’on trouvera des vaccins contre tous les virus futurs (on n’a toujours pas de vaccin contre le Sida)… et il n’y a pas de vaccin contre le basculement climatique.
C’est cette dimension exogène de la crise qui crée des opportunités nouvelles pour les mouvements sociaux. Pour les saisir pleinement, je pense qu’il faut aller au-delà de la question classique « qui va payer ? » L’action du virus met en lumière le fait qu’il n’y a pas des crises – écologiques, sanitaires, économiques, sociales, alimentaires, etc. – juxtaposées mais une crise globale, une crise systémique due à la rapacité congénitale du mode capitaliste de production de l’existence. A travers la pandémie, le capital révèle assez clairement qu’il n’est pas une chose mais un rapport social d’exploitation et que ce rapport, comme disait Marx, « épuise les deux seules sources de toute richesse – la terre et le travailleur » (la travailleuse aussi). La riposte doit donc articuler plusieurs demandes, on ne peut pas se limiter à la sphère de la distribution des richesses, il faut un plan d’ensemble qui offre une alternative cohérente.
Face à la pandémie, tous les gouvernements, même les plus rétifs (à l’exception jusqu’à présent du gouvernement brésilien), ont été contraints d’adopter une politique sanitaire qui prétend « prendre soin » des populations. Evidemment, cette prétention est hypocrite : le discours sert à emballer une politique sanitaire de classe – néolibérale, hygiéniste, autoritaire, raciste et machiste – qui maintient en priorité l’activité dans la sphère de la production de valeur. Mais le contraste entre le choc de la pandémie et la réalité de la politique sanitaire crée une « fenêtre d’opportunité » pour les mouvements sociaux. Ils ont l’occasion de retourner le « prendre soin » contre l’austérité, les inégalités, les privatisations, la répression des racisé.e.s, la précarisation du travail, les violences faites aux femmes, le refoulement des migrant.e.s, l’extractivisme et la déforestation, l’industrie de la viande, etc. C’est possible, car le « prendre soin » est une attitude qui ne se laisse pas découper en tranches et doit se traduire dans le concret. Il faut un plan antiproductiviste pour prendre soin des humains et de la nature à laquelle ils appartiennent.
Selon moi, l’origine systémique de la zoonose et les causes systémiques de sa diffusion (la globalisation des échanges, leur rapidité, les concentrations de population pauvres, racisées, etc) plaident en faveur du « prendre soin » comme nouveau paradigme de la vie en société et des relations que la société entretient avec la nature. En termes marxistes, il s’agit en fait de plaider pour la centralité de la sphère de la reproduction sociale, mais en étant compris par le plus grand nombre. Il va de soi que cette centralité demande des moyens financiers, mais pas seulement : elle requiert aussi des mesures qualitatives et une éthique. En ce sens, le « prendre soin » peut aider à la convergence des luttes. C’est un levier de ce que Gramsci appelait la bataille pour l’hégémonie, à une échelle de masse. Vu le désarroi idéologique profond et persistant, il me semble utile d’approfondir la réflexion dans ce sens. Car le caractère exogène et sans précédent de la crise n’ouvre pas des opportunités que sur la gauche. Il accélère spectaculairement la montée d’un néofascisme qui combine la démagogie anticapitaliste, le darwinisme social et une conception ultralibérale de la « liberté » comme illimitation, la liberté pour les possédant.e.s – ou celleux qui se projettent comme tel.le.s – d’accumuler à l’infini en exploitant, en détruisant, en dominant et en éliminant. Exiger que les riches paient la crise ne suffit pas pour faire barrage à cette menace.
De manière plus générale, au niveau des réponses à la crise, force est de constater que l’écologie libérale fait désormais partie de l’arsenal idéologique de nombreux gouvernements et institutions. Néanmoins, peu de responsables politiques établissent le lien entre la pandémie et la crise écologique. Par ailleurs, les annonces d’un possible vaccin pour la première moitié de 2021 risquent d’avoir comme effet que la pandémie ne soit qu’une parenthèse dans l’histoire. Quelles sont les raisons de cela à ton avis ?
Il y a en effet un gigantesque paradoxe : alors que lien lien entre la multiplication des zoonoses et la crise écologique fait l’objet d’un très large consensus scientifique, les politiques sanitaires des gouvernements font l’impasse sur les conséquences à tirer de ce constat. Certes, l’urgence sanitaire est là. Mais il est frappant de constater que les think tank capitalistes qui prétendent tirer les conséquences à long terme de la pandémie restent eux aussi muets sur ce point. L’idée ne leur vient pas à l’esprit de mettre en cause le nexus industrie de la viande – déforestation – culture de soja transgénique. Pourtant, ce nexus responsable du risque pandémique accru est probablement le comble de l’insoutenabilité écologique. Quelque cent millions d’hectares sont consacrés aujourd’hui à la production de soja (OGM à 70%) pour nourrir le bétail (qui émet du méthane). Au rythme actuel de développement, 120 milliards d’animaux seront abattus annuellement en 2050 (50 fois plus qu’en 1960 !) et ce cheptel nécessiterait deux planètes. La non-prise de ces réalités ne tombe pas du ciel. Elle traduit évidemment le « court-termisme » du capital. Mais il y a plus. Le journal français Les Echos mentionnait récemment une citation de Xénophon qui est d’une troublante actualité : « L’agriculture est la mère de tous les arts : lorsqu’elle est bien conduite, tous les autres arts prospèrent ; mais lorsqu’elle est négligée, tous les autres arts déclinent » (Les Echos, 25/11/2020). L’agriculture capitaliste « mal conduite » s’est construite historiquement sur les enclosures anglaises, autrement dit sur l’expulsion des populations paysannes, chassées de la terre par la violence. Marx appelait cet évènement « le grand déchirement » des relations humanité-nature. S’attaquer à l’agriculture issue de ce « grand déchirement », c’est saper les fondations historiques de tout l’édifice. Alors oui, la mise au point du vaccin permettra aux aficionad@s du système de se rassurer, de prétendre que la pandémie n’était qu’une parenthèse. Mais leur soulagement risque d’être de courte durée. D’autres pandémies viendront. Et d’autres catastrophes, plus graves, continuent de grossir sans bruit.
Les élections étatsuniennes ont finalement donné Joe Biden comme vainqueur. Biden a montré qu’il prévoit d’avoir une politique qui ferait face au changement climatique, ce qui lui a permis de polariser avec le négationnisme climatique de Trump. Des nombreux mouvements et organisations progressistes ont montré leur soulagement en raison du départ de Trump. Cependant, il y parait aussi que nombreux d’entre elleux préparent une opposition ferme au gouvernement Biden. Dans ton livre précédent, « Le moment Trump. Une nouvelle phase dans le capitalisme mondial », tu analyses le phénomène comme une rupture fondamentale dans les consensus historique au sein de la classe politique américaine. Est-ce que sa défaite implique l’arrêt d’un paradigme politique qui niait le réchauffement climatique ?
Je pense qu’on assiste, sur le climat, à un rapprochement rapide entre les USA, l’Union Européenne et la Chine. Le programme de Biden, le Green Deal de la Commission européenne et les déclarations de Pékin convergent sur un même objectif : zéro émissions nettes de CO2 en 2050. La Chine envisage même pour 2060 un « zéro carbone » incluant le méthane. En parallèle, et pour la première fois, le rapport « Energy Outlook » de l’Agence Internationale de l’Energie intègre un scénario de neutralité carbone en 2050. Ces développements ont été favorisés par la crise sanitaire. D’abord parce que, sans celle-ci, Trump aurait pu être réélu. Mais aussi parce que la crise s’est traduite par un coup sévère porté à l’industrie charbonnière (et pétrolière) tandis que les renouvelables continuaient à progresser. C’est pourquoi, en parallèle au débat sur la relocalisation de productions vitales, la classe dominante est tentée par les avantages d’un système électrique plus souple car moins centralisé autour de très grosses unités de productions. Ce débat s’accélère parce que le cap de la compétitivité des renouvelables est franchi : selon l’AIE, le solaire est dorénavant « l’énergie la moins chère de l’histoire » (Energy Outlook 2020). Même si les Etats n’augmentaient pas leurs objectifs climatiques, l’AIE estime que 80% des nouveaux investissements énergétiques d’ici 2030 se feront dans le solaire. Je pense donc que la COP26 débouchera effectivement sur un « rehaussement des ambitions ».
On ne peut que se réjouir du fait que le climato-négationniste en chef Donald Trump quitte la Maison Blanche. Cependant, le climato-négationnisme n’a pas dit son dernier mot, spécialement aux USA. C’est ainsi, par exemple, qu’Exxon, contrairement à Shell ou BP, maintient le cap exclusivement sur l’exploitation pétrolière… Surtout, il ne faut pas se faire d’illusions sur la convergence climatique USA-UE-Chine. Primo, les objectifs des trois puissances en termes de réduction des émissions en 2030 ne permettront pas de rester au-dessous du 1,5°C de réchauffement : l’UE a donné le « la » en adoptant un objectif bien au-dessous des 65% de réduction dictés par l’urgence et par le respect des « responsabilités différenciées » ; en Chine, les émissions de CO2 augmentent de 2% par an, 70% de l’électricité est produite par des centrales au charbon et le gouvernement semble vouloir reporter après 2030 la réduction radicale des émissions (on parle de 8% par an) ; quant à Biden, il s’oriente vers une réduction des émissions étasuniennes nettes entre 38 et 54% par rapport à 2005. Pour rappel, selon le GIEC, la réduction doit être de 58% au niveau mondial d’ici 2030 pour avoir une chance sur deux de ne pas dépasser 1,5°C ; pour les pays développés, cela implique au moins 65%.
Secundo, la notion de « zéro émissions nettes » est très élastique. Outre que les émissions du transport international ne sont pas comptabilisées, les solutions choisies pour rendre la « neutralité carbone » compatible avec le productivisme capitaliste sont la « compensation carbone » par la plantation massive d’arbres , les « technologies à émissions négatives » et le nucléaire (notamment les mini-centrales). Il y aurait beaucoup à dire sur ces « solutions » du capitalisme vert. Je laisse de côté le nucléaire, dont on connaît les dangers. On peut certes planter des arbres, mais les possibilités ne sont pas infinies et augmenter pendant quelques décennies le carbone organique stocké par les plantes vertes ne peut pas compenser l’énorme diminution du carbone minéral stocké dans les couches géologiques depuis des millions d’années. De plus, sur le plan politique, le mécanisme des compensations carbone est typiquement néocolonial, car il implique principalement que des superficies terrestres des pays pauvres soient appropriées pour servir de poubelle à CO2 pour les pays développés. Quant aux « technologies à émissions négatives », il s’agit principalement de la capture-séquestration géologique du CO2, qui ne présente pas de garantie d’étanchéité. Elle pourrait éventuellement être mise en œuvre pour faciliter le phasing out du charbon sans casse sociale pour les mineurs. Mais en faire une solution structurelle pour continuer à brûler des fossiles pendant plusieurs décennies est une folie pure et simple. Plus on creuse cette question, plus on touche du doigt l’antagonisme entre productivisme capitaliste et limites naturelles. Un exemple est la capture-séquestration avec minéralisation du CO2. Cette technologie garantirait une capture très stable, puisque le carbone est transformé en roches (des carbonates). Mais les groupes extractivistes, De Beers notamment, se jettent dessus pour minéraliser du CO2 dans leurs déchets miniers, verdir ainsi leur image et poursuivre leurs destructions tout en vendant des droits d’émission. Or, il faudrait 100 Gt de déchets miniers – 5 à 50 km3, soit une couche de 30 à 300 m sur 180km2 – pour minéraliser 1Gt de CO2 (soit un quarantième des émissions annuelles). Le capitalisme transforme tout en folie, même les solutions raisonnables.
Tertio, la convergence climatique USA-UE-Chine ne mettra évidemment pas fin aux rivalités inter-impérialistes et constituera une sorte d’accord entre brigands face aux pays du Sud global. Ceux-ci seront en effet contraints de payer une taxe carbone pour avoir accès aux marchés des trois grands. Ce mécanisme impliquera en fait une nouvelle étape dans l’abolition du principe des responsabilités différenciées, que le Sud global avait fait inscrire dans la Convention cadre de l’ONU sur les changements climatiques (UNFCCC). Biden est très clair sur ces aspects impérialistes. Il veut faire de la politique commerciale un levier pour soutenir le grand capital étasunien dans la bataille pour le marché des « technologies propres », créer un fonds de soutien aux exportations de ces technologies, conditionner les allègements de dettes des pays du Sud global et l’aide au développement à l’adoption des politiques climatiques dictées par Washington, etc.
Cette convergence USA-UE-Chine autour d’une politique climatique plus ambitieuse n’est-elle pas néanmoins un moindre mal par rapport à Trump et à ce que nous avons connu jusqu’ici ?
La catastrophe est évidemment un moindre mal par rapport au cataclysme, mais nous sommes déjà dans la catastrophe et les politiques des trois grands blocs économiques mènent tout droit au cataclysme. Les gouvernements cherchent à rassurer les populations en disant qu’ils ont enfin compris l’importance du danger climatique, mais leur scénario implicite est celui du « dépassement temporaire » du 1,5°C de réchauffement. Or, à supposer même que les plantations d’arbres et les technologies à émissions négatives permettent de refroidir le globe dans la seconde moitié du siècle, le risque est réel que le « dépassement temporaire » suffise à entraîner un basculement définitif vers ce que des scientifiques ont appelé la « planète étuve ». Le GIEC situe le point de bascule de la calotte glaciaire du Groenland entre 1,5 et 2°C de réchauffement et deux énormes massifs de glaciers de l’Antarctique sont au bord de la désintégration. Le franchissement du point de bascule groenlandais pourrait entraîner une chaîne de rétroactions positives ramenant la planète au climat du Pliocène, il y a trente millions d’années. A l’époque, le niveau des océans était 30 m environ plus élevé qu’aujourd’hui. Le productivisme criminel du capitalisme nous a menés si près de l’abîme qu’il suffirait de peu de choses pour qu’on fasse la culbute. Or, si un point de bascule comme celui du Groenland est franchi, il est totalement illusoire de croire que le mouvement pourra être inversé à coups de technologies à émissions négatives. Je veux dire ceci : le grand danger est que le mouvement climat se laisse endormir par l’impression que Joe Biden, Xi Jiping et Ursula von der Leyen sont des partenaires, voire des alliés avec lesquels il serait possible, ensemble, de relever le défi climatique, ou au moins de faire un bout de chemin. Il n’en est rien. Ces gens sont au service du productivisme qui se rue sur les énergies renouvelables comme il s’est rué sur les énergies fossiles, sans renoncer à celles-ci, pour accumuler du capital sur le dos des peuples et de la nature.
Tu fais une critique de certains biais idéologiques de la science, notamment des rapports du GIEC et de l’IPBES. Peux-tu en dire plus ?
Ce point doit être abordé avec précaution. Il faut en effet éviter d’apporter de l’eau au moulin des climato-négationnistes et, plus largement, de favoriser la montée de l’irrationnel qui fait aujourd’hui le lit du complotisme. S’agissant du GIEC, on doit distinguer les rapports du Groupe de travail 1 sur la science du changement climatique de ceux des GT 2 et 3 sur l’adaptation et la mitigation. Pour rappel, le GIEC ne fait pas de recherche, il ne fait que compiler les recherches existantes. Les rapports du GT1 compilent des recherches basées sur les lois de la physique. Tant que ces lois ne sont pas bouleversées par une révolution scientifique, ces rapports synthétisent la meilleure science climatique disponible. Les choses sont différentes pour les deux autres GT, en particulier pour le GT3 sur la mitigation. En effet, les scénarios de stabilisation du climat dont il fait la synthèse sont réalisés en introduisant des hypothèses sur l’évolution de la société dans les modèles du système climatique. Les hypothèses sont formulées principalement par des économistes. Dans cette confrérie de modélisateurs, le néolibéralisme règne sans partage. C’est ainsi que le 5e rapport d’évaluation du GIEC dit ceci : « les modèles climatiques supposent des marchés qui fonctionnent pleinement et des comportements de marché concurrentiels ». En clair : hors du marché, point de salut, les modèles ne font pas l’hypothèse de plans publics échappant aux lois du profit. Il est important de contester le GIEC sur ce point. En effet, la soumission au profit implique la soumission à l’accumulation du capital. Du coup, des solutions simples permettant de réduire les émissions de gaz à effet de serre en supprimant des productions inutiles ou nuisibles ne sont pas envisagées. Cet angle mort de la recherche augmente l’angoisse et incite au suivisme vis-à-vis des solutions d’apprenti sorcier du capitalisme vert. A titre d’exemple, je cite dans « Trop tard pour être pessimistes » le cas de chercheurs qui s’interrogent sur le maximum possible des réductions d’émissions par secteur de production et qui n’imaginent même pas qu’on puisse bannir la production d’armes, ou transporter moins de marchandises et les transporter par trains plutôt que par camions.
L’IPBES n’envisage pas non plus de sortir des règles du marché. Au contraire, elle fait la promotion du mécanisme appelé « compensation de biodiversité ». Il consiste en ceci qu’une entreprise extractiviste peut opérer dans une zone de grande richesse biologique si elle s’engage à reconstituer ailleurs les écosystèmes détruits, ce qui est évidemment impossible. Les groupes miniers et pétroliers ont recours à ce mécanisme bidon parce que la raréfaction des ressources les amène à lorgner vers les parcs nationaux et les réserves naturelles riches en minerais ou en hydrocarbures. Il est très positif que l’IPBES souligne le rôle clé des peuples indigènes et des communautés rurales dans la défense de la biodiversité. Mais, en même temps, elle explique la disparition des espèces principalement par la croissance de « la population » et de « l’agriculture » en général, comme si toute population et toute agriculture avaient les mêmes impacts destructeurs. C’est clairement en contradiction avec l’éloge des peuples indigènes et des communautés. Mais la stratégie de l’IPBES repose principalement sur l’idée qu’il faut renforcer et multiplier les réserves naturelles en tant qu’oasis de biodiversité. Or, ces oasis sont certes importantes, mais l’essentiel aujourd’hui n’est pas là, car on ne sauvera pas la biodiversité si les oasis sont séparés par les énormes déserts de l’agrobusiness. L’alternative, c’est l’agroécologie. Mais, du coup, la question de la population se pose sous un autre jour. En pointant « la population » en général, le rapport de l’IPBES suggère que « plus de population = moins de biodiversité ». Or, l’agroécologie nécessite beaucoup de plus de travail humain que l’agrobusiness. De manière générale, il faut s’interroger non seulement sur le nombre maximum d’humains qu’un mode de production peut supporter, mais aussi sur le nombre minimum nécessaires à un mode. Dans « Trop tard pour être pessimistes », je mentionne une comparaison tout à fait éclairante entre la grande et la petite pêche. La seconde est meilleure pour le climat (moins de fuel), meilleure pour la biodiversité, meilleure pour la santé humaine, coûte moins cher à la collectivité et emploie vingt fois plus de main-d’œuvre pour un même tonnage de prises destinées à l’alimentation humaine. La comparaison agrobusiness/agroécologie donne le même genre de conclusion. La lutte pour la biodiversité est inséparable de la lutte contre l’agrobusiness, contre l’industrie de la viande, contre la pêche industrielle et autres mécanismes de prédation capitaliste que l’IPBES se garde de mettre en cause.
Tu passes en revue d’autres courants se revendiquant de l’écologie, allant des courants revendiquant « le Green New Deal » aux courants appartenant à la « collapsologie ».
– Concernant les premiers, affichés la plupart du temps à gauche, ils associent visiblement leur plan à la création monétaire. En quoi c’est d’après toi contradictoire avec une solution écosocialiste ?
– Concernant les courants « collapsologues », peuvent-ils devenir une plate-forme pour des courants d’extrême droite ?
Je ne dirais pas que le Green New Deal tel qu’il est défendu par la gauche étasunienne est contradictoire avec une solution écosocialiste. Ce New Green Deal (GND) comporte au contraire deux idées importantes que les écosocialistes partagent pleinement : pour arrêter la catastrophe, il faut un plan, et ce plan doit nous sortir à la fois de la crise sociale et de la crise écologique. C’est dans ce cadre que j’ai partagé une critique formulée par l’économiste marxiste Michael Roberts, portant sur le financement du Green New Deal par la création monétaire : selon Roberts, l’Etat peut créer de la monnaie, oui, mais la valeur de la monnaie est déterminée par l’économie, donc par les capitalistes qui possèdent l’économie. Si le Green New Deal ne leur plaît pas, les capitalistes n’investiront pas, la monnaie se dépréciera et le gouvernement ne pourra pas financer son plan.
Ceci dit, on n’en est plus là aujourd’hui. La situation a évolué depuis la sortie de « Trop tard pour être pessimistes ». Bernie Sanders s’est rallié à Joe Biden. Celui-ci a surf sur l’idée de GND pour s’assurer le soutien de la gauche mais, si l’étiquette est restée la même, le contenu de la bouteille a changé. Ainsi, le GND de Sanders prévoyait l’arrêt du fracking ; Biden a seulement promis de ne plus distribuer de nouveaux permis de fracking, et d’évaluer au cas par cas les permis existants. S’il est adopté par le Congrès, son programme prévoit d’investir 40 milliards de dollars/an pendant dix ans dans l’énergie propre et les technologies, mais pas de rompre avec l’industrie fossile. On trouve dans son équipe plusieurs personnes financées par les compagnies pétrolières. Par exemple Cedric Richmond, un député très lié à l’industrie pétrolière, gazière et pétrochimique implantée dans son district de Louisiane, qui est des un des dix districts les plus pollués des Etats-Unis. Le Green New Deal version Biden, c’est du capitalisme vert, comme celui de la Commission européenne.
Quant à la collapsologie, je trouve excessif de dire globalement qu’elle peut devenir une plateforme pour l’extrême droite. Je suis extrêmement critique des collapsologues parce qu’ils diffusent un message fataliste sur l’inévitabilité d’un « effondrement ». La lutte collective et la convergence des luttes sont absentes de leurs perspectives. Ils n’ont aucun programme à proposer, excepté la création des petites communautés résilientes qui seront, disent-ils, les seules formes de société câbles de résister à la grande catastrophe qui va faire disparaître la moitié de l’humanité. Ne comprenant pas grand chose au capitalisme, les collapsologues pensent que les pauvres du Sud global seront les moins affectés par « l’effondrement » parce qu’ils sont plus proches de la nature. C’est évidemment une absurdité qui fait abstraction des rapports capitalistes, impérialistes et racistes de domination. La collapsologie peut dériver vers des conceptions réactionnaires qui ne voient d’autre futur pour l’humanité que sa régression vers un passé archaïque. Les collapsologues sont sur une pente glissante quand ils font les louanges d’idéologues comme Jung et Eliade, dont ils semblent ignorer l’engagement nazi, ou quand ils plaident pour qu’hommes et femmes renouent avec leurs « archétypes ». Ceci dit, la mouvance collapsologue est très diversifiée. Il y a une composante quasi « survivaliste » (Yves Cochet), et une composante mystique. Il y a aussi une composante libertaire qui croit que « l’effondrement » balaiera le capitalisme et laissera le champ libre aux communautés autogérées. Tout cela est fort confus et entremêlé. De nombreux jeunes investis dans des luttes importantes contre les projets fossiles se disent proches du courant effondriste-libertaire. Il faut collaborer avec eux dans ces luttes tout en menant le débat stratégique.
Tu soulignes dans la dernière partie du livre l’importance de porter le regard sur des mouvements sociaux émergents. En particulier, tu mets en avant la construction d’une identité subalterne commune à partir des différents sujets, et où le mouvement féministe occupe une place primordiale. Quels sont pour toi les éléments clés de cette « recomposition » ?
Je pars d’un triple constat. Un : on ne changera pas le mode de production sans les travailleurs et les travailleuses, et encore moins contre eux ; il faut donc les gagner au combat écosocialiste. Deux : le monde du travail, globalement, est – au mieux – à l’arrière-garde de ce combat ; ses principales organisations sont pour la croissance et la relance par le « capitalisme vert ». Trois : l’avant-garde des luttes écosocialistes est constituée par les peuples indigènes, les petit.e.s paysan.ne.s (avec un rôle clé de Via Campesina), la jeunesse, et les femmes, qui sont en première ligne sur tous ces terrains. Ces positions d’avant-garde et d’arrière-garde ne tombent pas du ciel. Les travailleurs et travailleuses sont intégré.e.s au capital par le truchement de leur force de travail, achetée, formatée et mise en œuvre pour créer ou réaliser de la plus-value. Leur condition est schizophrénique : leur intérêt historique est d’en finir avec le système, mais leur existence individuelle quotidienne dépend des miettes distribuées par ce système qui les mutile et mutile la nature. Les paysan.ne.s et les peuples indigènes sont dans une autre situation : la défense de leur existence quotidienne coïncide largement avec une gestion écologique de leur environnement naturel. Les jeunes échappent dans une certaine mesure à la schizophrénie (soit parce qu’ils/elles sont scolarisé.e.s, soit parce qu’ils/elles sont rejeté.e.s aux marges du système) ; leur situation les pousse à s’insurger contre la destruction de la planète sur laquelle ils et elles vivront et auront éventuellement des enfants. Quant aux femmes, l’explication de leur rôle primordial fait l’objet d’un débat entre féministes. De ce que j’ai lu, l’idée qui me convainc le plus est que leur position d’avant-garde résulte du fait que le patriarcat leur assigne le travail de soin des corps, ce qui les rend plus sensibles et plus lucides sur les destructions écologiques – un autre exemple d’effet boomerang, en quelque sorte.
A partir de là, je tente d’esquisser une stratégie de convergences des luttes. L’idée n’est pas du tout de chercher le plus grand commun dénominateur entre les mouvements des exploité.e.s et des opprimé.e.s. L’idée est au contraire de favoriser, à partir des avant-gardes, une convergence vers le haut, par une articulation des combats garantissant l’autonomie de chaque composante dans la poursuite de ses exigences légitimes. Le but est de créer un rapport de forces propice à la politisation des enjeux, donc à la rupture du compromis productiviste capital/travail. Notre-Dame-des-Landes est pour moi un exemple instructif parce que l’alliance des zadistes, des riverains, des paysan.ne.s et leur combat acharné ont permis de transformer un conflit territorial en question politique centrale. Toutes les forces politiques et sociales ont été amenées à dire « oui » ou « non » à la construction de l’aéroport. Du coup, les termes du débat ont changé aussi à l’intérieur du mouvement syndical. La CGT de Vinci, en particulier, a été incitée à se prononcer non seulement à partir de préoccupations « trade-unionistes » mais surtout d’un point de vue sociétal plus ample, un point de vue politique. Au terme d’un débat interne, et grâce à l’action d’une gauche syndicale, elle a pris position contre le projet et a soutenu les zadistes. J’en conclus en paraphrasant le Che : « créer deux, trois, de nombreux Notre-Dame-des-Landes est la consigne ».
Cette stratégie est évidemment aux antipodes du « ni gauche ni droite, terrestres » proposé par Bruno Latour. Mais elle diffère aussi de la vision simpliste exprimée par le slogan « le capitalisme détruit la planète, détruisons le capitalisme ». Il faut détruire le capitalisme, bien sûr, et en effet cela demande une révolution. Mais on s’illusionne si on croit qu’il n’y a qu’à désigner l’ennemi capitaliste pour que la lutte de la classe « en soi » arrête la catastrophe écologique. Le problème clé aujourd’hui est en effet la recomposition de la classe « pour soi ». Cette recomposition ne peut venir que des luttes et des convergences des luttes, et ce processus sera parfois douloureux, voire conflictuel. Si on le voit du point de vue de l’écologie, il va de soi qu’il implique nécessairement l’écologisation de la vision du monde et des demandes de chaque couche exploitée ou opprimée. C’est ce processus qui rendra possible une convergence par le haut. Joan Martinez Alier a proposé le concept d’écologie des pauvres. Il faut poursuivre dans cette direction, amener chaque groupe exploité ou opprimé à faire émerger pour ainsi dire « son écologie » concrète, à partir de ses conditions concrètes. C’est ce qui a commencé avec les Gilets jaunes, par exemple, qui ont convergé à plusieurs reprises avec des manifestations pour le climat (et avec des manifestations contre les violences faites aux femmes). Potentiellement, toustes les exploité.e.s ont leur écologie, car la chosification capitaliste-patriarcale-raciste des humains n’est pas essentiellement différente de la chosification des non humains. C’est à partir de cette vision stratégique, selon moi, qu’il faut aborder les tâches des militant.e.s écosocialistes.
Cet entretien a été réalisé en collaboration avec la Gauche anticapitaliste et le CADTM. Publié sur le site de la Gauche anticapitaliste de Belgique.