Le 3 juillet 2018, le ministre égyptien de la Défense, Mohamed Zaki, se trouve à Paris en visite officielle pour « renforcer la coopération conjointe ». Cette visite fait suite à la réception à Paris du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi en octobre 2017.
Outre le dictateur égyptien Al-Sissi et son ministre de la défense, E.Macron aura reçu avec les honneurs le président turc R.T.Erdogan, qui suit une pente autoritaire de plus en plus accentuée, ou du premier ministre israélien B.Netanyahu dont le gouvernement commet des crimes de masse envers le peuple palestinien. Ces réceptions officielles font système et font apparaître une approche macronienne en matière de questions internationales qui ne font que reproduire les vieilles (mauvaises) recettes de la diplomatie française.
Ce qui distingue l’approche macronienne est une forme de cynisme raffiné sous couvert de réalisme afin de faire avancées des « bonnes causes ». Plus précisément, la technique d’E.Macron, lorsqu’il reçoit ces chefs d’Etat, consiste à mettre en avant une poignée de cas individuels sous prétexte de « précision » et d’efficacité pour évacuer tout un contexte qui les génère …
Dans un article précédent après la visite de R.T.Erdogan, j’écrivais :
« E. Macron a projeté à l’échelle internationale son discours « en même temps… en même temps » dans lequel un objectif annoncé est réellement mis en œuvre (réduction de la portée du Code du travail, expulsion des migrants, renforcement des liens avec Erdoğan…) tandis qu’un deuxième, en réalité contradictoire, n’a aucune traduction concrète (faire face aux besoins sociaux, traitement « humain » des migrants, vigilance par rapport aux droits de l’Homme en Turquie…). »
et « si E. Macron s’est prévalu d’avoir abordé franchement la question du respect des droits de l’homme, (…)Cette « confrontation » s’avère de surcroît très décevante : elle se réduit à négocier sur un nombre extrêmement limité de cas de répression arbitraire touchant l’université de Galatasaray (où l’État français est directement impliqué), des responsables d’ONG et des journalistes.
La « précision » revendiquée par E. Macron ne semble qu’un effet de manche pour éluder le système répressif global qui se met en place en Turquie. »
Ces mots s’appliquent exactement à la visite d’al-Sissi. Ainsi, nous apprenons dans la presse que « Selon son entourage, le président français a évoqué avec Abdel Fattah al-Sissi une quinzaine de cas individuels de militants et journalistes égyptiens opprimés ».
Dans le cas égyptien, la vulgate antiterroriste sert de couverture à des relations capitalistes bien comprises et impliquant en particulier le complexe militaro-industriel français.
En effet, E.Macron affirme qu’il ne souhaite « pas donner des leçons » sur les droits de l’homme « hors de tout contexte » et ajoute « Le président Sissi a un défi : la stabilité de son pays, la lutte contre les mouvements terroristes, contre un fondamentalisme religieux violent. », puis il affirme « La France se tient aux côtés de l’Égypte, car la sécurité de ce pays ami, c’est aussi notre propre sécurité ».
La mise en récit opérée par E.Macron est ancienne. Il s’agit d’affirmer que la sécurité des habitants de la France est menacée par des djihadistes radicaux, que le régime d’Al-Sissi réprime ces djihadistes radicaux et donc qu’au-delà de quelques excès (la quinzaine de cas individuels abordés pour faire bonne mesure), le régime d’Al-Sissi peut agir comme il l’entend.
Or, ce blanc seing accordé au régime égyptien n’est pas innocent. La France est le premier exportateur d’armes envers l’Egypte comme l’indique le rapport de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme et de 3 autres ONG . Ce rapport indique qu’un contrat d’exportation de 5,3 milliards d’euros de ventes d’armes a été signé avec l’Egypte, que l’exportation d’armes légères de la France vers l’Egypte a augmenté de 185 % entre la France et l’Egypte, qu’en 2014, le groupe français Ercom a vendu le logiciel de surveillance Cortex, tandis que 12.000 personnes étaient arrêtés par lé régime égyptien en 10 mois…
Cependant, ce cynisme marchand n’est qu’un aspect négatif de la politique macroniste. En effet, cette approche de couverture de dictatures sous couvert de « lutte contre l’islamisme » n’est que la reproduction aveugle des conditions qui ont permis au djihadisme radical de se développer. L’argumentaire développé par E.Macron au sujet d’Al-Sissi est mot à mot le même que celui de ses prédécesseurs au sujet du prédécesseur d’Al-Sissi, Moubarak, renversé par la révolution égyptienne. Or, un terreau fertile du djihadisme radical, qui frappe d’abord les peuples du Proche-Orient puis les pays occidentaux, a été les geôles du régime de Moubarak répressif, corrompu et incapable d’assurer une vie digne à la grande majorité des citoyens du pays. Aujourd’hui, le régime d’Al-Sissi ne se distingue de celui de Moubarak que par une plus grande brutalité policière. Les analyses sur les prisons égyptiennes comme des « incubateurs à terrorisme » ne manquent pas comme ici ou ici.
A cela, il convient d’ajouter que la condamnation à mort du leader emprisonnée des « Frères musulmans » Morsi, quelque soit notre opposition à l’orientation politique prônée par ce mouvement, contribue à cette logique de fabrication de djihadistes radicaux, puisqu’elle ferme toute possibilité de « politique civile ». De ce point de vu, assimiler tout mouvement utilisant un lexique musulman à d’avérés ou potentiels meurtriers de masse est une erreur dangereuse.
En d’autres termes, il serait absurde de croire que les mêmes causes pourraient avoir des conséquences différentes. Plutôt que de mener des politiques de coup de menton, en réaction après des drames qui frappent des civils dans le monde et en France, il s’agirait de mettre fin aux conditions d’émergence des djihadistes radicaux dans le monde. Soutenir al-Sissi aujourd’hui, comme Moubarak ou Ben Ali hier, ne revient pas à endiguer le djihadisme radical mais plutôt à le légitimer et à contribuer à produire sans cesse de nouveaux djihadistes.
Au contraire, l’histoire de ces dernières années montre que c’est le combat démocratique qui a fait reculer ces courants. Les révolutions arabes ont fait bien plus en un jour contre les djihadistes radicaux que les dictateurs qu’ils ont renversé durant tout leur règne.
Renverser la logique développée pendant des décennies et qu’E.Macron reprend à son compte (avec une présentation légèrement « modernisée ») devrait être une évidence au regard des expériences du passé. Mais E.Macron et ses commettants sont dans l’impossibilité d’opérer ce changement, ils en sont organiquement incapables. Cela signifierait pour eux de renoncer non seulement à des contrats d’armements mais aussi, et même surtout, à toute l’idéologie « antiterroriste » qui joue un rôle majeur dans l’hégémonie de la bourgeoisie libérale en France.
En effet, il ne s’agit pas ici seulement d’un combat moral mais bien d’une dimension stratégique de nos luttes en France. Les crimes commis par ces courants djihadistes radicaux, ou ceux qui s’en revendiquent, ont endeuillé de nombreuses familles mais ont également servi à justifier toutes les mesures n’ayant aucune pertinence pour empêcher des tueries mais bien utiles pour réprimer des mobilisations sociales ou faire reculer des libertés démocratiques. Ainsi, E.Macron a raison sur un point : ce qui se passe en Egypte et dans les autres pays de cette région du monde nous concerne ici en France. Il est grand temps de faire entendre une autre approche que celle d’E.Macron et de ses prédécesseurs qui génère sans cesse des nouveaux drames. Cela ne peut être le fait que de forces défendant les intérêts des classes populaires.
Emre Öngün