Hier sur le piquet de grève de Transdev à Villepinte, un conducteur me remerciait de rester calme « pour nous défendre » sur les plateaux télé : « comment vous faites ? ». En vrai, j’ai envie de hurler. À l’intérieur, je bous devant l’état de délabrement insensé du débat public. Comme tant d’entre nous, je suis écœurée par le sinistre spectacle mediatico-politique et vent debout contre la vague réactionnaire qui s’est emparée de notre pays.
Cette semaine, pour ne pas finir desséchée par la polarisation aussi extrême que consternante de la conversation publique, je ne réponds plus. Régulièrement, je me mets sur pause pour reprendre du souffle. Les 250 questions de journalistes au sujet de la confrontation sur X (ancien Twitter) entre Jean-Luc Mélenchon et Ruth Elkrief resteront, de mon côté, sans réponse. Stop. À l’heure où j’écris ces lignes, le hashtag #Larcher est en Top Tweet après que le Président du Sénat, troisième personnage de l’État, a violemment insulté l’un des principaux représentants de l’opposition, Jean-Luc Mélenchon – « ferme ta gueule » (sic). On compte déjà près d’une quarantaine d’articles de presse pour traiter de ce sujet. Du reste de son entretien sur RTL, rien, nada.
Un combo indigeste
Souvent j’ai pensé que le fonctionnement médiatico-politique touchait le fond. En réalité, c’est un puits sans fond : le niveau s’abaisse sans discontinuer, et nous coulons avec. Les échanges sur Twitter, toujours plus électriques et polarisés sur les idées les moins nuancées, sont devenus la base des angles journalistiques. La concentration dans les médias et l’essor des influenceurs réduisent à peau de chagrin l’accès à une information de qualité et pluraliste. L’accélération de nos vies contemporaines nous entraîne dans une obsession de la réaction au plus vite et au plus court. Et la Ve République rabougrit la vie politique à sa dimension personnalisante et à la course des petits chevaux pour la prochaine présidentielle. Ce combo est des plus indigestes. Les grands perdants ? Ce sont les citoyennes et les citoyens puisque la possibilité même d’une discussion démocratique face aux défis immenses de notre époque s’évanouit.
Les grands enjeux ? Nous regardons ailleurs
La Cop 28 ? On a l’impression qu’elle n’existe pas. La voilà reléguée loin derrière les polémiques sur l’écume des choses. Pourtant, la Terre se dirige tout droit vers un réchauffement de près de 3° d’ici la fin du siècle. Une immense catastrophe planétaire en perspective mais, à l’abri des Unes des journaux de la pensée dominante, les multinationales continuent de projeter des ouvertures de gisements d’hydrocarbures, avec la bénédiction de la majorité des États acquis à la supériorité des intérêts du capital sur ceux des êtres vivants. Jamais une COP n’a accueilli autant de lobbyistes des énergies fossiles, et si peu d’ONG climatiques. La COP aux Emirats-Arabes-Unis, c’est comme si l’industrie du tabac était mandatée pour organiser une conférence sur le cancer du poumon. Mais nous regardons ailleurs…
Le massacre à Gaza ? La France est empêtrée dans un deux poids deux mesures édifiant. Les horreurs commises par Israël, au mépris du droit international, ne suscitent parfois aucune empathie, ni même l’ombre d’une condamnation de la part de ceux-là même, leaders politiques ou éditorialistes, qui ont donné tant de leçons d’humanité sur les horreurs du 7 octobre. Comment nos émotions et notre rappel aux droits fondamentaux peuvent-ils être aussi hémiplégiques ? Les principes de justice et de paix devraient nous rassembler. Mais notre débat public a épousé le cadre de pensée issu de l’extrême droite : le « choc des civilisations », l’Occident contre la barbarie. Or vouloir soustraire les événements actuels de l’histoire longue, celle du conflit israélo-palestinien, est une folie. S’il faut regarder en face le fondamentalisme religieux du Hamas, son projet politique et ses actes terroristes, le confondre avec Daesh pour absoudre Israël de sa colonisation forcenée et sa vengeance aveugle en est une autre. Or ce sont ces termes du débat qui se sont en grande partie imposés et qui empêchent de penser les solutions pacificatrices.
La hausse des prix, les bas salaires, les services publics ? Ces sujets sont, dans toutes les enquêtes d’opinion, en tête des préoccupations des Français. Pourtant, ils sont en bas de la pile des sujets de la conversation publique. Lors de notre niche parlementaire insoumise la semaine dernière, nous avons mis les pieds dans le plat avec une proposition de loi rapportée par Manuel Bompard pour encadrer les marges dans la grande distribution. La journée a d’ailleurs été émaillée par deux victoires, dont une sur la dématérialisation des services publics, pour garantir la présence humaine. Et de quoi avons-nous entendu parler le lendemain de cette belle niche pour LFI ? Du clash de mon collègue insoumis Ugo Bernalicis en commission des lois, qui voulait que celle-ci s’arrête pour permettre aux députés de voter les lois en discussion dans l’hémicycle. C’est visiblement plus intéressant que la valorisation de nos propositions de loi concrètes pour la vie de millions de nos concitoyens. Qu’importe le contenu, pourvu que l’on ait l’ivresse du clash.
Le hamster doit sortir de la roue
Une spirale infernale est en train d’avaler tout cru l’intelligence collective et la démocratie. La hiérarchie de l’information est profondément atteinte. Et nous vivons dans une société qui dévore les attentions, les idées, les désirs. Tels des hamsters dans la roue, nous pédalons en cherchant le buzz, en créant le clash, en tournant les mots pour qu’ils claquent – et non d’abord pour qu’ils visent juste. Adieu la nuance, la précision, la complexité ! Ce sont autant d’adversaires de l’audience. Mais notons qu’à la fin, le système médiatico-politique finit par manger, d’une façon ou d’une autre, ceux qu’il a enfantés, ceux qui courent après les clics et fabriquent les chocs. Et si nous sommes shootés aux buzz, nous avons de plus en plus conscience que ce climat nous éloigne des enjeux essentiels et empêche d’y voir clair sur les différentes issues aux crises que nous traversons.
L’ère du clash, pour reprendre la formule de Christian Salmon, est-elle toujours d’époque ou derrière nous ? Nous avons basculé dans une trumpisation du débat public, faite d’outrances et de fake news. C’est un fléau démocratique. Et un défi pour nous. Nous devons éviter de participer à ce climat qui ouvre la voie, in fine, à ceux qui ont intérêt à tuer la rationalité, à faire grandir la démagogie, à cliver le monde populaire sur l’identité. Dans la durée, le pari de la raison et de l’intelligence, de la justesse et de la complexité me paraît le plus cohérent et le plus porteur. Surtout que nous n’en sommes plus à devoir sortir de la marginalité, nous visons une majorité pour gouverner. Et qu’avec la fatigue informationnelle exponentielle, on peut raisonnablement faire le pari que, dans le camp de l’émancipation, une forme de dégoût à l’égard de l’état du débat public finisse par déboucher sur l’aspiration à sortir de ce climat violent et viriliste, réducteur et anxiogène.
Clémentine Autain