Les nombreux effets du dérèglement climatique sont sous nos yeux. La non linéarité de ce processus rend les projections futures incertaines, mais il ne fait aucun doute que le modèle économique dominant en est l’une des principales causes. Ancien ingénieur agronome et auteur de L’Impossible capitalisme vert, Daniel Tanuro défend une alternative écosocialiste : une rupture radicale avec le productivisme — qui a longtemps imprégné les courants socialistes majoritaires. Mais de l’urgence à la catastrophe, il n’est parfois qu’un pas, que la collapsologie franchit sans hésiter : ses partisans vont affirmant que l’effondrement de la civilisation que nous connaissons aura lieu dans un avenir très proche, et qu’il est déjà trop tard pour agir dessus. Tanuro se porte en faux ; nous en discutons.
Vous avez écrit que « l’écosocialisme est autre chose qu’une nouvelle étiquette sur une vieille bouteille ». Qu’est-ce que ce mot porte de si singulier ?
Une rupture radicale avec l’idée que le socialisme serait nécessaire pour « libérer les forces productives matérielles des entraves capitalistes » et permettre ainsi leur « développement illimité », condition de l’émancipation humaine par la « domination de la nature ». Il est vrai que, chez Marx, chercheur à la pensée ouverte, les formules prométhéennes sont soit encadrées, soit contrebalancées ailleurs par un naturalisme sincère et une analyse qui met à nu le caractère destructeur du capitalisme. Dans Le Capital, il écrit que « la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés, gèrent rationnellement leur échange de matière avec la nature et le fassent dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine ». John Bellamy Foster voit dans cette formule la marque d’une « écologie de Marx ». Mais, premièrement, cette « écologie » est un chantier collatéral à peine entamé par Marx lui-même. Deuxièmement, et surtout, les marxistes ultérieurs ont abandonné ce chantier pour retomber dans les formules stéréotypées et mécanistes sur « le progrès ». Il y a quelques exceptions — Walter Benjamin est la plus remarquable —, mais elles sont restées marginales. La dégénérescence stalinienne ne suffit pas à expliquer cette réalité. La critique doit creuser plus profond. Il faut, sans anachronisme mais sans complaisance, débusquer les conceptions qui ont encombré le marxisme de « scories productivistes », comme disait Daniel Bensaïd. Ce travail a acquis aujourd’hui une importance considérable, pour la simple raison qu’une réponse socialiste non productiviste est la seule alternative à la catastrophe écologique qui grandit sous nos yeux.
À travers son ouvrage Tout peut changer, vous estimez que Naomi Klein oscille « entre une alternative anticapitaliste autogérée et décentralisée, de type écosocialiste et écoféministe […] et un projet de capitalisme vert régulé, basé sur une économie mixte relocalisée et imprégné d’une idéologie du soin et de la prudence ». Ce flottement est-il également à l’œuvre dans les partis de la gauche critique qui, de par le monde, aspirent au pouvoir ?
Toute la « gauche critique », comme vous dites, est en effet confrontée à ce terrible problème : il y a un gouffre entre le programme anticapitaliste très radical qui est objectivement indispensable pour arrêter la catastrophe climatique, d’une part, et le niveau de conscience de l’immense majorité de l’humanité, d’autre part. Mais Naomi Klein, dans son livre, a l’immense mérite de reconnaître d’emblée la difficulté : « Je n’ai aucun doute sur la nécessité de mesures radicales, écrit-elle, mais je m’interroge tous les jours sur leur faisabilité politique ». Dans le contexte de votre question, ce « flottement » m’apparaît comme plutôt positif. D’une part, cette franchise lucide fait défaut à beaucoup de partis ; de l’autre, Klein ne se laisse pas enfermer dans la « faisabilité politique » : bien qu’elle fasse — à tort — l’éloge de la « Energiewende1 » allemande (dans le contexte nord-américain, c’est pardonnable !), elle insiste surtout — à juste titre ! — sur l’importance stratégique de l’action directe non-violente contre les projets fossiles-extractivistes et appelle à une coordination internationale de la « Blockadia2 ». Sur ces deux points, elle est plus avancée, plus révolutionnaire et plus cohérente que la plupart des partis de la « gauche critique ». Parce qu’ils aspirent au pouvoir, ces partis minimisent la radicalité des mesures à prendre. En particulier, ils contournent l’absolue nécessité de réduire la production matérielle et les transports pour atteindre les niveaux nécessaires de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
C’est la critique majeure qui doit être adressée à la proposition de Green New Deal avancée aux États-Unis par Alexandria Ocasio-Cortez, par exemple. La même critique doit être adressée dans mon pays au PTB [Parti du travail de Belgique], qui a réussi une percée remarquable mais se contente, face au basculement climatique, de promettre des transports gratuits et une « révolution de l’hydrogène3 ». Une chose est de mettre en avant des revendications partielles, correspondant au niveau de conscience, dans le but d’amorcer un processus de radicalisation par la lutte, et de commencer ainsi à jeter un pont sur le gouffre ; autre chose est de faire croire que la concrétisation de ces revendications partielles par un gouvernement quelconque suffirait à empêcher que la catastrophe se transforme en cataclysme. Car ce n’est pas vrai. Pour avoir une chance sur deux de rester sous 1,5° C de réchauffement sans recourir à des technologies d’apprentis-sorciers, il faut que les émissions mondiales nettes de CO2 diminuent de 58 % d’ici 2030, de 100 % d’ici 2050, et soient négatives au-delà de cette date. Il est rigoureusement impossible d’atteindre ces objectifs, et même de s’en approcher, sans rupture anticapitaliste révolutionnaire. On retrouve ici la question clé de la croissance.
Le productivisme a historiquement gagné nombre de courants de gauche, depuis deux siècles4. Quelle place accordez-vous à cette notion ?
En effet, les conceptions « productivistes » ont été historiquement hégémoniques à gauche. Encore faut-il s’accorder sur le terme. Le système soviétique doit sans aucun doute être considéré comme productiviste, mais il s’agissait d’un productivisme bureaucratique absurde : il était ancré dans la défense des privilèges parasitaires de la caste au pouvoir, pas dans les rapports de production. Ce productivisme n’a pas plus à voir avec la pensée de Marx que l’Inquisition n’a à voir avec le message de Jésus Christ. Dès les premières pages du Capital, sa comparaison des deux mouvements M-A-M et A-M-A’5 amène Marx à la conclusion que le second, qui définit le capital, implique forcément une tendance au développement sans fin. Cette tendance est au cœur du capitalisme puisqu’elle découle de son objectif fondamental — la production de (sur)valeur abstraite6. Logiquement, y substituer la production de valeurs d’usage doit donc y mettre fin. Dans ses Théories sur la plus-value, Marx revient sur la question par un autre biais, plus technique : la concurrence pour le profit conduit à une augmentation fantastique du capital fixe, donc à un « lock-in7 » technologique de long terme, donc à une obligation despotique de produire — le « lock-in » du capital dans le système énergétique fossile est d’ailleurs un bel exemple. Concluant le raisonnement, il évoque la tendance du capital à « produire pour produire, qui implique aussi de consommer pour consommer ». « Produire pour produire » pourrait être une bonne définition du productivisme.
À cette aune, Marx n’est pas productiviste, en dépit de ses ambiguïtés prométhéennes. Mais, à cet égard, on peut douter qu’aucun·e marxiste l’ait été : n’avaient-ils et elles pas tous et toutes pour but l’instauration d’une économie axée sur la satisfaction des besoins humains réels par la production de valeurs d’usage ? On voit ainsi que la question n’est pas si simple. En fait, l’emprise productiviste à gauche ne renvoie pas au « produire pour produire » mais à l’idée stratégique que le capital, en développant les forces productives, rapproche l’humanité de l’émancipation socialiste, du règne de la liberté. Or au-delà d’un certain point, c’est le contraire qui est vrai. Il serait dès lors peut-être utile de distinguer le productivisme de ce qu’on pourrait appeler l’idéologie productiviste de domination sur la nature, ou l’idéologie instrumentale du progrès technique sans bornes. Selon moi, c’est cette idéologie qui est hégémonique à gauche depuis deux siècles. Mais elle n’est pas facile à combattre, car elle s’enracine non seulement dans la logique économique du capital mais aussi dans la situation schizophrénique que cette logique impose aux exploité·e·s, contraint·e·s de vendre leur force de travail pour survivre. Cette dure réalité fonde le productivisme dans la social-démocratie gestionnaire et dans les organisations syndicales réformistes, pour lesquelles l’emploi dépend de la croissance. En tant qu’écosocialistes, nous sommes dans la continuité du Marx écologiste quand nous y opposons l’idée qu’il faut d’urgence produire moins et partager plus, notamment partager le travail nécessaire.
Un courant marxiste a pu soutenir l’idée que le capitalisme finirait par s’effondrer sous le poids de ses propres contradictions économiques. Certaines critiques écologiques du capitalisme reprennent parfois ce type de discours aux accents téléologiques8, affirmant que l’ensemble de la société thermo-industrielle butera sur des limites — physiques, naturelles — et s’écroulera. L’écosocialisme n’a pas cet horizon ?
Des marxistes ont en effet soutenu cette idée mécaniste que la dynamique d’accumulation conduirait automatiquement à un écroulement du capitalisme. Ce fut notamment le cas dans l’entre-deux guerres d’un auteur allemand, Henryk Grossman, qui en avait fait un véritable dogme. Il y a effectivement des similitudes fortes entre cette théorie et celle de l’effondrement écologique inévitable de la « société thermo-industrielle », qui est défendue aujourd’hui par certains courants verts. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard qu’un petit courant « marxiste collapsiste » a fait sa réapparition récemment dans le monde hispanophone, en Amérique latine notamment. Les écosocialistes pour leur part refusent ce fatalisme de l’effondrement. Que la situation soit gravissime, c’est l’évidence même. Mais le capitalisme ne s’écroulera pas de lui-même, ni sous le poids de ses contradictions internes, ni du fait de la crise écologique. Sa logique pousse au contraire des secteurs des classes dominantes à envisager des moyens néo-malthusiens, barbares, pour se sauver et sauver leurs privilèges. Face à cette menace très concrète, je crains que le fatalisme de l’effondrement inévitable sème la résignation. Or, nous avons urgemment besoin de lutte, de solidarité, et d’espérance.
Des écosocialistes critiquent le concept d’Anthropocène car il invisibiliserait le rôle du capitalisme, et préfèrent utiliser celui de Capitalocène. Dans notre septième numéro papier, Agnès Sinaï nous disait : « Le capitalisme est une explication nécessaire mais non suffisante de l’Anthropocène. Il représente une dimension historique de l’industrialisme mais n’explique pas la fascination pour l’atome, la vitesse, les armes ou les hypermarchés. ». Quel est votre regard sur ça ?
Je discute le concept d’Anthropocène mais je ne le combats pas. J’en prends acte comme de la conclusion à laquelle les géologues parviennent à partir de leurs critères de géologues : la montée du niveau des mers, les éléments radioactifs, les milliers de composés chimiques artificiels et la chute brutale de la biodiversité laisseront dans l’écorce terrestre des traces significatives de l’activité humaine. Les géologues estiment que cela marque l’entrée de la planète dans une ère géologique nouvelle. Celles et ceux qui s’opposent au terme « Anthropocène » ne contestent pas cette conclusion. Le problème est donc sémantique. Certes, parler de « Capitalocène » permet de pointer la responsabilité majeure du capital dans la destruction écologique. Mais la médaille a un revers : on invisibilise la responsabilité des pays du dit « socialisme réel ». Or cette responsabilité n’est pas mince : pour rappel, avant la chute du Mur, l’Allemagne de l’Est et la Tchécoslovaquie détenaient le record mondial des émissions annuelles de gaz à effet de serre par habitant. On peut s’interroger aussi sur l’utilité de cet escamotage, au moment précis où nous avons besoin de comprendre pourquoi ces pays ont été productivistes, afin de ne pas retomber dans les même ornières… À mon sens, le point clé n’est pas la sémantique mais la datation. Si les géologues sont cohérents avec leurs critères de géologues, alors le changement d’ère n’intervient pas avant la deuxième moitié du XXe siècle, ce qui signifie que les interprétations misanthropiques du terme « Anthropocène » sont contrées : ce n’est pas l’espèce humaine qui est responsable mais son mode historique de production. Cet aspect est décisif, car le danger d’une misanthropie essentialiste basée sur une pseudo-science est très réel aujourd’hui, et se développe dans le sillage de la barbarie capitaliste montante. En même temps, il est évident que le fait objectif du changement d’ère ne clôt pas le débat. Il l’ouvre au contraire, et on voit bien, à partir des arguments pro et contra, que les critères des géologues sont inadaptés, en tout cas insuffisants, pour la simple raison que les causes du changement d’ère ne sont pas « naturelles » mais sociales. D’où la nécessité de la critique, et de l’intervention des sciences humaines et sociales : histoire, sociologie, économie.
D’un point de vue économique, comment concilier les investissements gigantesques nécessaires à la transformation de nos systèmes productifs — l’énergie en premier lieu — et une certaine décroissance du PIB ?
La question me semble mal posée. D’une part, le PIB n’est pas un indicateur pertinent. Il faut impérativement, pour rester dans les clous écologiques, réduire massivement les émissions de gaz à effet de serre, donc l’extraction, le transport et la transformation de matières, donc la consommation d’énergie. Par conséquent, la transition socio-économique doit être cadrée par des indicateurs physiques. D’autre part et surtout, ce sont précisément les investissements gigantesques nécessaires à la transformation des systèmes productifs, en particulier du système énergétique, qui rendent indispensable la décroissance en question. La transition en effet ne consiste pas à dire qu’un système B pourrait fonctionner comme alternative au système A, mais à indiquer le chemin menant de A à B. Le système énergétique fossile n’est pas adaptable aux sources renouvelables. Il doit donc être mis à la casse de toute urgence et un nouveau système doit être construit. La tâche est énorme, et requiert inévitablement de grandes quantités d’énergie. Aujourd’hui, globalement, cette énergie est fossile à 80 %, donc source d’émissions de CO2. En d’autres termes : toutes autres choses restant égales, la transition elle-même sera la cause d’un supplément d’émissions.
Or celles-ci doivent commencer à diminuer tout de suite, et très radicalement, comme je l’ai dit. Dans le cadre de la logique capitaliste d’accumulation, le problème est rigoureusement insoluble. Si l’on met de côté le climato-négationnisme de Trump et Bolsonaro, la seule réponse du système consiste à développer des technologies insuffisantes, incertaines et dangereuses, comme le nucléaire et la bioénergie avec capture et séquestration du carbone (BECCS). Plutôt que de tout mettre en œuvre pour ne pas dépasser le seuil de dangerosité de 1,5 °C, on choisit de dépasser ce seuil dans l’espoir que ces technologies permettront de « refroidir » la Terre par la suite. C’est une folie intégrale, un non-sens absolu. Pourtant, c’est vers ces « solutions » d’apprenti-sorcier que le « capitalisme vert » s’oriente aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que la seule manière rationnelle d’équilibrer l’équation climatique est intolérable pour lui. En quoi consisterait-elle ? Il faudrait décréter une mobilisation générale, dresser un inventaire de toutes les productions inutiles ou dangereuses, de tous les transports inutiles, et les supprimer purement et simplement — sans indemnités pour les actionnaires — jusqu’à atteindre les réductions d’émissions nécessaires. Il va de soi que cette opération requiert des mesures draconiennes, notamment la socialisation des secteurs de l’énergie et du crédit, la réduction massive du temps de travail sans perte de salaire, la reconversion des personnels dans des activités utiles avec garantie du revenu, et le développement de services publics démocratiques.
La décroissance a été qualifiée de « mot obus ». La collapsologie, par l’attrait qu’elle exerce — y compris auprès de personnes ou groupes sociaux peu politisés —, est-elle un « mot aimant » ?
Mais un « mot aimant » vers quoi ? Toute la question est là. Les collapsologues ne sont pas toujours très nets : il y a des nuances et des variantes dans leur discours. Mais, en définitive, ils tendent toujours à revenir à l’affirmation que « l’effondrement » est inévitable et que la seule réponse consiste a créer de petites communautés « résilientes », car il n’y aura pas d’autre moyen de survivre après l’apocalypse. Dans leur dernier ouvrage, Une autre fin du monde est possible, Pablo Servigne et ses amis vont jusqu’à écrire que « l’effondrement », c’est comme la maladie de Hutchinson, une maladie dégénérative, héréditaire et mortelle : il faut l’accepter et arrêter de se battre… Au lieu d’identifier le capitalisme comme la cause principale — je ne dis pas la seule — de la destruction écologique, ils naturalisent les rapports sociaux et font planer sur nos têtes une menace aux accents bibliques. À partir de là, toutes les dérives idéologiques sont possibles, et Une autre fin du monde, hélas, n’en manque pas…
Ceci dit, l’attrait de la collapsologie est indéniable, et pas unilatéralement négatif. Il s’explique évidemment par l’angoisse face aux menaces terribles que la destruction de la planète fait peser, et il faut mettre à l’actif des collapsologues d’avoir contribué à informer de la gravité de la situation. Mais cet attrait renvoie aussi, chez certain·e·s, à une prise de conscience politique de la nécessité de rompre profondément avec la société actuelle, son productivisme et son fétichisme de la marchandise. Il y a là un paradoxe : alors qu’ils semblent incapables d’expliquer pourquoi le capitalisme est si destructeur, les collapsologues entrent néanmoins en écho avec des couches sociales, jeunes notamment, qui cherchent des réponses anticapitalistes. Vis-à-vis de ces milieux, il est donc important de mener le débat. En particulier, je crois important d’expliquer que le scénario d’inspiration anarchiste d’un effondrement du capitalisme ouvrant la voie à la société autogestionnaire basée sur les communautés locales ne permet pas de faire face aux défis globaux de la transition. La complexité de ces défis requiert une action planifiée. J’adhère à 100 % aux idées d’autogestion décentralisée, mais la transition requiert à la fois la centralisation et la décentralisation, la planification et l’auto-activité. L’histoire a montré les risques terribles de dégénérescence propres à cette combinaison des contraires. Mais la bureaucratisation ne saurait être évitée en se projetant, au-delà de la transition, dans un futur autogestionnaire radieux, sans État ni partis… Il faut un programme pour la combattre.
En estimant que certains d’entre eux naturalisent les rapports sociaux, vous avez reproché aux collapsologues de « plonger dans la régression archaïque »…
Je ne dis pas que la naturalisation des rapports sociaux débouche inévitablement sur la régression archaïque, mais elle la favorise indiscutablement. Si on n’identifie pas la responsabilité historique majeure du capitalisme, comment faire prise, où est l’issue possible ? Pour certains, il n’y en a pas, la Terre souffre d’une maladie qui s’appelle humanité et n’en guérira qu’avec l’élimination de cette engeance. C’est malheureusement la conclusion cynique de James Lovelock au terme de son livre sur l’hypothèse Gaïa, par exemple. Les collapsologues ne sont certes pas à ranger parmi ces cyniques. L’issue, pour eux, serait psychologique : nous devrions passer par une phase de deuil, redécouvrir notre inconscient collectif et nos archétypes, notamment les archétypes masculins et féminins, profondément enfouis depuis la préhistoire. Nous devrions pour cela pratiquer des rituels visant à retrouver le sauvage en nous. Bref, la clé de l’avenir serait à chercher dans le passé le plus lointain, conformément aux élucubrations réactionnaires de Carl Gustav Jung. C’est cela que j’ai désigné par l’expression « régression archaïque ». Mais celle-ci cohabite avec d’autres tendances, comme « l’éco-spiritualité ». La collapsologie est traversée de nombreuses contradictions.
Mais au vu des dizaines d’années d’inaction des pouvoirs en place et des rapports de force actuels, on peut redouter un maintien du statu quo, un scénario business as usual. Parler d’effondrements pour nommer les catastrophes qui en découleraient ne relève-t-il pas tout de même d’un certain pragmatisme ?
Si on emploie le conditionnel, comme vous le faites, et qu’on parle d’effondrements au pluriel, et de catastrophes au pluriel, comme vous le faites, le pessimisme est certainement une forme de lucidité. Mais ce n’est pas ce que font les collapsologues : ils ne parlent pas des effondrements mais de l’Effondrement absolu, et ce super-concept absorbe tout indistinctement. Depuis les effondrements boursiers jusqu’à ceux des batraciens et des insectes, tous les phénomènes sont réunis comme s’ils annonçaient la fin du monde. L’ample recours aux références scientifiques confère à ce discours une apparence de rigueur, mais il n’en est rien. D’abord parce que les références sont sélectionnées. Mais surtout parce qu’il y a un vice de méthode. On peut « s’appuyer sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition », comme écrivent Servigne et ses amis. Mais à une condition : que la raison tente d’embrasser à la fois la destruction « anthropique » de l’environnement, d’une part, et la responsabilité précise de la forme sociale historique responsable aujourd’hui de cette destruction, d’autre part. Sans articuler ces deux volets de la réalité, plus on accumule les données relatives à la destruction, plus la question posée au public — « Où votre intuition vous dit-elle que cela nous mène ? » — aura de chances de déboucher sur la réponse souhaitée : « Tout va s’effondrer. » Sans conscience sociale, l’intuition est biaisée, le raisonnement est circulaire, et on fait de la pseudo-science.
Dès 2007, vous vous êtes penché sur le best seller du scientifique Jared Diamond, Effondrement. Vous lui contestez l’idée que la croissance démographique serait un facteur surdéterminant de la crise environnementale : pourquoi ?
Il est évident que la démographie est un élément de l’équation environnementale. Ce que j’ai contesté chez Diamond, entre autres choses, est sa tentative de faire de la démographie le facteur surdéterminant, l’explication en dernière instance des soi-disant « effondrements » de sociétés humaines, et par conséquent le levier majeur d’une politique visant à les éviter. Depuis lors, les critiques que j’ai formulées ont été amplement confirmées par de nombreux travaux scientifiques. Il a notamment été démontré de façon incontestable que l’explication de l’effondrement de l’Île de Pâques avancée par Diamond (la théorie de « l’écocide » par une population dépassant la capacité de charge de l’écosystème et présentant tous les signes d’une hubris délirante) n’était d’un bout à l’autre qu’un tissu de contre-vérités créées de toutes pièces. Loin d’être les brutes imbéciles décrites par Diamond, les Rapa Nui (nom polynésiens des « Pascuans »), avaient déployé des trésors d’intelligence pour protéger l’environnement de leur île, y compris au besoin contre leurs propres erreurs. Ce sont les raids esclavagistes et le colonialisme qui ont détruit cette civilisation remarquable et ruiné définitivement l’écosystème. Mais cette vérité a bien du mal à sortir du puits. Surtout en France, où les plus hautes autorités de l’État continuent à promouvoir le best-seller Effondrement, qui a fait le succès de Diamond. J’espère que les collapsologues finiront par se distancier de ce personnage réactionnaire et raciste.
Entretien inédit pour le site de Ballast.