Quels évènements historiques ont marqué le XX° siècle, notamment pour celles et ceux qui se situent dans l’histoire des combats pour l’émancipation ? Tel est le propos de « Fragments radiophoniques, 12 entretiens pour interroger le vingtième siècle » (1). L’ouvrage reprend sous forme écrite une douzaine d’entretiens radiophoniques donnés en 2007-2008 par Daniel Bensaïd à l’une des dernières radios libres, Fréquence Paris Plurielle (FPP), plus précisément pour l’émission « Les oreilles loin du front ».
C’est un véritable exercice de style au format très contraint : au cours de ces entretiens, Daniel Bensaïd revient (en vingt minutes à chaque fois) sur une date emblématique. Ces douze dates ont été choisies par l’équipe de la radio FPP en charge de l’émission pour illustrer les principaux problèmes politiques et les questions stratégiques soulevées lors du « court vingtième siècle », celui qui commence vraiment avec la révolution d’Octobre – c’est la première date retenue – et s’achève prématurément avec la chute du Mur de Berlin, date qui clôt la séquence des entretiens. Avant même de s’attacher au contenu des entretiens, cette démarche appelle deux remarques.
Les marqueurs d’une culture politique
La première remarque tient aux dates retenues. Le choix effectué par les animateurs de l’émission renvoie (à mon sens) à une culture politique bien particulière : celle du courant marxiste révolutionnaire. En France, ce courant s’est incarné pendant une quarantaine d’années à travers la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), dont Daniel fut précisément un des principaux dirigeants et porte-parole. Du coup, étant quelque peu concerné par cette histoire, avant de lire Fragments radiophoniques, j’ai fait moi-même le « test à l’aveugle », sans regarder le sommaire : amené à citer douze dates clés pour le XX° siècle, lesquelles aurais-je choisi ? Et le résultat est assez étonnant pour être rapporté.
Sur les douze dates retenues, deux sont différentes : j’avais noté les grandes mobilisations populaires de juin 1936 et de l’hiver 1995 qui ne figurent pas dans les Fragments radiophoniques choisis par l’équipe de FPP qui, a contrario, a interrogé Daniel sur mai 1945 (la fin de la Seconde guerre mondiale) et janvier 1961 (assassinat de Patrice Lumumba). Quatre dates sont « semblables » au sens où si la date précise est différente, elle fait référence à la même séquence historique. A savoir la révolution espagnole : mai 1936 (le début de la révolution espagnole) pour l’équipe de FPP ; mai 1937 (les « journées de Mai » à Barcelone et l’écrasement du POUM et de la CNT) en ce qui me concerne. La lutte de libération du peuple algérien : novembre 1954 (Toussaint rouge, début de l’insurrection algérienne) pour FPP ; octobre 1961 (massacre de centaines de manifestants algériens à Paris), pour moi. La révolution cubaine : janvier 1959 (entrée des Insurgés à la Havane) pour FPP ; octobre 1967 (assassinat d’Ernesto Che Guevara en Bolivie) pour moi. Et août 1970 (dépôt de gerbe à la Femme du Soldat inconnu, naissance du MLF) pour FPP ; avril 1971 (publication dans le Nouvel Observateur du Manifeste des 343) pour moi.
Six dates sont strictement identiques : octobre 1917 (révolution russe), janvier 1919 (assassinat de Rosa Luxembourg), mai 1968 (fermeture de la Sorbonne, soulèvement étudiant et grève générale), septembre 1973 (coup d’État de Pinochet contre l’Unité populaire chilienne), mai 1981 (élection de François Mitterrand), novembre 1989 (chute du Mur de Berlin).
Naturellement, ce qui précède est un peu personnel et donc, sans doute, anecdotique. A ceci près que je suis assez persuadé que si d’autres camarades (ayant partagé la même aventure militante et humaine) faisaient le même exercice, ils aboutiraient à des résultats assez semblables. C’est d’ailleurs un peu ce qui justifie cette parenthèse : lorsqu’une organisation politique est dotée d’une certaine densité politique et d’un peu de durabilité, elle ne produit pas seulement une orientation politique, mais aussi une véritable culture politique : « ce qui a fait la Ligue, au-delà de son histoire, de ses débats, de son orientation politique et de ses multiples activités : une ‘culture politique’ forte faite de lectures partagées, de références communes et de signes de connivence qui font que, presque à coup sûr, militants ou anciens militants même s’ils ne se connaissent pas, se reconnaissent aisément, sinon au premier coup d’œil, du moins aux premiers propos échangés… » (2). A l’évidence, on pourrait rajouter à ces éléments la liste de dates emblématiques aux références communes dont il est ici question !
Quand l’histoire n’est pas encore écrite
C’est la seconde remarque que m’inspire l’exercice auquel D. Bensaïd a accepté de se livrer : cette manière de faire revivre les combats émancipateurs du XX° siècle à travers des dates emblématiques est assez particulière au courant marxiste révolutionnaire. Sur le plan intellectuel, elle se différencie des chercheurs qui se focalisent sur les tendances lourdes de l’histoire longue. Sur le plan politique, elle se différencie tout autant des courants qui mettent en avant soit les évolutions (plutôt que les révolutions), soit la révolution longue et les « processus » plutôt que les « évènements ».
Commençons par devancer une critique prévisible : non, cette approche n’a rien à voir avec la nostalgie du Grand Soir ! Mais elle n’est pas neutre parce qu’elle concrétise une conviction : naturellement, l’Histoire est le produit de phénomènes sociaux de longue durée et, en conséquence, n’importe quelle Histoire n’était pas possible. Mais, en même temps, il convient de refuser tout pensée mécaniste ou fataliste : l’Histoire qui s’est effectivement produite était, naturellement, une histoire possible. Mais cette histoire n’était pas la seule possible. Il y a eu, à un moment donné, un évènement, au cours duquel les hommes et les femmes ont, par leurs actions, décidé du cours des choses. Dans cet ouvrage, Daniel Bensaïd le signale à propos de la Révolution russe, mais le propos est beaucoup plus général : « comment se définit un évènement, une révolution, a fortiori une révolution comme celle que symbolise Octobre ? C’est ce qui arrive et qui aurait pu ne pas arriver, sinon il n’y a pas d’évènement, si c’était inscrit dans la logique antérieure. Cela aurait pu ne pas arriver, c’est arrivé (…) c’est une possibilité qui se réalise mais qui n’était pas fatale ». Dans l’une des contributions (3) qui figurent dans la seconde partie de l’ouvrage et complètent les réflexions de D. Bensaïd, Ugo Palheta systématise cette approche : « c’est dans ces moments où se craquèle un ordre des choses, qui est aussi un ordre des corps et des cerveaux, où des aspirations populaires longtemps tues peuvent enfin s’exprimer librement (que l’on pense à mai-juin 68 !) où la lutte économique se déplace sur le terrain politique que s’affirment pour des millions de personnes des possibles inaperçus auparavant, souvent jusqu’à la veille ». Dans le même ordre d’idées, D. Bensaïd lui-même avait évoqué « l’éclat solaire de l’évènement » dans un autre ouvrage (4) nettement plus ancien.
L’exigence stratégique
A travers l’évocation de ces évènements, D. Bensaïd nous fournit finalement quelques indications stratégiques. Il le fait avec une certaine humilité : en effet, ces entretiens comprennent quelques retours critiques, aussi bien vis-à-vis de Trotski lui-même (notamment son sectarisme vis-à-vis du POUM) que par rapport à des affirmations un peu rapides dont notre génération ne fut pas avare (notamment vis-à-vis de Salvador Allende). Il le fait aussi, naturellement, avec des convictions fortes. Dire le XX° siècle, c’est dire ce que furent les soulèvements émancipateurs et leurs fulgurances. Mais aussi leurs dévoiements. Leurs trahisons, parfois. Et leurs échecs, souvent. Plusieurs des dates choisies mettent en lumière le caractère décisif de l’option révolutionnaire. Aux origines, forcément, il y a la Révolution russe. Elle triomphe malgré la coalition contre-révolutionnaire des principales puissances impérialistes. Mais elle débouche sur la dégénérescence stalinienne…
Traiter de la révolution allemande (et de son échec) ainsi que de la révolution espagnole (et de son échec) permet précisément de repérer ces moments bien particuliers où l’histoire bascule car, pour partie, ils déterminent la suite de ce qui va advenir ; en l’occurrence, l’effet cumulatif des défaites révolutionnaires des années 20 et 30 a conduit à la Seconde Guerre mondiale et au déferlement de la barbarie. Cela permet aussi de préciser la nécessaire critique des réformistes. Les sociaux-démocrates allemands ont contribué à l’assassinat de Rosa Luxembourg ; les staliniens espagnols ont écrasé dans le sang le prolétariat révolutionnaire de Barcelone. Ces épisodes montrent en effet que si, en temps « normal », on peut juger les « réformistes » inconséquents et « mous », en période d’effervescence révolutionnaire ils se transforment parfois en force contre-révolutionnaire active. D. Bensaïd l’écrit ainsi, à propos de la Révolution allemande et de l’assassinat de Rosa Luxembourg : « Chez les réformistes, il y a des gens sincères, y compris honnêtes, pourquoi pas, mais il y a aussi des assassins en puissance »… Ou encore, à propos de la révolution espagnole : « le sort de la Révolution espagnole s’est joué en partie dans les journées de Mai à Barcelone en 1937. C’est-à-dire dans la répression, à l’intérieur du camp révolutionnaire, de la composante libertaire et poumiste par la restauration d’un ordre militaire et étatique sous la direction des staliniens ».
Le Chili soulève une tout autre question, celle du « réformisme » – mais, oh combien différent ! – de Salvator Allende : « comparé à nos réformistes, c’était quand même un géant de la lutte des classes (…) Cela ne change rien au problème politique. Mais cela implique du respect pour la personne ». Le problème politique reste, en effet, entier : « jusqu’en août 1973, il y a eu des manifestations de 700.000 manifestants à Santiago, appuyant Allende et répliquant au coup d’État. C’est le moment effectivement où une contre-offensive du mouvement populaire était possible et où, au contraire, la réponse a été un élargissement à la droite des alliances gouvernementales et des gages supplémentaires, qui signifient en réalité finalement un encouragement au coup d’État ». Une autre orientation, plus radicale, aurait-elle permis la défaite des putschistes ? La question reste d’autant plus brûlante que, comme l’indique D. Bensaïd, notre génération révolutionnaire s’est identifiée à la mobilisation populaire qui a accompagné l’Unité populaire…
Au cours de cette pérégrination historique, Fragments radiophoniques évoque d’autres évènements et d’autres questions stratégiques, notamment celles liées aux processus de décolonisation et aux luttes de libération nationale et sociale des « pays du Sud » (Cuba, Algérie, Afrique). Sans oublier, naturellement, Mai 68. Moins par goût commémoratif qu’à cause de la nécessité de « combattre ces récits dominants, aujourd’hui devenus dominants en fait de 68 et de ses enjeux en France et internationalement ». On peut s’attarder aussi un peu sur l’évènement qui clôt l’ouvrage, la chute du Mur de Berlin.
L’élément le plus frappant de ce chapitre est que Daniel Bensaïd insiste sur le fait que la disparition du système stalinien en URSS et en Europe de l’Est est d’abord une « défaite sociale » avant d’être une défaite « idéologique » ou même « morale ». Car après « la désintégration de l’Union soviétique, la conversion de l’appareil bureaucratique chinois à l’économie libérale, les évènements en Europe de l’Est, l’évolution en Inde » l’on a assisté « au doublement de la main d’œuvre disponible sur le marché du travail », autrement dit « l’irruption par centaines de millions de travailleurs pratiquement sans droit ni protection sociale » (5). Surtout, D. Bensaïd pose la bonne question – « Maintenant, quelque chose s’est terminé, mais quoi ? » – à laquelle il ne répond pas vraiment, sinon pour réaffirmer de façon assez traditionnelle que la victoire du stalinisme fut bien une contre-révolution et non la suite logique de la Révolution de 1917 : « Mais il n’y a pas une continuité ». Pour autant, D. Bensaïd n’esquive pas le côté plus sombre de la Révolution, y compris au cours de ses premières années : « les bagnes politiques ont commencé avec l’ouverture du bagne des îles Solovski en 1923, non seulement avant la mort de Lénine, mais à une époque où la guerre civile était gagnée. Ce ne sont pas des bagnes qui répondent à la situation de guerre civile, mais c’est une répression politique après la guerre civile ».
Revenir sur la chute du Mur de Berlin et la suite est aussi l’occasion de souligner que l’Histoire est parfois… injuste : « C’est une défaite sociale et une défaite morale aussi. Je crois que, ça aussi, ça fait partie du bilan du siècle et qu’on va encore le payer pendant des années et une défaite. Même ceux qui s’y sont opposés, qui ont dénoncé (…) Il fallait que la page soit finalement tournée pour mieux recommencer, pour pouvoir reprendre autre chose ».
Fragments radiophoniques comprend, en plus des entretiens donnés par D. Bensaïd à FPP, quelques contributions de personnalités du monde universitaire et/ou militant (dont Michaël Lowy et Olivier Besancenot) qui remettent en perspective les analyses de Daniel ou encore offrent de nouveaux développements lorsque, à l’évidence, certains thèmes – comme le féminisme ou l’écologie – méritent d’être enrichis.
Ainsi, le féminisme n’était pas étranger à la réflexion et à l’activité du courant marxiste révolutionnaire, ni même aux références théoriques qu’il puisait dans l’histoire du mouvement ouvrier. Pour autant, il est honnête de reconnaître que, l’irruption de la seconde vague féministe, au tournant des années 1960 et 1970 fut parfois conflictuelle vis-à-vis des organisations de la gauche révolutionnaire (y compris la Ligue), pour ne rien dire de la gauche réformiste… Dans cet ouvrage, cette irruption est traitée à l’occasion du 26 août 1970 : le jour où, sous l’impulsion du tout nouveau Mouvement de Libération des Femmes (MLF), une gerbe fut déposée sous l’Arc de Triomphe à la mémoire de la femme du soldat inconnu. Dans leur contribution, Hegoa Garay et Aria Meroni soulignent que D. Bensaïd fait surtout référence au féminisme des années 70 pour mieux souligner les reculs actuels (6), avec « la disparition des publications féministes et le recul des collectifs combattifs ». Elles lui reprochent, en quelque sorte, de « rester, dans l’interview, dans une certaine ‘zone de confort’ », avant de donner leur éclairage de « la nouvelle vague féministe » et de l’émergence d’une pensée et d’une action nourrie par un « féminisme pour les 99% ».
Aucune des dates retenues par l’équipe de FPP ne permettait de traiter l’émergence de la question écologiste. On peut s’interroger pour savoir si c’est là une difficulté intrinsèque au sujet : quelles dates en effet permettraient de l’illustrer… sinon celles de grandes catastrophes ? Ou bien cet « oubli » est-il révélateur d’une intégration de l’écologie à la « culture Ligue » qui serait récente et resterait finalement superficielle. Il revenait donc à Christine Poupin – dans sa contribution : « L’écocommunisme ou l’écologie contre le capital » – de traiter ce thème. Après avoir signalé le problème : « Tout au long de ses Fragments radiophoniques, le mot écologie n’est pas prononcé une seule fois, ni dans les réponses de Daniel Bensaïd ni dans les questions qui lui sont posées », elle rappelle en citant quelques-uns de ses écrits, que cette question n’était pas étrangère aux préoccupations de D. Bensaïd, en particulier sous l’angle de la critique « des forces productives du point de vue du capitalisme qui peuvent parfaitement se révéler destructrices pour l’avenir de l’humanité ». Mais c’est pour mieux souligner combien cette réflexion critique est datée (7) et « révèle en creux combien la réalité, mais aussi la perception de cette réalité, ont profondément changé : les différentes crises écologiques se sont approfondies et accélérées, elles s’aggravent mutuellement ».
Passer de l’oral à l’écrit est toujours un exercice périlleux. Mais, au-delà des nombreuses questions brassées au cours des entretiens et des contributions, Fragments radiophoniques a aussi l’avantage de restituer fidèlement ce qui faisait le sel des récits de Daniel, y compris certaines expressions. Au point que, à la lecture, l’on a parfois l’illusion d’entendre son accent chantant…
François Coustal
Notes
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Daniel Bensaïd, « Fragments radiophoniques, 12 entretiens pour interroger le vingtième siècle ». Editions du Croquant, janvier 2020.
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Hélène Adam, François Coustal, « C’était la Ligue », Editions Arcane 17 et Syllepse. Janvier 2019
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Ugo Palheta, « Prendre les sauts au sérieux ».
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Daniel Bensaïd, « Résistances, essai de taupologie ». Editions Fayard, avril 2001.
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Bien sûr, l’on pourrait discuter la « qualité » des droits et de la protection sociale dont disposaient réellement les centaines de millions de travailleurs soumis à la dictature bureaucratique…
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Les séances de D. Bensaïd à Fréquence Paris Plurielle datent, on l’a dit, des années 2007 et 2008. Les phénomènes qui, comme #MeToo, vont renouveler l’expression du combat féministe n’ont réellement explosé qu’au cours de la dernière décennie. C’est-à-dire après le décès de Daniel.
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Le principal texte de D. Bensaïd cité par C. Poupin remonte à l’année 2002.