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Cuba 11 juillet 2021, « un avant » et «un après »…

Depuis l’explosion sociale du 11 juillet 2021 à Cuba, les interprétations des évènements relèvent plus des présupposés idéologiques de leurs auteurs que d’une analyse géopolitique. La crise tant de fois annoncée1/, espérée par certains, crainte par d’autres, est là. L’espoir suscité par l’ouverture initiée par Barak Obama d’une atténuation des sanctions économiques financières et commerciales brutales imposées depuis six décennies par Washington s’est révélé vain. La parenthèse Obama refermée, l’administration américaine est revenue à la doctrine exprimée par Georges W. Bush considérant « Cuba comme une menace pour la sécurité américaine ». La stratégie d’étranglement appliquée par Trump a été poursuivie par son successeur Joe Biden en dépit de ses promesses électorales. Ce dernier vient de maintenir Cuba sur la liste des États terroristes2/et d’aggraver les sanctions en raison de « l’exportation de maindœuvre avec de forts indices de travail forcé particulièrement en ce qui concerne les missions médicales à létranger » (sic). Lacharnement étasunien n’a jamais cessé. Et pour l’essentiel, l’Union européenne, subissant pourtant lextraterritorialité des lois américaines, lui a emboîté le pas. Toute analyse sérieuse de la révolution cubaine devrait partir de ces données.3/ Même si contextualisation ne vaut pas absolution.

Confronté à des difficultés économiques, sociales et politiques, le gouvernement cubain a dû faire face à une crise sanitaire imprévue et sans précédent. Un défi qu’il doit affronter sans l’autorité et la légitimité historique d’un Fidel Castro alors que la pandémie du Covid, l’interruption des flux touristiques, la diminution des revenus provenant des brigades médicales envoyées à l’étranger, s’ajoutent à un embargo que l’aide parcimonieuse de la Russie et intéressée celle de la Chine ne compensent pas. Condamnée à la survie, cette île peut-elle résister seule ? Il y a un peu plus d’un demi-siècle, Ernesto Che Guevara avait répondu en s’engageant dans une expédition bolivienne hasardeuse dans des conditions qui restent encore opaques aujourd’hui. La révolution cubaine, ce paradoxe géopolitique, est désormais condamnée au changement face à des impasses qu’un ancien diplomate présent à La Havane résume ainsi : « Sans les subsides vénézuéliens, le tourisme et les remesas, Cuba ne peut pas s’en sortir pour acheter à l’extérieur 80 % de sa consommation. C’est arithmétique… Le Covid, le durcissement de l’embargo et le fiasco vénézuélien ont mis à jour une cruelle réalité. Le salut aurait pu venir de Biden, levant les mesures prises par Trump par crainte du chaos, mais il ne va pas offrir la Floride à Trump pour les élections de mi-mandat. Les Cubains sont au pain sec et à l’eau, rationnés, sans autre marge de manœuvre que d’ouvrir le système d’un coup : chaos et sauve-qui-peut garanti. Tout le monde le sait, tout le monde le craint et tout le monde essaie de tenir tant bien que mal ».

Un tournant historique, une nouvelle donne socio- politique

Les manifestations du 11 juillet 2021 à Cuba ont marqué un tournant dans l’histoire de la révolution. Contrairement à certains récits, la mobilisation d’août 1994 n’était pas comparable à celles du 11 juillet 2021. Ni par son ampleur et son extension territoriale, ni par ses mots d’ordre et son issue. En 1994, dans le contexte de crise consécutif à la fin des relations commerciales privilégiées avec l’Union soviétique, l’explosion d’une épidémie de névrite optique, les carences alimentaires, les coupures d’électricité avaient provoqué l’exode de nombreux Cubains. L’intervention de la police envers les boat people en partance pour la Floride avait provoqué une manifestation hostile. Des vitres avaient été cassées, des heurts avaient eu lieu, mais l’intervention de Fidel Castro s’avançant seul face aux protestataires avait interrompu la mobilisation populaire. Des cris de « Viva Fidel » avaient alors été entendus. L’épisode a été raconté par l’écrivain espagnol Manuel Vasquez Montalban dans son livre Et Dieu entra dans la Havane. Illustration symbolique de la difficulté de la succession en cours, la répétition de la geste de Fidel Castro par le président Diaz Canel se rendant à Antonio de los Baños, lieu de la première manifestation le 11 juillet 2021, ne fut qu’une pâle réplique.

Depuis la victoire de 1959 des manifestations de cette ampleur n’ont jamais eu lieu dans l’île. Plus significatif encore, les revendications des participants témoignaient de leur diversité sociale et politique. Si les cris de « À bas la dictature » ou « Liberté » étaient circonscrits à des regroupements politisés hostiles au régime, d’autres protestaient contre les pénuries alimentaires, la pandémie, le manque de médicaments. Sans oublier la révolte suscitée par l’existence de magasins spéciaux accessibles aux seuls titulaires de cartes de crédit en devises.

Au fil des ans la société cubaine s’est diversifiée, socialement et culturellement, elle s’est fragmentée politiquement. Il existe « une crise des normes et des valeurs amplement débattues dans divers espaces et médias publics. Le sentiment d’appartenance s’est affaibli. En témoigne le développement de la marginalité dans des quartiers et des groupes subalternes, mais également la prolifération du délit dans d’autres espaces sociaux et institutionnels où se développe la corruption. Quant au désespoir, l’art et la littérature diffusés dans l’île en sont un bon reflet. Le consensus est plus hétérogène, plus fragile, le dissensus est désormais présent. Aujourd’hui les citoyens peuvent juger leurs dirigeants, les féliciter ou se moquer ouvertement d’eux » constate Rafael Hernandez, directeur de la revue TEMAS4/.

Le gouvernement a été pris au dépourvu par le mouvement social de juillet. L’essor d’Internet a permis l’accès à des informations autrefois inaccessibles, et les réseaux sociaux ont facilité la diffusion des appels aux manifestations tandis que les dirigeants du Parti communiste (PCC) sont restés prisonniers d’un logiciel daté. Pourtant, les évènements du 27 novembre 2020 auraient dû servir d’avertisseur d’incendie lorsqu’un sit in d’environ 300 artistes avait fait le siège du ministère de la Culture pour réclamer une rencontre avec le ministre. Ils protestaient contre le décret-loi 349, en vigueur depuis 2018, qui les oblige à enregistrer leur activité et leur production artistique auprès du ministère, menaçant leur liberté de création. Ils dénonçaient également des interventions policières et les arrestations de rappeurs dissidents, celle de Denis Solis, de Luis Manuel Otero Alcántara, dirigeant du mouvement d’opposition San Isidro, puis celle de Maykel Osorbo le 18 mai 2021. Le nombre, la jeunesse et la diversité des artistes et intellectuels mobilisés, comme la présence parmi eux de partisans de la révolution étaient le signe d’un malaise dépassant les seules sphères artistiques et intellectuelles. Une alerte signalée par l’historienne Alina Barbara Lopez Hernandez : « Avant le 11 juillet il était évident que Cuba avait besoin d’emprunter un chemin qui produise des changements substantiels de son modèle économique et politique usé. L’explosion sociale a mis en évidence l’urgence de cet itinéraire ». Avant même l’explosion de la pandémie, la société cubaine était confrontée à de multiples crises : crise économique et sociale aiguisée par les dysfonctionnements bureaucratiques de l’administration, crise du PCC, carcan politique sclérosé, crise générationnelle après le maintien prolongé au pouvoir de la génération historique. Les débats idéologiques qui traversent la gauche continentale, le nouveau constitutionnalisme latino-américain, les exigences écologiques, la reconnaissance des minorités LGBT imprègnent les nouvelles générations cubaines à rebours des discours officiels.

La société cubaine a changé. Elle n’est plus divisée entre « révolutionnaires » et « contre-révolutionnaires » comme elle le fut pendant les premières années lorsque les « gusanos5/ », anti-castristes, tentaient en 1961 d’envahir l’île lors de l’épisode de la Baie des Cochons. Depuis les années 1960, l’histoire a déroulé son cours, quatre générations se sont succédé. La majorité de la population est née après la révolution, elle n’a pas connu la dictature de Batista, elle n’a pas non plus bénéficié de la version cubaine des « trente glorieuses ». Grâce aux relations commerciales bénéfiques avec l’URSS de 1960 à 1990, la population avait profité d’une santé, d’une éducation et d’une protection sociale gratuites et universelles, d’un niveau de vie marqué par le plein emploi et par le droit à une retraite décente. Les plus pauvres, notamment la population Noire, connurent une ascension sociale spectaculaire. Le bien-être modeste était assuré par un niveau de vie austère mais sécurisant, reconnu comme tel par les habitants. Pour les intellectuels et les artistes, ce fut cependant une époque sombre qualifiée de quinquennat (quinquenio) ou de décennie (decenio) « gris » marqués du sceau de la censure.

Mais depuis l’effondrement de l’Union soviétique, en ce début du 21e siècle, les jeunes générations n’ont connu – à l’exception de la première décennie latino-américaine avec l’élection de Hugo Chavez au Venezuela – qu’une succession de crises. Les causes de la faillite du « socialisme réel », la planification bureaucratique, l’ampleur et la gravité des crimes du stalinisme n’ont jamais été analysés officiellement. L’implosion de l’Union soviétique fut attribuée par certains dirigeants à un complot de la CIA ou à la crédulité de Gorbatchev envers la promesse de George H. Bush de ne pas remettre en cause le statu quo de l’Allemagne de l’Est et de Berlin. La tentative de coup d’État par des généraux de l’armée soviétique contre M. Gorbatchev en août 1991 n’avait pas été condamnée par Fidel Castro. Loin de tirer les leçons de ces évènements, il avait fait adopter en 2002, dix ans après la désintégration soviétique, un article constitutionnel déclarant le socialisme « irrévocable ».

Le répit dû aux accords pétroliers conclus dans des conditions extrêmement favorables avec Hugo Chavez au début du 21e siècle (sans oublier les accords négociés avec le Brésil de Lula) n’allait pas durer. La mort de Chavez en 2013 et les fluctuations à la baisse des prix des matières premières et notamment du pétrole allaient brutalement changer la donne. Les ressources financières procurées par l’envoi de brigades médicales cubaines en Amérique latine étaient soumises aux aléas de la conjoncture politique marquée par les revers subis par les gouvernements nationaux-populaires. Les impasses structurelles du système étaient patentes, aggravées par la dépendance des importations alimentaires.

Une fois encore, la nécessité d’un appui externe montrait la vulnérabilité de la révolution cubaine. Le tourisme – l’industrie sans fumée – fut alors promu comme vecteur rapide de récupération des devises indispensables. Mais son développement s’est accompagné d’inégalités sociales et raciales, les Cubains Noirs étant souvent écartés des emplois des hôtels par les tours-opérateurs étrangers.

Peu adepte du tourisme dont il craignait les effets délétères mais acculé par les contraintes économiques et financières, Fidel Castro chercha à renouer avec le projet égalitaire de la révolution. En 1999, il engagea une bataille politique et idéologique, la « bataille des idées » en défense de la justice sociale et de la souveraineté nationale. Mais son volontarisme et les excès de ses protagonistes, notamment ceux de deux dirigeants de la Jeunesse communiste, Carmen Rosa et Hassan Pérez, assimilés parfois à des « gardes rouges », apparurent vite comme incohérents, désordonnés et contre-productifs. Les critiques envers le commandant en chef restaient cependant feutrées, discrètes. On expliquait par ses ennuis de santé – un malaise puis une chute en 2004 – ses discours ressassant les exploits de la Sierra Maestra. Certains jeunes lui attribuèrent alors un sobriquet, « el loco ». Le charisme du Commandant en chef s’était routinisé6/, en même temps que ses changements répétés d’orientation économique, un pas en avant deux pas en arrière, avaient contribué à désorganiser la planification.

De Fidel à Raoul, les défis de la succession

Gravement malade en 2006, Fidel Castro céda la Présidence à son frère Raoul en 2008. Prévue de longue date, la succession politique se déroula sans heurts. Mais la politique économique allait bifurquer. Vingt ans après la fin de l’URSS, la crise économique chronique imposait des réformes.

La nouvelle stratégie proposée par Raoul Castro renforçait la place donnée au marché, avec l’élargissement du secteur privé et l’ouverture au capital étranger. Fidel Castro ne s’était rallié qu’avec réticence à cette stratégie en qualifiant les réformes « d’arme à double tranchant ». L’accélération des réformes marchandes, puis les négociations secrètes avec l’administration d’Obama – dont Fidel Castro critiquera les illusions dans un article au titre ironique intitulé « Le frère Obama » – étaient le signe d’un tournant politique. La succession se déroulait cependant sans remous apparents, les deux dirigeants préservant l’unité de la direction. Cependant, les Cubains les plus avertis s’interrogeaient : « Raoulistes » ou « Fidélistes» ? Comment passer d’un leadership charismatique à une légalité institutionnelle dont Fidel Castro faisait peu de cas, mais que Raoul Castro, réputé pragmatique, semblait incarner ? Comment réformer sans déstabiliser ? La succession a stabilisé le fonctionnement institutionnel et accéléré le cours des réformes marchandes. En une décennie, sous la présidence de Raoul Castro, le pays a connu un bouleversement économique et social.

Désigné le 31 juillet 2006 comme son successeur « provisoire » par Fidel Castro malade, Raoul Castro était élu président deux ans plus tard. Dans une adresse solennelle Fidel Castro avait organisé l’intérim. Les termes de la « Proclamation au peuple de Cuba » étaient sans ambigüité : Raoul Castro devait occuper « à titre provisoire » les fonctions de Premier secrétaire du Comité central, de Commandant en chef des Forces armées, de président de la République. Les autres responsables politiques nommément désignés pour accompagner Raoul Castro étaient chargés du suivi des programmes de santé, d’éducation et de la révolution énergétique. Carlos Lage, Premier ministre de fait, Felipe Perez Roque ministre des Affaires étrangères, Machado Ventura, Esteban Lazo, José Ramon Balaguer ministre de la Santé, étaient membres du Bureau politique7/. Accusés d’avoir tenu des propos critiques en présence d’un adversaire politique, Carlos Lage et Perez Roque seront démis de leurs responsabilités, puis écartés par Raoul Castro. Ils seront remplacés par des fidèles issus du ministère des Forces armées (MINFAR) qu’il avait dirigé pendant un demi-siècle.

L’adresse solennelle de Fidel Castro se terminait ainsi : « La bataille des idées continuera à aller de l’avant ». Une consigne qui ne sera pas respectée par son successeur. Fidel Castro abandonnera tous ses titres et ses mandats, se définissant désormais comme un « soldat des idées ». Il interviendra dès lors régulièrement dans Granma, le journal du PCC.

Dès 2007, la conception « raouliste » des réformes se précise. Déjà expérimenté depuis les années 1990 dans les entreprises gérées par les Forces armées révolutionnaires (FAR), le « perfectionnement des entreprises » avait instauré des critères de gestion visant à accroître leur rentabilité et leur productivité, en restructurant leurs effectifs. Qualifié de « changement économique le plus transcendant de l’économie cubaine », les artisans des réformes vont s’en inspirer puis élargir leur champ d’application. Pour Raoul Castro il s’agit de mettre en œuvre des « changements structurels et de concept » « sans précipitation mais sans interruption » (sin prisa pero sin pausa). Les nouvelles orientations économiques (lineamientos) définies par le gouvernement initient un processus dont la dynamique socio-politique va dépasser le projet économique initial. Pour ses partisans, l’espace élargi accordé au marché doit redonner une nouvelle viabilité au socialisme cubain et impulser l’essor du secteur privé dans le cadre d’une économie mixte, en octroyant une autonomie inédite aux entreprises d’État. Dans ces entreprises le « dégraissage » prévu des sureffectifs concerne 500 000 postes de travail. Il s’agit de « libérer les forces productives », d’éliminer les restrictions qui freinent le développement du secteur privé qui doit absorber les salariés « disponibles », un euphémisme pour désigner les travailleurs licenciés. L’essor des activités privées devant leur permettre de retrouver un emploi8/. Mais en 2020 ces réformes n’avaient toujours pas donné les résultats espérés9/. À l’exception d’une minorité qui s’est enrichie, elles ne se sont pas traduites par des améliorations de la vie quotidienne pour la population. Cependant, constate la sociologue Mayra Espina10/, « les réformes à Cuba ont modifié, sous l’effet de la crise et des changements politiques, la structure traditionnelle du socialisme basée sur la centralité de l’État comme employeur et fournisseur de biens et services, et elles ont favorisé des formations sociales hétérogènes en amplifiant les différences de revenu et l’accès au bien-être ».

L’« actualisation du socialisme » : socialisme, marché et propriété privée

Alors que la nationalisation complète des activités économiques artisanales jusqu’aux commerces et services de proximité décidée par F. Castro en 1968 lors de l’« offensive révolutionnaire »11/ était remise en cause, la nécessité de développer l’économie de marché n’était pas partagée au sommet de l’État12/. Comment combiner « la nécessité de diversifier les formes de propriété et de gestion de l’économie et préserver le système socialiste »13/ ? Le débat sur la stratégie économique et ses conséquences politiques allait se prolonger pendant plus d’une décennie. L’économiste cubain Antonio Romero le résume ainsi : « La transformation graduelle du système de propriété est l’un des axes polémiques les plus importants pour l’évolution du modèle économique cubain. Le rôle du secteur privé national a été au cœur des débats… dans un contexte où la perspective qui reste encore majoritaire est celle d’un modèle alternatif au capitalisme où doivent coexister harmonieusement l’efficacité économique et la justice sociale. Le rôle du marché et la nécessité de modifier radicalement les principes et les pratiques de la planification qui sont un obstacle au développement des forces productives aujourd’hui sont au centre des discussions à Cuba, sans oublier d’autres défis tels que l’unification monétaire et des taux de change14/ ». Ces échanges à usage interne ont connu une acuité sans précédent depuis le grand débat public organisé dans les années 1960 par Ernesto Guevara. L’articulation entre marché et planification, l’extension de la sphère marchande, la diminution des subventions versées aux entreprises publiques déficitaires ont été discutées lors des trois derniers congrès du PCC. Les orientations adoptées ont été successivement « actualisées » puis « conceptualisées ». Des formules qui ont suscité des demandes de clarification pour lever les ambiguïtés du « modèle de socialisme de marché » proposé. Pour le sociologue Juan Valdès Paz, ce nouveau modèle économique devait impérativement associer des réformes économiques et démocratiques. Mais cette opinion n’était pas partagée par de nombreux cadres dirigeants du parti.

« L’actualisation du socialisme » a modifié la nature du projet social des débuts de la révolution. Les sociologues cubaines Mayra Espina et Dayma Echevarria rappellent que si son objectif initial « était d’avancer progressivement vers l’égalité, la stratégie implicite des réformes fait de la centralité de l’équité l’horizon des politiques sociales ». Une nouveauté car il ne s’agit plus d’égalité et de solidarité, mais seulement de « diminuer les inégalités extrêmes ou illégitimes »15/. Raoul Castro critique publique- ment « l’égalitarisme » et le « paternalisme » et vante les mérites de « l’équité ». Il préconise une politique sociale ciblée destinée aux plus pauvres. Une conception ressentie par ces derniers comme une charité humiliante et discriminante. Pour le nouveau président, il faut en finir avec des pratiques qui à Cuba « permettent de vivre sans travailler », des propos accusateurs qui susciteront de nombreuses protestations.

Autre changement, la reconfiguration du système de propriété qui introduit des formes de propriété non étatiques, un micro entrepreneuriat, la création de micros, petites et moyennes entreprises privées (PYMES) cubaines ou étrangères. Changement aussi du rôle de l’État dans la redistribution des politiques sociales. Il n’est plus le seul employeur ni le seul garant des revenus des travailleurs ou de leur sécurité sociale. La suppression graduelle des produits subventionnés de la libreta (le carnet de rationnement), des « gratuités indues » et des « subventions excessives », est recommandée. Cette politique destinée à combattre les « inégalités illégitimes » s’apparente à une politique d’assistanat, elle n’a pas de précédent dans les politiques sociales antérieures dont la solidarité était la colonne vertébrale, ce qui a contribué à la résistance populaire. Les conséquences sociales de « l’actualisation » ont été sous-estimées. Mayra Espina et Dayma Echevarria s’interrogent sur la pauvreté qui frappe de larges secteurs de la population, une pauvreté qualifiée de « vulnérabilité » dans les discours officiels. Elles soulignent la faiblesse des références aux inégalités de race et de genre et leurs conséquences en termes d’emploi, d’habitat et de revenus. La pauvreté et les inégalités ont affecté les catégories les plus défavorisées, les personnes âgées, les mères célibataires, les Noirs et les métis. L’introduction de critères sélectifs a transféré aux familles des responsabilités autrefois assumées par l’État. Comme l’indique Rafael Hernandez, « les protestations (de juillet 2021) sont une leçon pour tous ceux qui cherchent à les comprendre. Elles peuvent enseigner à certains économistes que le succès des réformes ne dépend pas seulement de la résolution technique de la planification, du marché, de l’entreprise d’État socialiste ou du secteur privé. Il faut aussi traiter des problèmes concernant la redistribution des revenus, la stratification de la consommation, les espaces économiquement ‘lumineux’ ou ‘obscurs’ qui lui sont liés, les inégalités territoriales et locales, l’état des forces productives qu’on appelle les travailleurs ». Raoul Castro l’avait pourtant rappelé dans son rapport central au 8e Congrès du PCC : « Il n’est pas superflu de réitérer que les décisions économiques ne peuvent en aucun cas générer une rupture avec les idéaux de justice et d’égalité de la Révolution ». Une rupture inscrite dans la dynamique des réformes. Ces réformes ont en outre entraîné des tensions persistantes entre les cadres politiques et administratifs du PCC et ceux qui de par leur position économique sont favorables à « l’actualisation » du modèle. Les projets de réduction de l‘appareil d’État, de son rôle politique, les changements économiques et les ajustements idéologiques provoquent de nombreuses résistances au sein de la bureaucratie partidaire. « Son statut économique et social est menacé par des projets donnant une place plus grande à l’autonomie des entreprises et limitant le rôle du PCC en leur sein », constate Andrès Serbin. « La culture bureaucratique existante, les institutions verticales et rigides et certains des acteurs liés à ces structures sont un obstacle aux réformes en cours. Elles permettent à des secteurs de l’appareil du PCC et de l’administration – qui ne contestent pas toujours publiquement le processus – de bloquer les réformes en ne les appliquant pas »16/. Raoul Castro n’a pas ménagé ses critiques envers cette « vieille mentalité », mais sans définir sa signification.

Les réformes annoncées en 2007 devaient garantir une certaine prospérité économique. Pour expliquer leur lenteur et leurs difficultés certains responsables mettent en cause le retard pris dans leur application et les retours en arrière. Le 16 avril 2016, lors de l’inauguration du 7e congrès du PCC, Raul Castro avait rejeté des formules de privatisation de l’économie cubaine. Et au début du mois d’août 2017 le gouvernement avait suspendu l’attribution de licences aux cuenta propistas (travailleurs indépendants)17/ pour un temps indéfini suscitant alors les désaccords de plusieurs économistes cubains18/. Face à la spéculation et à l’essor du marché noir, le gouvernement avait décidé de rétablir le contrôle des prix sur les produits de base et imposé aux transporteurs privés de livrer leurs marchandises sur les marchés publics en arrêtant leurs livraisons au secteur privé. La majorité des vendeurs ambulants perdirent alors leurs licences et disparurent de la rue. Mais les difficultés d’approvisionnement persistèrent, les queues réapparurent, et avec elles la protestation populaire.

Ces coups de frein n’ont pas manqué de susciter les spéculations et les interrogations. L’accumulation du capital et la concentration des richesses ont-elles été limitées jusqu’alors à Cuba pour des raisons idéologiques comme l’affirment certains critiques ? Ou bien faut-il comme l’historien cubain Roberto Regalado incriminer « la résilience des manuels soviétiques à Cuba, le vide théorique et pratique que le PCC traîne formelle- ment depuis son 4e congrès en 1991 voire même depuis 1986 »19/ ? Une permanence qui s’explique par la formation inculquée dans les écoles de cadres du PCC sur la base des manuels d’inspiration stalinienne, déjà dénoncés par Che Guevara au début des années soixante. Mais cette permanence n’explique pas tout. À la différence de la Chine ou du Vietnam souvent cités, l’affaiblissement de la solidarité et des liens sociaux menace la cohésion nationale et la stabilité du régime. La proximité de la diaspora cubaine établie en Floride sur le territoire de « l’ennemi héréditaire », l’hostilité radicale de ses secteurs les plus puissants, leur influence électorale dans un swing state dont le poids est décisif lors de l’élection présidentielle, rendent très difficile la normalisation pourtant nécessaire des relations avec un marché situé à 200 kms des côtes cubaines.

La pandémie et la crise sanitaire ont été le révélateur et le détonateur de l’explosion sociale, aggravée par le manque de médicaments, de matériel médical et chirurgical, en raison de l’embargo des États-Unis. Lors d’une réunion par visioconférence en août 2021 avec les provinces, le Président Miguel Diaz-Canel l’avait indiqué : « Nous sommes à la limite des capacités de nos infrastructures, de médicaments, et d’oxygène ».

La priorité au tourisme contestée

Pour faire face à la crise, le tourisme représentant une importante source de revenus en dollars était devenu depuis les années 1990 la locomotive de l’économie cubaine. Ce choix stratégique conforté par la normalisation des relations avec Washington sous la présidence de B. Obama en 2014 était impopulaire dans certains secteurs de la population20/ qui n’en bénéficiaient pas. Il est aujourd’hui contesté. Cuba est dévastée par la pandémie. Selon l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), les arrivées de touristes internationaux ont reculé de 65 % en 2021 par rapport à 2020. « Mais alors que les autorités cubaines avaient contrôlé efficacement la pandémie l’an dernier, à la recherche désespérée de devises, elles ont de nouveau permis l’accès à Cuba aux touristes en provenance de Russie cette année. Les infections ont explosé et Cuba a plus de nouveaux cas de Covid par habitant que toutes les grandes nations latino-américaines », selon le Financial Times. L’île a connu un nombre croissant de personnes infectées et de pertes de vies humaines21/. En novembre 2021, l’accélération de la vaccination a cependant permis de limiter les restrictions. Dénoncée comme une spirale infernale dont les bénéfices sont aléatoires, la priorité donnée à « l’industrie sans fumée » est critiquée par de nombreux économistes cubains. Pedro Monreal22/ alerte sur « les millions de pesos que le gouvernement a dépensés dans la construction d’hôtels touristiques (majoritairement avec des entreprises mixtes à capital étranger), des hôtels qui déjà avant la pandémie étaient occupés très en deçà de leurs capacités alors que l’agriculture ne bénéficie pas d’investissements publics ». Le chercheur Mario Valdès Navia compare l’importance des investissements immobiliers concentrés dans le tourisme et la baisse intervenue dans ceux effectués pour la santé publique. « Entre 2016 et 2020 les investissements dans la santé et la Sécurité sociale ont diminué des deux tiers. Pendant la même période, les investissements dans les entreprises, les activités immobilières et les locations ont été multipliées par 2,5. Ce montant extraordinaire a été investi bien que les capacités déjà installées des hôtels n’aient été occupées qu’à moitié ces dernières années »23/. Pour Valdès Navia, « la diminution des budgets sociaux s’explique aussi par le montant élevé des remboursements de la dette extérieure renégociée sous la présidence de Raoul Castro à partir de 2015 pour honorer ses engagements avec le Club de Paris ». Des remboursements très onéreux acceptés dans la perspective d’une normalisation à long terme avec Washington qui devait se révéler illusoire. « Le service de la dette a représenté 3 à 12 % du PIB entre 2009 et 2018. Pour atteindre ces résultats le gouvernement a appliqué une politique d’ajustement à la cubaine en contractant le secteur d’État et en réduisant drastiquement le budget des dépenses et des importations, ce qui a restreint l’offre de biens de consommation sur le marché intérieur, en particulier l’alimentation, faute des réformes qui auraient pu stimuler les producteurs nationaux. D’autres mesures affectèrent l’alimentation, telles que la fermeture des cantines ouvrières et leur remplacement par une allocation limitée à certains secteurs. D’autres restrictions à l’aide sociale ont affecté les plus âgés, les plus vulnérables24/ ».

Le rôle de l’armée

La responsabilité et les intérêts de GAE.SA, le Groupe d’Administration des Entreprises militaires, sont mis en cause concernant les choix économiques effectués, notamment l’importance des investissements hôteliers. Professeur à la retraite, Juliàn Pérez Rodriguez s’insurge contre « le pouvoir absolu que concentrent les organismes militaires dont les entités économiques – GAE.SA, le conglomérat entrepreneurial le plus important de l’île – opèrent dans une discrétionnalité totale, elles ne sont même pas soumises à un audit de la part de la part du Bureau de contrôle général de la République et ne rendent aucun compte devant l’Assemblée nationale populaire (ANPP)25/ ». Le sociologue Hiram Hernandez Castro accuse « les groupes puissants qui aujourd’hui, protégés par l’absence de moyens de communication réellement publics, privatisent les changements économiques à leur profit26/».

L’ascension de GAE.SA s’est accélérée après l’effondrement de l’URSS. Les FAR ont dû réduire leurs effectifs et s’autofinancer. Pour subvenir à leurs besoins, elles ont multiplié leurs activités économiques qui se sont progressivement étendues et se sont pérennisées. Aujourd’hui GAE.SA contrôle une grande partie de l’industrie touristique grâce au groupe GAVIOTA qui possède des agences de voyages, de locations de voitures, des installations hôtelières dont la majorité sont gérées par 14 chaînes internationales grâce à des accords d’administration et de commercialisation27/. D’après un rapport du Bureau des Affaires économiques et commerciales de l’Ambassade d‘Espagne, GAE.SA inclut aussi des entreprises d’Import/Export, des entreprises de construction militaires qui investissent dans certains pays d’Afrique, en Angola entre autres. Elle gère des supermarchés de vente en devises. La corporation CIMEX regroupe des commerces de détail, des stations-services, un réseau de cafeterias, ainsi qu’une banque importante (le Banco Financiero Internacional) et la Zone franche de développement dans le port de Mariel28/. En l’absence de données officielles, les estimations sur le poids de GAE.SA dans l’économie varient, pour certaines GAE.SA représenterait jusqu’à 60 % de l’économie de l’île. Emilio Morales, directeur du Havana Consulting Group installé à Miami, juge cette appréciation surévaluée en raison de la grande visibilité de l’activité touristique. Il souligne que GAE.SA ne participe pas à des secteurs clés de l’économie cubaine, le nickel, le tabac, le rhum, les biotechnologies. Selon lui la participation de GAESA pourrait représenter 30 à 40 % de l’économie cubaine, dont 90 % dans le commerce de détail en dollars. En tout état de cause, c’est une proportion considérable et qui inquiète. L’opacité des activités économiques et financières de GAE.SA suscite d’autant plus la défiance que de nombreux cadres provenant des FAR sont présents dans les instances dirigeantes. Le président de GAE.SA, le général Luis Alberto Rodríguez López-Callejas29/, ancien gendre de Raoul Castro, est membre du Bureau politique depuis le dernier congrès du PCC, confirmant ainsi le rôle clé de l’institution comme garante de la stabilité politique.

Une légitimité sociale et politique affaiblie

Sous la présidence de Raoul Castro le pacte social et le discours égalitaire valorisés depuis 1959 ont été profondément modifiés. Soulignant « l’urgence de changements stratégiques dans l’économie incluant l’ouverture et l’appui à l’initiative privée » le premier secrétaire du PCC avait alors répondu aux inquiétudes en précisant que « l’accumulation du capital par les propriétaires privés ne serait pas autorisée et que la planification aurait la priorité sur le marché30/ ». Des affirmations non confirmées par les décisions ultérieures.

Sur le plan politique, lors du 6e Congrès du PCC, le premier secrétaire du PCC avait suscité beaucoup d’espoirs en appelant à « forger un consensus démocratique sans exclure les opinions divergentes »31/. Il soulignait aussi la nécessité « d’éliminer le mensonge et les tromperies des fonctionnaires ». Des injonctions restées lettre morte. Les appels au volontarisme, à la morale, contre les privilèges de certains dirigeants ou de leurs familles sont restés sans effet en l’absence d’espace démocratique public permettant de les dénoncer.

En douze ans de présidence, le gradualisme revendiqué par Raoul Castro assorti des euphémismes et des contradictions du discours officiel a fini par s’enliser. Pour Raoul Castro, les risques sociopolitiques liés à l’extension des réformes marchandes pouvaient être contrôlés par le PCC sous réserve de quelques aménagements internes. C’était ne pas prendre en compte la force sociale d’une bureaucratie puissante incluant aujourd’hui des cadres militaires investis dans les entreprises de l’Armée dont le prestige s’est amoindri. L’illusion de débureaucratiser une bureaucratie solidement installée dans ses positions de pouvoir a perdu sa crédibilité. Au fil des ans, le pouvoir des élites s’est renforcé. Leurs privilèges, certes non comparables avec ceux de l’ex-URSS, sont devenus plus visibles. Leur mode de vie en matière de logements, de voitures, de missions à l’étranger, d’accès à l’alimentation et à des soins de meilleure qualité diffère de celui de la majorité des Cubains. Et ces inégalités désormais perçues par la population corrodent le sentiment d’unité nationale. Les mises en garde de Che Guevara contre les privilèges ont été oubliées par les responsables cubains32/.

La promotion de réformes managériales inspirées de méthodes de gestion capitalistes a eu des conséquences dont les effets collatéraux, sociaux et politiques se font aujourd’hui sentir. Les mesures prises en janvier 2021, en pleine pandémie, sur la réorganisation monétaire (Tarea ordenamiento) sont très critiquées33/. Censée mettre un terme à la multiplicité des taux de change, elle a provoqué une sévère dévaluation de la monnaie nationale. Elle a induit une augmentation sans précédent de la pauvreté et de la polarisation sociale34/. Elle a alimenté une inflation évaluée en 2021 à 470 % par l’économiste Pavel Vidal35/, à plus de 500 % pour le 1er semestre par un diplomate français, et affecté directement la consommation des plus pauvres. Ce sont d’abord eux qui sont descendus dans la rue le 11 juillet 2021. L’existence d’entités commerciales où sont vendus des produits de première nécessité accessibles aux seuls titulaires – minoritaires – de cartes de crédit en devises a suscité un profond malaise et le désespoir des laissés-pour-compte.

« De nombreux Cubains ont cru possible un avenir meilleur, mais tous les projets appliqués ont échoué et ceux qu’on applique avec obstination n’ont aucune perspective », commente Teresa Diaz Canals36/.

Les manifestations du 11 juillet ont montré que le régime n’était pas seulement menacé de l’extérieur, il est désormais fragilisé de l’intérieur. Le nouveau gouvernement de Miguel Diaz Canel est confronté à des défis, des échéances impératives pourtant déjà énoncées par Raoul Castro le 26 juillet 2007 : « Ou nous rectifions, ou le temps de marcher au bord du précipice est terminé et nous allons nous effondrer, et avec nous les efforts de générations entières ». Des avertissements déjà formulés par Fidel Castro dès 2005 mais qui n’interpellent pas le système politique lui-même.

Plus d’une décennie s’est écoulée, des résolutions ont été votées, des consultations populaires ont eu lieu mais l’« actualisation du socialisme » s’est traduite par des revirements de stratégie économique, des décisions à la fois autoritaires et désordonnées. Après l’effondrement de l’URSS, l’élection de Hugo Chavez et celle de gouvernements nationaux populaires en Amérique latine avaient permis une modeste récupération. Mais la conjoncture en Amérique Latine a changé. Appuyée par l’offensive du sénateur républicain Marco Rubio et d’autres cubano-américains de Floride, l’administration américaine a mis en œuvre une stratégie de sanctions conjointes visant à étrangler à la fois Caracas et La Havane. Or, 40 % des échanges cubains se font avec le Venezuela. La crise vénézuélienne est aussi une crise cubaine. Le manque de pétrole a provoqué le retour des coupures de courant de 7 heures et parfois davantage. Les échanges économiques et financiers très favorables établis avec le Brésil, auparavant deuxième partenaire commercial régional sous les présidences de Lula et de Dilma Roussef, ont été interrompus par le coup d’État institutionnel qui a permis l’élection de Bolsonaro.

À l’exception de la Corée du Nord et de l’Iran, aucun pays n’est soumis à des sanctions comparables. Mais Cuba est une île et n’a pas, loin s’en faut, les ressources de ces deux États. Et sa proximité géographique avec les États-Unis la rend infiniment plus vulnérable. La révolution a triomphé en défendant la souveraineté nationale et la justice sociale, deux piliers qui malgré son isolement ont permis sa survie. Mais la redistribution socialisée, répondant aux besoins collectifs par la protection sociale et les services publics, a été jugée à la fois trop « égalitaire » et « paternaliste ». Cet appui social est aujourd’hui gravement menacé par les réformes en cours. Leur mise en œuvre risque de scier un des deux piliers sur lesquels repose le régime.

Un débat stratégique occulté

Le débat sur la stratégie économique existe dans l’appareil du PCC. Il n’est pas répercuté dans les médias officiels, mais il donne lieu à de multiples échanges sur les nombreux blogs et sur les réseaux sociaux. Internet est accessible depuis trois ans, en particulier dans les zones urbaines. On peut sommairement distinguer trois courants de pensée.

L’orientation du gouvernement est exprimée par le ministre de l’Économie et de la Planification Alejandro Gil, pour qui « il faut limiter la concentration de la richesse qui définit le modèle que nous avons conçu, une économie mixte socialiste de marché37/». Une inspiration qui provient du Vietnam dont l’expérience dite socialiste est valorisée, mais à adapter aux conditions cubaines. La libéralisation économique doit préserver les secteurs stratégiques de l’économie mais en légalisant les MIPYMES (micro entreprises, TPE-PME) ce qui est désormais acté par le gouvernement du président Diaz Canel. Le Conseil d’État a approuvé le décret autorisant la création de micro-entreprises (1 a 10 employés), de petites entreprises (11 a 35 salariés), et d’entreprises moyennes (jusqu’a 100 employés), qu’elles soient privées, appartenant à l’État ou bien mixtes (État/secteur privé). Plusieurs secteurs considérés stratégiques comme la production de sucre, d’eau minérale, de tabac, la santé, les médias, Internet, l’éducation, l’énergie, l’informatique, l’immobilier leur seront fermés. Seuls les Cubains ou les étrangers résidant de manière permanente sur l’ile pourront créer ou être actionnaires de ces MYPIMES. Les fonctionnaires de l’État ou du gouvernement ne pourront pas être associés ou actionnaires de ces nouvelles entreprises. Cette orientation ne fait pas l’unanimité au sein du PCC, des cadres et des militants craignent son potentiel déstabilisateur et contestent les concessions faites aux Cubains d’une Diaspora autrefois vilipendée. L’État a lancé un appel pour que ceux-ci investissent dans l’ile.

Une deuxième position considère que seule l’extension du marché est apte à régler les problèmes de l’économie. Ses partisans incriminent la tiédeur des réformes qui ne vont pas assez loin, pas assez vite, qui ne relaient pas les chaînes de valeur et ne favorisent pas assez les investissements étrangers dans la perspective d’une économie de marché stable et viable. « Limiter la concentration de la richesse est un argument pauvre » affirme l’économiste Mauricio de Miranda (LJC), « c’est un modèle qui ne nous a pas permis de nous développer et qui est responsable de la persistance du sous-développement, qui n’a pas stimulé les forces productives et qui représente un frein pour elles car il limite le potentiel de l’entreprise à cause de considérations dogmatiques d’une part et des intérêts de la bureaucratie d’autre part38/». Une position qui fait abstraction des risques sociaux, minimise les contraintes des sanctions américaines. Au-delà de la contestation du régime et du système politique en vigueur, Miranda dessine un projet alternatif sans envisager l’opposition qu’il susciterait de la part de l’administration américaine, sauf à satisfaire à ses exigences. Pour mémoire, lorsqu’en 2009 le président hondurien Manuel Zelaya voulut modifier l’ordre constitutionnel dans le but de limiter la capacité d’intervention de Washington dans son pays le Honduras, un coup d’État mit fin rapidement à cette tentative de façon expéditive. On pourrait multiplier les exemples en Amérique latine.

Une autre sensibilité politique, celle d’une gauche critique, accuse la bureaucratisation des institutions, l’autoritarisme exercé dans tous les domaines par le PCC. Elle appelle à une refondation du socialisme cubain, à une démocratisation radicale des institutions condition d’un nouveau développement émancipateur. Elle considère que les erreurs de la stratégie gouvernementale ne sont pas seulement économiques, mais politiques. Cette orientation est présente chez les intellectuels, certains cadres du parti qui animent de nombreux blogs, mais aussi latente dans une partie de la population attachée aux conquêtes de la révolution.

Mais ces courants de pensée ne sont pas homogènes. Valdès Navia résume ainsi les divergences : « Il y a ceux qui prétendent éterniser le modèle socialiste actuel, étatiste/bureaucratique, ceux qui veulent le réformer pour le rendre véritablement démocratique et participatif, ceux qui veulent le détruire jusqu’à ce qu’il ne reste rien de la révolution cubaine39/ ».

Des évolutions politiques indispensables

À la gravité de la crise économique et sociale s’ajoutent des exigences démocratiques. Malgré de nombreux avertissements, le gouvernement a ignoré les revendications politiques des nouvelles générations. Il a fait preuve d’une myopie court-termiste, conséquence de l’hyper étatisation, de la rigidité et du conservatisme de ceux dont le politologue Aurelio Alonso remarquait « qu’ils avaient appris les règles bureaucratiques leur permettant de se maintenir au pouvoir40/ » et menant le développement économique du pays à une situation d’asphyxie chronique aux graves conséquences sociales41/. Le fonctionnement des institutions du Pouvoir populaire, de la Centrale des travailleurs cubains (CTC) et des responsables du PCC dans les entreprises est de plus en plus critiqué. Sur Cuba Debate, un site officiel du gouvernement, Miguel Alfonso Sandelis s’interroge : « Pourquoi des rencontres ont-elles lieu avec les chefs et des participants soigneusement sélectionnés dont les interventions sont délimitées ? Pourquoi y a-t-il des lieux où l’attention à la base, à ceux d’en bas, n’est une priorité que pour les power-point ? »

Le récit officiel sur le 11 juillet – une conspiration financée de l’extérieur pour renverser le gouvernement – faisait fi du mécontentement populaire. Les propos du Président Diaz Canel – « la rue appartient aux révolutionnaires » – ont été critiqués car frappant d’ostracisme les autres citoyens. L’usure du système politique, les ruptures générationnelles, ont mis en évidence l’urgence de démocratiser les institutions. De nouveaux mouvements dissidents opposés au régime tels que le Mouvement San Isidro ou la plate-forme de débat Archipiélago animée par le dramaturge Yunior Garcia Aguilera42/ ont émergé. De nouvelles figures aussi, plus actives, plus agressives, accusées par le gouvernement d’être instrumentalisées par les agences américaines. Mais si ces financements et ces appuis sont incontestables, ils ne peuvent expliquer l’ampleur des protestations.

De nombreux critiques accusent le gouvernement de ne pas respecter la nouvelle Constitution adoptée en 2019 qui définit l’État cubain comme « un État socialiste de droit », notamment son article 56 qui reconnaît les libertés d’expression, de réunion, et de manifestation pacifique. Un premier pas qui légitime la diversité des acteurs sociaux et des positions politiques qui existent dans la société. Mais son énoncé en limite la portée. Les « droits de réunion, de manifestation et d’association à des fins licites et pacifiques sont reconnus par l’État à condition qu’ils s’exercent dans le respect de l’ordre public et des normes prévues par la loi », un article utilisé par le gouvernement pour interdire la manifestation d’opposition qui avait été prévue le 15 novembre 2021 à l’appel d’Archipiélago.

La nouvelle Loi fondamentale a suscité de nombreux échanges et controverses rappelant l’importance des références constitutionnelles dans l’histoire cubaine. Elle enregistre les réformes mais devrait être complétée par 50 lois et décrets. Le gouvernement soumettra une loi autorisant le mariage pour tous à référendum en 202243/. Mais la traduction législative de nombreuses avancées se fait attendre. Pour justifier ces retards le gouvernement invoque la crise économique, la gravité de la pandémie et les sanctions. Mais les auteurs de nombreux blogs dénoncent la reprise en main d’Internet. Une nouvelle loi sur la cybersécurité est entrée en vigueur le 18 août 2021 dont les décrets pénalisent la « diffusion de fausses nouvelles, de messages offensants, diffamatoires ayant un impact sur le prestige du pays ». La révolte sociale du 11 juillet 2021 a entraîné plusieurs centaines d’arrestations44/ et des condamnations à plusieurs années de prison.

Comment faire face au défi que représente la fin du premier cycle historique de la révolution ? Lors du 8e Congrès du PCC en 2021 la nouvelle présidence n’a eu de cesse de l’affirmer : « Nous sommes la continuité ». Paradoxalement c’est le changement, la réforme démocratique du système, qui serait un atout pour assurer la continuité. Une réforme qui concerne au premier chef le PCC. Le lien organique entre le parti et l’État est au cœur des critiques. Le système politique est surdéterminé par l’article 5 de la Constitution qui définit le Parti communiste de Cuba comme « unique, martinien, fidéliste, marxiste et léniniste, avant-garde organisée de la nation cubaine, reposant sur son caractère démocratique et sur sa liaison permanente avec le peuple ». Mais la réaffirmation du rôle dirigeant du PCC contredit sa définition comme parti de la Nation dans une société fragmentée socialement et politiquement.

Pour Fidel Castro et Raoul Castro, l’unité monolithique et la cohésion au sein d’un parti unique sont la condition de la résistance face aux agressions de Washington. Toute division est une menace, aucune opposition politique organisée ne peut être tolérée. Telle est la raison invoquée depuis les premières années pour refuser tout dissensus, toute contestation politique d’où qu’elle vienne. La direction cubaine pourrait faire siens les propos de XiJinping : « Toute critique du parti, et au sein de celui-ci toute critique de la direction constitue une dangereuse boîte de Pandore ». Le rôle dirigeant du parti ne peut être sacrifié sur l’autel des réformes politiques sous peine de connaître le sort du PCUS sous la présidence de Gorbatchev. Le parti unique est aussi un instrument destiné à maîtriser les contradictions sociales et politiques engendrées par les réformes. Son appareil contrôle étroitement les institutions du Pouvoir populaire, en particulier l’Assemblée nationale (ANPP), dont 98 % des députés sont membres du PCC, 75 % sont fonctionnaires, alors que les artistes, les intellectuels, les chercheurs et d’autres secteurs émergents n’y sont presque pas représentés.

Nombreux sont ceux qui reconnaissent que les menaces, les agressions que Washington fait peser sur l’île depuis des décennies limitent la démocratie. Ils ne partagent pas les orientations des dissidents. Mais ils soulignent le prix à payer pour les déviations autoritaires, les harcèlements indiscriminés qui mettent en péril le projet révolutionnaire lui-même. C’est ainsi que l’historien et juriste Julio César Guanche et le professeur de droit Harold Bertot Triana abordent le rapport entre le Droit et les Droits face à la protestation sociale à Cuba45/. « Il faut protéger le droit d’un État souverain à se défendre de la prétention d’un autre État d’intervenir dans ses affaires intérieures. On ne peut revendiquer des droits à une participation démocratique si on est lié à un agenda étranger d’intervention ou d’ingérence envers un pays souverain. Mais le socialisme ne peut se permettre le luxe d’abdiquer la défense des libertés politiques en abandonnant cet espace à l’exploitation opportuniste de ses ennemis ». « La diversité existe, elle se manifeste, et va continuer à réclamer des canaux d’expression. Il faut vivre avec elle. Tel est le pays aujourd’hui », poursuit Guanche sur son blog46/.

La gauche critique veut rompre avec un système bureaucratique et autoritaire, avec la « copie » d’un modèle qui a échoué, elle veut refonder le socialisme cubain, condition de sa survie. « La révolution cubaine a bénéficié d’une grande légitimité, elle a pu construire un consensus majoritaire, mais l’histoire comme source de légitimité perd son poids relatif, sans oublier les crises subies. C’est pourquoi le débat sur la démocratie que nous voulons est si important pour le destin de la révolution, pour sa légitimité future. Nous devons nous guérir des expériences libérales mais aussi de celles des dites “démocraties populaires” qui n’ont pas disparu par hasard. Et nous n’avons pas suffisamment réfléchi aux causes de leur disparition » constatait le grand sociologue Juan Valdès Paz disparu récemment47/.

Dans les rangs des castristes les plus fidèles, des voix se font entendre qui rejoignent les mêmes aspirations. « Le socialisme cubain a besoin d’un débat et d’un nouveau consensus programmatique. Le socialisme c’est la socialisation du pouvoir, pas sa concentration » affirme le politologue Roberto Regalado48/. Mais il s’interroge : « Comment construire le socialisme dans un seul pays, de plus un pays petit, pauvre, avec peu de ressources naturelles, soumis aux cyclones, sous-développé, ‘bloqué’ à seulement 90 miles de son agresseur, l’impérialisme le plus puissant de la planète, qui veut lui imposer un changement de régime au moyen du ‘hard power’, du ‘soft power’, ou du ‘smart power’ ? ».

Janette Habel, politologue, spécialiste de l’Amérique latine. Janvier 2022. Publié dans la revue Contretemps.

1/ Cf. Fin de siècle à La Havane, J.-F. Fogel et B. Rosenthal.

2/ Dont l’effet est très dissuasif pour l’obtention de crédits et les opérations financières.

3/ Cf. Arturo Lopez Lévy, “Protestas en Cuba, causas y consecuencias para un debate desde América Latina”, 21/7/ 2021, www.theclinic.cl

4/ Revue cubaine de référence en sciences sociales et politiques.

5/ Littéralement vers de terre.

6/ L’expression est de Max Weber.

7/ Les postes principaux seront occupés par des militaires encore actifs ou retraités.

8/ Andrès Serbin, Pensamiento Propio, Janvierjuin 2017, « Cuba y el proceso de actualizacion en la era de Trump ».

9/ Roberto Regalado, politologue cubain, « El “Triángulo de las Bermudas por el que navega Cuba” » (I). 15 de abril de 2021.

10/ Mayra Espina in Nueva Sociedad n° 285, janvierfévrier 2020.

11/ F. Castro lance la « grande offensive révolutionnaire » en mars 1968 et nationalise plus de 50 000 petits commerces, y compris les marchands ambulants.

12/ « L’extension du marché n’est pas la solution à nos problèmes », déclarait le secrétaire du Comité Exécutif du Conseil des ministres et membre du Bureau Politique du PCC Carlos Lage les 6 et 11 novembre 1992. El desafio economico de Cuba, Ed. Entorno.

13/ Cf. Cuba 11 J, Protestas, respuestas, Desafios, Coord. Julio Carranza, Manuel Monereo Perez, Francisco Lopez Segrera, Ed. ELAG Pàgina 12, Buenos Aires 2021.

14/ Antonio Romero, La Caraïbe « Le partenariat stratégique eurolatinoaméricain UECELAC, Eric Dubesset et Carlos Quenan. »

15/ Mayra Espina Prieto, Dayma Echevarria Leon, « Reforma y equidad social en Cuba: apuntes sobre la politica social y el cuadro socioestructural de la actualizacion ». Cf. aussi Betsy Anaya Cruz, Ileana Diaz Fernandez (compiladoras). Economia cubana : entre cambios y desafios, Instituto Cubano Juan Marinello, 2018.

16/ A. Serbin, Pensamiento Propio, Ibid.

17/ A.Serbin, Pensamiento Propio, « Cuba y el proceso de actualizacion en la era de Trump », EneroJunio 2017 / Ano 22, Nume.

18/ Cf. Carmelo Mesa Lago. « Problemas sociales y economicos en Cuba durante la crisis y la recu- peracion ». Revista de la CEPAL. Août 2005.

19/ Cf. note 9.

20/ Cf. Carlos Lage Dàvila, El desafio economico de Cuba, Editions Entorno, p. 1992.

21/ Financial Times, Michael Stott, Marc Frank, La Havane, 16 juillet 2021.

22/ (@pmmonreal) November 8, 2019, El estado como tal.

23/ La Joven Cuba, Mario Valdès NAvia, 18 août 2021.

24/ Cf. note 23.

25/ Julian Perez Rodriguez, « No es una pieza, es toda la maquinaria », La Joven Cuba, 25 août 2021.

26/ Hiram Hernández Castro , « Plebeyos en una pelea cubana por los conceptos »

27/ Granma, 26 mai 2021.

28/ BBCMundo, Angel Bermùdez, 16 et 17 juin 2017.

29/ Il a été présenté comme conseiller du président Diaz Canel lors d’un récent voyage officiel à Mexico.

30/ Raoul Castro, 6e session de la 7e législature de l’ANPP, décembre 2010.

31/ Une déclaration qui avait suscité le scepticisme des chercheurs du du Centre dEtudes sur les Amé riques (CEA) traités de « cinquième colonne » en 1996 par Raul Castro qui était alors le deuxième secrétaire du PCC. Ils avaient été dispersés ensuite

dans d’autres institutions.

32/Mais il reste une référence. Cf. Luis Emilio Aybar, « Lo màs puro de mis esperanzas de constructor » boletindelatizza@substack.com 21 décembre 2021, Aurelio Alonso « Discutirla, con veneracióne irreverencia »boletindelatizza@substack.com, 9 octobre 2021.

33/ Cuba 11J: protestas, respuestas, desafios, Julio Carranza Valdes, Manuel Monereo Perez, Francisco Lopez Segrera Buenos Aires, décembre 2021.

34/ Alina Barbara Lopez, El Pais, 16 novembre 2021, repris de La Joven Cuba.

35/ Pavel Vidal, Cuba Standard, Economic Trend Report Fourth and First Quarters 2020/2021.

36/ Teresa Diaz Canals, El Toque, 15 octobre 2021.

37/ Dans l’émission diffusée sur la radio cubaine Mesa Redonda, 31 août 2021

38/ La Joven Cuba, Mauricio De Miranda Parrondo, 23 octubre 2021, Revolucion, socialismo y democracia.

39/ La Joven Cuba, Maria Valdès Navia.

40/ Aurelio Alonso, « Nota incompleta sobre la institutionalidad » manuscrit, mars 2009.

41/ Jorge Mario Egozcue Cuba , El cambio interno y la politica norteamericana en busca de la racionalidad perdida, Dr Jorge Mario Sanchez Egozcue, Université de La Havane, Centro de Estudios de la Economia Cubana (CEEC).

42/ Il a depuis quitté Cuba pour se réfugier en Espagne.

43/ Il avait suscité une forte opposition de la part de lÉglise catholique lors du débat sur la Constitution en 2019 et son adoption avait été retardée.

44/ Selon lONG Cubalex il y aurait eu 612 interpellations, et des condamnations à plusieurs années de prison.

45/ El Derecho y los derechos frente a la protesta y la diversidad sociales en Cuba, 20 octobre 2021, Sin Permiso.

46/La Cosa, 16 novembre 2011, Julio Cesar Guanche.

47/ Juan Valdès Paz « Problemas y desafíos de la democracia socialista en Cuba hoy », Instituto Cubano de Investigación Cultural (ICIC) « Juan Marinello », La Habana, 9 de diciembre de 2020.

48/ Roberto Regalado, Le triangle des Bermudes ? (cf. note 9).