Charles Piaget a incarné pour toute une génération la lutte des LIP à Besançon en 1973. Il est décédé, le jour de sa fête, aux soins palliatifs du CHU. Pour les détails de son existence, on re reportera à la fiche biographique accessible sur le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, Maitron.org.
Charles naît à Besançon. Après une enfance difficile, il est pris en charge par une famille d’immigrés d’origine italienne qui l’élève jusqu’à sa majorité. Il conservera des liens familiaux très forts avec les membres de cette famille tout au long de sa vie. Après des études à l’Ecole d’horlogerie de Besançon, il intègre, au sortir de la seconde guerre mondiale, la manufacture d’horlogerie LIP, la plus grosse entreprise française de la filière. Son beau-frère Bernard Billot, qui fut résistant et permanent syndical le fait adhérer à la CFTC. Excellent ouvrier, de celui qui atteint le micro à la lime, il gravit les échelons de l’entreprise. Parallèlement, il s’intègre dans l’univers syndical, qu’il va profondément infléchir avec une jeune équipe, dont Roland Vittot, son complice pour toujours. La section CFTC était tenue par de vieux militants surtout intéressés par la gestion des œuvres sociales, Avec Roland et quelques autres, ils vont réorienter l’action syndicale en direction des travailleurs, au détriment d’une gestion ronronière du CE. Alors que l’ancienne équipe était très hostile à la CGT, ils vont développer des relations unitaires avec cette dernière.
Il se marie en 1953 avec Annie Billot. Ensemble, ils auront 9 enfants. Très croyant, il s’engage avec sa femme dans l’ACO (Action catholique ourvrière), qui marquera profondément sa conscience et son parcours. Parallèlement, la guerre d’Algérie l’amène à développer une conscience anticolonialiste. Il adhère à l’UGS (Union de la gauche socialiste) et participe aux manifestations, sévèrement réprimées, contre la guerre d’Algérie. Lorsque le PSU est créé en 1960, il est un des premiers adhérents.
Reconnu comme un militant syndical de premier plan au sein de son entreprise, il participe avec enthousiasme au mouvement de Mai 68, mettant en place des pratiques en rupture avec le syndicalisme, y compris la CFDT qui remplace la CFTC à partir de 1964. Alors que des militants de la CDT et de la CFDT viennent à la mi-mai pour empêcher les travailleurs de LIP de rentrer dans l’usine et provoquer la grève, avec la section CFDT LIP, ils font rentrer les LIP pour une AG, qui décidera après un long débat de se mettre en grève. Se met en place un comité de grève, associant CGT et CFDT, ouvert à tous les travailleurs/travailleuses. Un groupe de salarié.es, non-syndiqué.es ou simples adhérent.es participer à l’animation de la grève. Cette grève, avec occupation, débouchera sur l’obtention d’importants avantages, dont l’échelle mobile des salaires ou encore un immense panneau syndical qui servira par la suite pour l’information des travailleurs et travailleuses.
Après plusieurs conflits importants avec la direction dans les années suivent, l’entreprise LIP voit le départ de son fondateur, Fred Lip, remplacé par un directeur nommé par l’actionnaire devenu majoritaire, Ebauches SA, un holding d’horlogerie suisse. En avril 73, c’est le dépôt de bilan. Loin de se lancer dans un mouvement de grève, sous l’impulsion de l’intersyndicale, les travailleurs de LIP sont incités à baisser les cadences et prendre du temps pour réfléchir et s’organiser. Cette situation dure plusieurs semaines. Un comité d’action, sous l’égide du prêtre dominicain Jean Raguenes, se crée, sur la base des travailleurs impliqués à côté des organisations syndicales. Durant plusieurs semaines, un intense travail de popularisation s’engage auprès des autres travailleurs et de la population bisontine. Le 12 juin, à l’occasion d’une rencontre avec les administrateurs provisoires, ces derniers sont séquestrés. Une ouvrière a la curiosité de fouiller dans leurs serviettes et découvre les détails du plan de liquidation de l’entreprise : plusieurs centaines de licenciements (l’usine compte 1200 salariés, dont une légère majorité de femmes), découpage en plusieurs morceaux. Commence alors un des conflits les plus popularisés de l’histoire ouvrière du pays. Le stock de montres, le trésor de guerre, est mis à l’abri. L’occupation de l’entreprise est décidée et la remise en marche de l’outil de production effective. La vente sauvage des montres commence dans l’usine. Des commissions, ouvertes à tous les travailleurs et travailleuses sont mises en place pour l’organisation du conflit. Un mot fédérateur « Ni licenciement, ni démantèlement » apposé sur une banderole flotte sur les bâtiments. Même si la remise en route de la production ne fut que partielle, commence à se répandre dans la presse et parmi les soutiens l’idée de l’autogestion. Début août, une première « paie ouvrière » est réalisée. Il y en aura six durant la durée du conflit. « On fabrique, on vend, on se paie », le mot d’ordre devient une réalité. Mis au pied du mur par l’importance du mouvement, le gouvernement réagit sous deux formes. Le 14 aout, il expédie les gendarmes mobiles qui délogent les LIP de l’usine occupée. Parallèlement, il envoie un négociateur, Henri Giraud. Lequel entame une série de rencontres avec les délégués syndicaux, sous le contrôle des travailleurs, qui se réunissent quotidiennement en AG dans un cinéma prêté par le diocèse. Si les propositions de Giraud évoluent dans le sens d’un nombre plus réduit de licenciement, la logique reste la même, des licenciements et le dépeçage de l’entreprise.
Décision est prise par l’intersyndicale, dans laquelle la CGT commence à traîner les pieds, d’appeler à une manifestation nationale à Besançon le 29 sept. C’est un immense succès : plus de 100 000 manifestant venus de toute la France, des délégations d’autres pays européens, des militant.es politiques de tous les courants de la gauche et de l’extrême-gauche défilent sous la pluie, trempés, crottés en scandant, « Lip se bat pour tous les travailleurs », « Lip vivra, Lip vaincra ». Mais Giraud reste inflexible.
Le 12 octobre, le plan Giraud est soumis à l’AG des LIP. A une large majorité (324 voix contre 167, les travailleurs votent contre ce plan. C’est la rupture de l’intersyndicale, la CGT ayant appelé à approuver le plan considérant que le rapport de force était à son maximum. Le premier Ministre Pierre Messmer, répète en boucle « Lip, c’est fini ». Ce en quoi il se trompe. Sous l’égide de la Fédération de la Métallurgie CFDT, des contacts sont noués avec une fraction du patronat « moderniste ». Cette aile des employeurs, menée par Antoine Riboud et Renaud Gillet, était consciente qu’un nouveau Mai 68 constituait une hypothèse crédible et qu’il était nécessaire de nouer des relations suivies avec les organisations syndicales pour éviter une telle crise. Finalement, en janvier 1974, les accords de Dole permettent le réembauchage de tous les salarié.es (soit environ 800), de manière progressive, dans une nouvelle entité juridique unique (la CEH). Ces accords, approuvés par l’AG des Lip constituent une victoire écrasante du monde du travail, au moment où les grandes restructurations et les licenciements qui les accompagnent commencent à se développer. Le chômage n’est pas une fatalité et la lutte paie, proclame les Lip à l’ensemble des travailleurs du pays.
Hélas, en système capitaliste, les victoires ne sont jamais que temporaires. Deux ans plus tard, Claude Neuschwander, le directeur de LIP annonce un nouveau dépôt de bilan. Le climat politique a beaucoup évolué. C’est désormais une droite empreinte de néo-libéralisme, sous l’égide de Giscard qui gouverne, le chômage de masse s’installe, les fermetures et restructurations se succèdent. Le dos au mur, les LIP continuera leur lutte, avec un rapport de force d’autant plus dégradé que la CFDT entame son tournant gestionnaire. En 1978, est finalement décidé de créer des coopératives, avec l’espoir que l’élection d’un président de gauche vienne modifier la situation. François Mitterrand sera bien élu le 10 mais 1981, mais le nouveau gouvernement socialo-communiste ne fait pas grand-chose en faveur de LIP.
En 1983, Charles qui vient de perdre sa femme, part en préretraite, totalement brisé par une décennie de mobilisations quasi-ininterrompue. Des cinq coopératives créent, une seule survivra. Pour Charles, c’est le repli sur la vie privée, avec une dernière fille à charge et une retraite très fortement amputée.
En 1993, suite à une rencontre avec une militante de la LCR, Charles décide de reprendre du service à AC ! Durant vingt-cinq ans il sera l’âme de l’association de lutte contre le chômage. Il est sur tous les fronts : rédaction du bulletin « Résister », diffusion devant les ANPE, manifestations régulières, gestion des dossiers des chômeurs et chômeuses, confrontions avec les institutions, occupation des ANPE durant l’hiver 87-98. Parfois confondus avec le travail social, il lui arrive de se trouver insulté, menacé physiquement par des chômeurs désespérés qui s’en prennent à ceux qui les écoutent. Une fois il se retrouve avec un couteau sur le ventre lors d’une permanence d’AC. Durant un quart de siècle, il sera l’âme de l’équipe de plus en plus réduite de l’association. En 1998, il laisse la présidence d’AC ! tout en donnant le coup de main quand on le sollicite.
Le plan politique, il maintient le cœur solidement à gauche. En 1974, une coalition d’extrême gauche (AMR, OCT, LCR) prend contact avec lui et lui propose d’être le « candidat des luttes ». Las, la majorité du PSU, dirigé par Michel Rocard qui prépare son ralliement au PS, vote à une majorité de 2/ contre 1/3 contre sa candidature. Une autre partie de l’extrême-gauche se gausse du candidat des curés, au moment où précisément Charles commence une profonde évolution qui l’amènera à l’agnosticisme.
En 2002, lors des massives manifestations du premier Mai, il distribue aux gens qui viennent le saluer un court texte où il explique qu’il ne votera pas Chirac au second tour. Il participe à la campagne de José Bové en 2007. Il suit avec sympathie la campagne de Besancenot puis Poutou, mais votera pour Jean Luc Mélenchon aux échéances suivantes.
En 2020, présentant sa disparition proche, il rédigé ce qui, dans son esprit, devait être une courte brochure pour transmettre l’héritage de l’essentiel du conflit LIP pour les nouvelles générations syndicales. Ce testament politique deviendra finalement un livre magnifique « On fabrique, on vend, on se paie. LIP 73 », édité grâce à la complicité des éditions Syllepse.
Malade depuis un an, il a continué à incarner jusqu’à ce que le cancer l’emporte, l’espoir d’une perspective socialiste, pour laquelle il a lutté sa vie durant. C’est un camarade respecté, humble, un militant qui nous quitte aujourd’hui. Honorons sa mémoire en continuant à maintenir la perspective du socialisme révolutionnaire.
Georges Ubbiali, le 05/11/2023