Comment expliquer la chute d’un gouvernement dont le bilan économique et social était salué par la plupart des observateurs comme l’un des plus positifs d’Amérique latine ?
Des progrès indéniables ont été constatés par la Banque interaméricaine de développement, la pauvreté a presque été divisée par deux, de 60 % en 2006 à 35 %, et l’extrême pauvreté de 37,7 % en 2006 à 15,2 %. Des travaux d’infrastructures spectaculaires ont été entrepris, notamment le téléphérique reliant la ville d’El Alto (à 4 000 mètres d’altitude) La Paz, dominée par le sommet de l’Illimani à plus de 6 000 mètres. De nombreuses routes ont été construites, facilitant les échanges et la communication dans ce pays au cœur de la Cordillère des Andes à la géographie très contrastée entre les hauts plateaux et la région orientale au climat tropical. Pendant plus de 13 ans le pays a connu un des taux de croissance les plus importants de l’Amérique latine. La nationalisation des hydrocarbures en 2006 (une renégociation des contrats donnant le contrôle majoritaire à l’État) avait permis d’accroître de façon spectaculaire les revenus du gouvernement (de 731 millions de dollars à 4,95 milliards de dollars). L’Agenda Patriotique 2025 (date du bicentenaire de l’indépendance) avait pour objectif la diversification économique et le développement de la production agricole. La création d’entreprises nationales a fait partie d’une industrialisation contrôlée par l’État, tout en recherchant la collaboration des entreprises étrangères19/. Les investissements étrangers envisagés devaient permettre au pays de mettre à profit ses ressources très importantes en lithium pour devenir leader dans l’exportation des batteries. Mais la stratégie de développement et la modernisation économique ont provoqué de nombreux conflits socio-environnementaux.
La contestation de la politique développementiste du gouvernement au sein de ses soutiens indigènes n’est pas récente. Selon la Constitution les peuples indigènes doivent être consultés à propos de l’exploitation des ressources naturelles présentes sur leurs territoires. Ces deux organisations avaient rompu leur alliance avec le MAS en 2011 à la suite de plusieurs conflits socio-environnementaux dans les régions minières et dans quelques aires protégées. L’extractivisme en plein essor, en dépit des engagements pris par Evo Morales, a provoqué l’opposition croissante de secteurs sociaux paysans et indigènes qui lui étaient autrefois acquis. « La Pachamama est revendiquée par le gouvernement bolivien mais elle est simultanément évoquée par les mouvements sociaux pour lutter contre le gouvernement », constate le chercheur Claude Le Gouill [1]. Malgré cette rhétorique écologique les mouvements ruraux boliviens se caractérisent en majorité par l’acceptation de l’économie minière.
Les indigènes revendiquent le droit d’être consultés et de participer aux bénéfices sur les redevances et de former des entreprises communautaires minières administrées par leurs organisations (parfois même selon leurs us et coutumes). Ce qui explique aussi les tensions provoquées par des projets territoriaux opposés portés par des organisations sociales concurrentes. Les principaux conflits miniers dans le Nord Potosi sont en effet situés dans des zones où se superposent plusieurs organisations ». De nombreux mineurs sont eux-mêmes indigènes et peuvent être affiliés en même temps à des organisations distinctes aux frontières identitaires floues [2].
Pour des raisons historiques, certaines communautés sont affiliées au syndicat paysan indigène de la CSUTCB, tandis que d’autres affiliées à la CONAMAQ lui sont opposées. Des organisations peuvent proposer des choix économiques et sociaux différents pour les travailleurs miniers des secteurs public et privé et ceux des coopératives minières. Les divisions des communautés indigènes rendent encore plus complexe le panorama. Au fil des années les mutations économiques et les évolutions géopolitiques continentales ont produit de nouveaux clivages sociaux avec l’émergence d’entrepreneurs et de commerçants indigènes.
La société bolivienne s’est diversifiée. L’économie informelle représente 60 % du PIB et 70 % de la population active, les commerces informels ont proliféré, donnant naissance à de petits et moyens entrepreneurs émergents, bénéficiant aussi de pratiques de contrebande réticulaire. Les commerçants aymaras disposent de réseaux puissants de distribution et d’approvisionnement qui se sont enrichis grâce aux relations commerciales qu’ils ont établies avec des consortiums chinois. Ils importent des marchandises chinoises produites à grande échelle et les revendent grâce à des circuits ethniques locaux. Ces secteurs ont acquis un capital politique de plus en plus important. La diversification commerciale aymara s’appuie sur de multiples liens familiaux et contacts socio-économiques, ce qui lui permet de mobiliser de nombreux réseaux. Cette ascension sociale est devenue un défi pour les élites blanches traditionnelles.
La bourgeoisie indigène émergente n’hésite pas à contester les décisions du gouvernement lorsqu’elles lui sont défavorables. Avec la jeunesse urbaine elle a contribué à la perte d’influence de l’ancien président
Ce n’est pas le cas des cocaleros, soutiens privilégiés d’Evo Morales. Après la fermeture des mines dans les années 1980, les mineurs licenciés affluèrent massivement vers le Chaparé. Ils étaient attirés par les possibilités d’emploi dans le complexe économique coca-cocaïne, « une activité très lucrative favorisant l’ascension sociale car les revenus tirés de la coca peuvent être 8 à 10 fois supérieurs à ceux d’un paysan andin des hauts plateaux », constate Romain Busnel [3]. Depuis 2017, la production de coca n’est plus criminalisée. Dans la Constitution la coca est reconnue comme un « patrimoine culturel » facteur de « cohésion sociale ». Sa production est contrôlée par des syndicats aux vastes prérogatives qui représentent « un pouvoir local proto-étatique ». R. Busnel évoque un « corporatisme économique fondé sur une production régionale de coca au caractère (il)licite flou, les marchés licites et illicites de la coca se confondent souvent ». Le lien entre syndicats et culture de la coca interroge sur les ressources que la coca procure aux organisations syndicales. Peu d’études permettent d’évaluer les revenus et l’enrichissement de ces producteurs qui ont bénéficié de l’élection de Evo Morales. Leur statut social a changé. Font-ils partie des « nouvelles classes moyennes » comme l’affirment certains auteurs ? L’hétérogénéité sociale et ethnique du pays rend cette classification peu opérationnelle.
La bureaucratisation du régime
La crise actuelle ne peut s’expliquer par l’opposition entre d’une part les indigènes et les paysans soutenant Evo Morales, et d’autre part l’extrême droite raciste et fasciste qui a pris le pouvoir. Ce point de vue ignore l’histoire de 13 ans du gouvernement de Morales et méconnaît de larges secteurs de la population y compris des milliers d’adeptes de son régime qui mettent en cause le processus électoral qui l’a élu pour la 4e fois mais également les manœuvres et les reculs réalisés par un président qui a tissé des alliances avec ses anciens ennemis27/ ». Ce jugement de Gloria Muñoz Ramírez, journaliste au quotidien mexicain La Jornada, pour sévère qu’il soit n’est pas sans fondements. Ceux qui ont voté contre la réélection d’Evo Morales en 2016 n’étaient pas tous des « contre-révolutionnaires ». Parmi ceux qui ne veulent pas de son retour, nombreux sont ceux qui veulent le départ de la présidente intérimaire et qui sont hostiles aux élites réactionnaires de Santa Cruz et à la candidature de Camacho
Parmi les secteurs sociaux qui avaient voté pour le MAS et qui constituaient au début sa base d’appui la plus importante, certains s’en sont détournés, accompagnant des mobilisations urbaines pendant l’année 2017. Pour Laurent Lacroix et Claude Le Gouill, « le gouvernement des mouvements sociaux apparaît davantage comme un “mythe mobilisateur”, les bases des organisations sociales étant peu consultées et leurs représentants s’étant éloignés d’elles, plus souvent préoccupés par l’accès aux postes de la Fonction publique. Le manque de démocratie interne et la difficulté pour les bases mili-tantes à faire émerger une parole critique au gouvernement dans les espaces de décision collective génèrent une autonomie décisionnelle des dirigeants.
Les syndicats de cocaleros ont un rôle essentiel au sein du MAS. La professionnalisation politique de leurs dirigeants a favorisé l’imbrication entre le parti politique et l’administration au niveau des municipalités, des régions, du gouvernement et de l’appareil d’État. Elle a suscité de nombreuses tensions et des conflits entre ceux qui bénéficient de cette activité économique et ceux qui ont d’autres activités, entre les paysans syndiqués et les non syndiqués. Elle a perpétué des pratiques de cooptation, de clientélisme. « Le piston est réapparu comme outil légitime de construction politique. Dès le début les dirigeants de corporations ont exigé de participer aux listes législatives du MAS [4] ».Progressivement le MAS a obtenu plus de postes institutionnels et de pouvoir et a consolidé sa place au sein de l’État, provoquant de nombreuses accusations de corruption, « un terrain miné qui concerne non seulement des dirigeants du MAS qui gèrent de façon discrétionnaire les entreprises publiques, mais également des dirigeants intermédiaires qui mettent en œuvre des programmes sociaux », affirme Jorge Lazarte [5]qui dénonce la gestion des fonds publics comme s’ils étaient des propriétés personnelles. Le clientélisme s’est développé parallèlement à l’absence d’espaces pour le débat et la critique.
Dans un article publié sur son blog [6], Katu Arkonada, ancien conseiller du vice-ministre de la Planification stratégique, qui revendique sa loyauté envers le MAS et Evo Morales, affirme que « le temps est venu d’analyser les erreurs commises pendant “le processus de changement”, des erreurs qui ont profité aux putschistes, afin de ne pas commettre les mêmes pendant les prochains mois ». Selon lui, cinq erreurs ont été commises. La première : « Avoir placé des fonctionnaires médiocres sans engagement politique. Le MAS s’est trans-formé en un instrument d’ascension sociale (de plus imprégné de corruption) ».La deuxième : « Baisser pavillon (bajar banderas) en voulant s’adresser aux classes moyennes depuis le libéralisme a été une deuxième erreur déterminante. Au lieu de les attirer, leur conservatisme a été renforcé. L’objectif aurait dû être de se consacrer au noyau dur, le mouvement indigène originaire paysan et non aux classes moyennes. Ces dernières étaient déjà perdues car non seulement elles ne voyaient pas les bénéfices immédiats du processus mais elles étaient mobilisées contre lui par les moyens de communication ». La troisième erreur, « c’est d’avoir fait confiance aux médias qui aujourd’hui défendent les putschistes, mais aussi aux élites économiques de Santa Cruz qui appuyèrent le gouvernement tant qu’il était fort mais retournèrent leur veste rapidement ». La quatrième « fut de faire confiance à l’OEA, une erreur décisive pour le coup d’État, sans oublier une confiance excessive dans la police (des putschistes structurels) et dans l’armée ». La cinquième enfin pour Arkonada, c’est d’avoir inscrit la limitation des mandats présidentiels dans la Constitution « sous la pression de la droite », un jugement partagé par de nombreux cadres et militants du mouvement.
À cette recension, il faudrait ajouter la défaillance des contre-pouvoirs judiciaires. Le Tribunal Constitutionnel Plurinational (TCP) dont l’élection des magistrats se fait par un « vote universel » a validé à la fois la réélection d’Evo Morales et le coup d’État (les candidats ayant été préalablement sélectionnés par le gouvernement au sein du Parlement où le MAS était majoritaire ce qui augurait mal de son indépendance politique.
Janette Habel. Publié dans la revue Contretemps.