« Le rassemblement de la gauche de gouvernement ne peut pas se faire avec LFI. Sauf à tout trahir de l’héritage de Blum ». Voilà une parole bien imprudente de Bernard Cazeneuve.
En invoquant ainsi, au service d’une orientation politique qui tourne le dos à l’union des forces politiques, syndicales et associatives en train, depuis 48 heures, de se mettre en place pour s’opposer à une victoire du Rassemblement National et de l’extrême-droite, pour donner espoir et énergie à la jeunesse, aux quartiers populaires, au monde du travail, aux femmes, il accumule tant à propos du Front Populaire qu’à propos de Léon Blum, mon arrière-grand-père, toute une série de contresens.
Rappelons rapidement les faits : le Front Populaire est l’expression électorale, puis gouvernementale, en 1936, du Rassemblement Populaire créé en 1934, après les émeutes de février, pour faire face, justement à la menace fasciste.
Il s’appuie sur l’accord unanime entre dix organisations : Ligue des Droits de l’Homme, Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes, Comité Mondial contre le Fascisme et la Guerre, Mouvement d’Action Combattante, Parti Républicain et Radical-socialiste, Parti Socialiste SFIO, Parti Communiste, Union Socialiste et Républicaine, CGT et CGTU.
Ce qui importe ici, c’est la méthode : le rassemblement sur une plate-forme commune avec un mot d’ordre simple : Pour le Pain, la Paix et la Liberté. Revendications sociales, pacifistes et démocratiques.
Croit-on que cet accord, entre le PCF et la SFIO de Blum notamment, s’est fait facilement, sans débats ni polémiques ? Dans une série d’articles du Populaire (le quotidien de la SFIO) de juillet 1934, Blum revient sur la question de l’unité et sur le « désorientement » que celle-ci cause chez certains de ses camarades.
Il est vrai que l’on sort à peine d’une période de conflits permanents, d’injures, d’articles violemment polémiques, orchestrée par le Parti Communiste qui, suivant la ligne de l’Internationale, accuse les socialistes d’être « le principal soutien de la bourgeoisie » et d’avoir « une influence paralysante sur les ouvriers dans la lutte antifasciste ».
Mais alors, comment l’unité a-t-elle pu se faire avec le PCF, comment, aujourd’hui peut-elle se faire avec la France Insoumise, accusée de tous les maux ? Léon Blum s’en explique : il s’agit, avant tout d’une unité d’action : « les masses populaires ont senti d’instinct, après le 6 février, qu’en France comme ailleurs, l’unité prolétarienne, la possibilité d’une défense ou d’une contre-offensive rassemblant toutes les forces des travailleurs constituaient la plus sûre garantie contre les menaces fascistes ».
Cette unité, à marche forcée, soudainement réclamée par le PCF désoriente certains cadres de la SFIO. Blum indique alors qu’il faut poser certaines conditions à cette alliance : la bonne foi entre les organisations, le fait de ne pas mettre au premier plan les divergences passées ou présentes. Blum précise : « nous devons proclamer et stipuler sans réticence les conditions, qui ne sont pas nos conditions- nous n’avons pas plus à en imposer qu’à en subir – mais les conditions de l’action elle-même. Nous devons déclarer hautement comment et pourquoi nous accédons à l’action commune, en quoi elle consiste à nos yeux, quels caractères nous voulons lui imprimer, dans quelle direction nous voulons qu’elle soit conduite ».
Le Rassemblement Populaire, le Front Populaire est donc, ce que Bernard Cazeneuve feint de ne pas comprendre, une méthode pour parvenir à l’unité d’action. Une méthode qui permet de mettre de côté les polémiques et les attaques personnelles. Blum ayant été attaqué au moins aussi violemment par le PCF que Raphaël Glucksmann par certains militants de la FI. Une méthode qui permet l’unité alors même que des divergences importantes persistent, sur des sujets de fond.
Cazeneuve sous-entend, par exemple, que l’accord de Nouveau Front Populaire serait contre nature en raison de divergences inconciliables sur le soutien à l’Ukraine… mais qu’en était-il entre les partis de gouvernement du Front Populaire sur le soutien à la République espagnole ? Sur l’attitude à avoir vis-à-vis de l’Allemagne hitlérienne, sûrement pas d’unanimité.
En réalité, Bernard Cazeneuve met en avant ce concept flou de « gauche de gouvernement », comme si la gauche aujourd’hui, ou certaines de ses composantes n’avait pas ambition à gouverner, comme si les forces qui la composent n’avaient ni programme de gouvernement, ni expérience, ni talents… Mais c’est qu’il oppose « gauche de gouvernement » et radicalité et que pour ce faire, il invoque les mânes de Léon Blum.
Alors même que celui-ci débute sa carrière en écrivant, à la veille du Congrès de Tours, la brochure « Pour être Socialiste », dans laquelle il expose à la jeunesse de 1919 sa vision de la lutte des classes, de l’exploitation et du chemin vers l’émancipation.
Alors même qu’il démontre dans un des derniers ouvrages, « A l’Echelle Humaine » la faillite de la bourgeoisie en tant que classe dans la période de la guerre et de l’occupation et qu’il considère que la Libération est une période révolutionnaire au cours de laquelle la classe ouvrière est amenée à jouer le premier rôle.
Qu’on ne s’y trompe pas, Léon Blum n’était pas un « révolutionnaire », mais bien un réformiste radical, qui luttait pour des transformations fondamentales de la société capitaliste. Mais avec un sens aigu du rapport de forces de classes et politique, avec, sans cesse des aménagements tactiques, des compromis qui peuvent apparaître aux yeux de certains pour des reculs, voire des trahisons, soit, mais qui jamais ne l’ont détourné de ses buts, qui n’étaient pas ceux de la « gauche de gouvernement » telle que l’entend Bernard Cazeneuve.
Un dernier point : la mémoire de Léon Blum, juif, victime de tant d’injures et d’agressions antisémites, est invoquée ici encore pour disqualifier cet accord de Nouveau Front Populaire, au prétexte du supposé antisémitisme de la France Insoumise.
Que celle-ci ait multiplié les déclarations imprudentes ou hasardeuses doit être critiqué, condamné, mais la persistance de l’antisémitisme est, depuis de nombreuses années, minimisée au sein de la plupart des forces de gauche, politiques et syndicales, au point de nécessiter la mise en place d’ateliers de formation et de réflexion.
C’est au cœur de la pensée de l’extrême droite que l’antisémitisme est structurellement présent, quel qu’en soit son camouflage, il est le support de toute l’orientation de la préférence nationale, il est au cœur de l’idéologie identitaire.
Antoine Malamoud, publié en blog sur Médiapart.
Arrière-petit-fils de Léon Blum