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Débat entre Esther Benbassa et Clémentine Autain 

L’assassinat de Samuel Paty par un islamiste a déchaîné la classe politique, qui a désigné l’« islamogauchisme » comme « complice » des drames terroristes. Dans cet entretien, Esther Benbassa et Clémentine Autain défendent des réponses de gauche aux attentats comme à la crise sanitaire.

Clémentine Autain est députée de Seine-Saint-Denis, membre du groupe parlementaire la France insoumise. Esther Benbassa est sénatrice de Paris, membre d’Europe Écologie — Les Verts.


Reporterre — Un nouvel attentat a été commis ce jeudi à Nice, qui survient deux semaines après l’assassinat de Samuel Paty. Quelle est votre première réaction ?

Esther Benbassa — Je suis triste, en colère, préoccupée. Les réactions dans le monde musulman, hors de nos frontières, à l’affaire des caricatures de Mahomet, étaient susceptibles de provoquer de nouveaux attentats. Nice a été frappée une nouvelle fois. Espérons que le message de tolérance de notre ministre Le Drian calmera les esprits. Il faut à tout prix éviter qu’on ne bascule dans des affrontements interreligieux.

Tout cela s’inscrit dans cette ambiance de folie vengeresse que l’on voit monter depuis deux semaines. Dans ce cycle terrible, nous, les personnes issues de la gauche, sommes les boucs émissaires. Pourquoi ? Parce que nous avons manifesté contre les discriminations, aux côtés de nos frères et sœurs musulmans, pour défendre l’égalité, la fraternité, la sororité. Nous avons aussi manifesté contre l’antisémitisme, lors de marches où défilait aussi Marine Le Pen. Nous étions là aussi après les attentats contre Charlie, au côté de quelques dictateurs. Mais c’est délirant de nous pointer comme cibles. Nous n’avons pas provoqué ce qui s’est passé, nous n’avons pas rejoint les rangs des extrémistes !

Mais plutôt que de réfléchir aux solutions, on sombre dans l’hystérie. Quand je vois l’infâme « collabo » tagué sur le siège du Parti communiste, quand j’entends les invectives des uns et des autres, quand on nous traite d’ « islamogauchistes » — une insulte dont je n’ai jamais compris le sens —, cela ne sert qu’à discréditer notre parole et nos propositions.

Clémentine Autain — La première chose que je ressens comme être humain et comme élue, ce sont des pensées solidaires pour les personnes victimes et leurs proches, pour tous les Niçois et tous les catholiques de France. On est sous le coup de l’émotion, de la tristesse, de la colère. Ce sont des actes absolument ignobles, qui ont touché d’abord des journalistes et la liberté d’expression, puis la liberté de jouir de la vie lors des attentats au Bataclan et aux terrasses de café, ensuite un enseignant, incarnation du droit aux savoirs contre l’obscurantisme. Et maintenant, dans une église, c’est la liberté de culte qui est attaquée, garantie par la loi sur la laïcité de 1905. Ces attentats touchent au cœur de ce qui a fondé notre République démocratique, sociale, laïque.

Il y a un temps d’hommage, de deuil, de rassemblement qui est essentiel. Je regrette qu’après la mort de Samuel Paty, certains — je pense en particulier à Manuel Valls — n’aient pas respecté ce moment. C’est lui qui, dès le dimanche suivant l’attaque, a brisé l’unité nécessaire. Nous avons besoin de dire tous ensemble : nous n’acceptons pas, nous affirmons notre fraternité et réaffirmons nos valeurs communes face aux djihadistes et aux fondamentalistes.

Ensuite vient le moment du débat politique sur la stratégie la mieux à même de faire reculer les actes terroristes et l’obscurantisme. Il est essentiel en démocratie. Car il n’y a pas une seule voie, une seule logique, une seule vision pour faire face à ce terrorisme qui se revendique de l’islam. Nous devons débattre avec la raison et la sérénité, en échangeant des arguments et non des anathèmes. Là encore, certains ont choisi d’électriser le débat, sombrant dans les amalgames, les insultes, les mots fourre-tout de type « islamogauchisme », qui ne veut rien dire. Le plus inquiétant, c’est que Marine Le Pen est aujourd’hui introduite dans le champ républicain tandis que la France insoumise, EELV, les communistes mais aussi des organisations comme l’Unef, la FCPE, des personnalités comme Edwy Plenel ou Jean-Louis Bianco [le président de l’Observatoire de la laïcité]… deviennent des ennemis à abattre, des complices voire des responsables des crimes commis ! Cette offensive est extrêmement dangereuse. Le gouvernement, au lieu de calmer des plaies et d’avoir une stratégie qui touche sa cible, ne cesse de faire tapis rouge à l’extrême droite, avec la complicité des médias dominants.

Quelle réponse politique commune, à gauche, peut-on apporter au terrorisme islamiste ?

Clémentine Autain — Nous avons à gauche des réponses émancipatrices pour faire face aux défis, qui ne sont pas celles du gouvernement, et qui s’opposent frontalement à celles de l’extrême droite. Notre droit français comprend l’essentiel des outils pour pouvoir agir et prévenir les actes terroristes. En revanche, les moyens font défaut pour toucher la cible. On empile des lois répressives, pour tout le monde, on stigmatise une partie de la population : les musulmans. Le résultat n’atteint pas l’objectif antiterroriste mais laisse des traces sur les libertés et l’égalité, comme l’ont souligné plusieurs rapports de l’ONU. Les services de renseignement sont par exemple fondamentaux mais ils ont, sous Sarkozy notamment, fondu comme neige au soleil.

Il faut également changer de stratégie internationale. Prendre le thé avec de hauts dignitaires saoudiens ou leur vendre des armes, fermer les yeux quand une entreprise comme Lafarge donne des pots-de-vin à Daech, c’est un curieux choix quand on prétend combattre le djihadisme… Nous devons être extrêmement fermes et cohérents sur la scène internationale. Par exemple, pour ne pas froisser Erdogan, à qui le gouvernement sait gré de faire barrage aux flux migratoires, la France a lâchement abandonné les Kurdes, qui se battaient contre Daech ! Il faut également imposer à nos entreprises des clauses fortes de respect des droits humains.

La présence des services publics comme du tissu associatif dans les quartiers populaires est également fondamentale. Je le vois depuis Sevran, Villepinte et Tremblay (Seine-Saint-Denis), la place est laissée béante pour des courants fondamentalistes dès lors que l’État ou des associations subventionnées ne sont plus là de l’aide au devoir, du lien, de l’éducation populaire, de la solidarité… C’est dans cette faille, née de l’obsession de l’austérité budgétaire, que les filières les plus dangereuses peuvent trouver leur terreau.

J’ai enfin en mémoire le témoignage de Véronique Roy, maman d’un jeune Sevranais parti faire le djihad, qui racontait dans un livre poignant que pendant toute la période où elle voyait son fils se faire embrigader, elle et son mari se trouvaient dans une immense solitude. Il faut de l’humain au plus près des cas, car ce sont des phénomènes sectaires, et qu’on ne s’en sort que s’il y a un tissu de liens, de la prévention par une présence humaine accrue.

Esther Benbassa — Nous avons vendu des armes à des pays peu démocratiques comme l’Arabie saoudite, laissé à la Turquie le tri des migrants. Ces pays sont en même temps des viviers d’islamistes. La liste est longue et personne ne demande de comptes à nos dirigeants successifs. Mais on nous demande des comptes à nous, personnes de gauche, dans cette atmosphère néoconservatrice à la française qui évoque beaucoup ce qui s’est passé aux États-Unis après le 11 septembre 2001.

Dès lors, plutôt que de débattre des solutions, on veut toucher à tout ce qui fait nos principes fondateurs. La loi de 1905 défend très bien la liberté du culte et la neutralité de l’État, et elle fonctionne. Alors, pourquoi vouloir faire de cette laïcité une nouvelle religion ? Est-ce que cela va arrêter le terrorisme islamiste ? Non, ce n’est pas le manque de laïcité ou la non-application de la laïcité qui fait qu’il y a des attentats. Les mouvements extrémistes sont aussi appelés « le parti du lait et du pain » car ils prospèrent sur la précarité, sur l’absence ou sur l’abdication de l’État, sur la disparition des services publics, sur le manque de police de proximité. Les raisons sont connues depuis longtemps, mais nous ne changeons pas.

Depuis des années, nous nous battons pour dire qu’il faut plus de moyens pour les services de renseignements, qu’il faut suivre les personnes radicalisées, en prison notamment. On a fait des rapports, droite et gauche ensemble, mais aucune des consignes que nous avons données n’a été suivie. Car une fois l’attaque terroriste derrière nous, on passe à autre chose.

Or, il y a un travail de fond à faire, de long terme. Au niveau de la politique de la ville, au niveau de l’enseignement, de la précarité, de la formation des imams. On peut ouvrir une faculté de théologie musulmane, comme il en existe à Strasbourg pour le catholicisme et le protestantisme. Cela permettrait une formation des imams au sein du cadre républicain. On devrait également augmenter le nombre d’enseignants de langue arabe, car il faut que les jeunes puissent apprendre cette langue sans passer nécessairement à travers l’étude exclusive du Coran. Il faut enfin mobiliser à nos côtés l’écrasante majorité des musulmans vivant paisiblement leur religion dans notre pays, pris en tenaille entre le rejet et les insultes de la droite extrême d’un côté et les militants de l’islamisme radical de l’autre.

Attentats, crise sanitaire… Les forces de gauche et écologistes sont-elles suffisamment unies pour porter leur voix dans cette crise multiforme ?

Clémentine Autain — La question n’est pas celle de l’unité, mais du contenu. Ce qui importe, c’est d’aiguiser nos réponses de telle sorte qu’elles apparaissent dans le paysage social et politique comme une voie radicalement différente que celle empruntée par les gouvernements depuis 30 ans, et qui soit aussi capable de damer le pion à l’extrême droite, dont la percée ne doit vraiment pas être sous-estimée.

Nous devons faire irruption avec une proposition porteuse d’une vision et d’un changement en profondeur. Le fil, c’est la quête d’émancipation humaine qui est au fondement de ce qu’on peut appeler la gauche. À cela s’ajoute l’articulation essentielle avec le défi écologique. Au moment du confinement, les questions qui se sont posées portaient sur nos besoins : est-ce que tout ce qu’on produit a du sens ? Qu’est-ce qui est essentiel, qu’est-ce qui est superflu ? Voici la grande question en ce début de XXIesiècle : de quoi avons-nous vraiment besoin ? Il ne s’agit plus seulement de penser le partage des richesses mais de redéfinir le modèle de production et de consommation.

Esther Benbassa — L’apparition de la Covid-19 ne peut être détachée de la crise écologique. Ce virus nous a aussi fait prendre conscience de la nécessité d’un retour aux circuits courts, de l’autonomie dont nous avons besoin. Il y a d’autres valeurs que produire et consommer. Ce virus a également fait augmenter d’un million le nombre de personnes pauvres. Les solutions pour endiguer la Covid sont donc sanitaires, écologiques mais aussi sociales : aider les plus précaires, les jeunes, les personnes sans emploi, développer les transports en commun, livrer de la nourriture, des masques gratuits… Nous devons porter ces propositions ensemble, à gauche. Nous avons des projets communs et ce sont avec eux que nous pourrons tenir tête et ne pas laisser la France à Macron ou à Le Pen. Ne partons pas vaincus, ce n’est pas parce qu’on nous accuse qu’on a perdu !

Propos recueillis par Lorène Lavocat. Publié sur Reporterre.