Le 25 avril 1974, la diffusion sur les ondes de Radio Renaissance de « Grândola villa morena » (note 1) donne le signal de ce que l’on va appeler la Révolution des œillets. A l’origine, il s’agit d’une sorte de coup d’État organisé par une partie de l’armée regroupée au sein du Mouvement des Forces Armées (MFA). Leur objectif initial est d’en finir avec ce qui est alors la plus vieille dictature en Europe (note 2), de moderniser le pays et, surtout, de trouver une issue rapide aux guerres coloniales que mène alors le Portugal en Angola, au Cap Vert, au Mozambique et en Guinée Bissau. Alors que le régime s’effondre très rapidement, la Junte de salut national (composée de membres importants de l’État-major) appelle au calme.
Mais les Portugais descendent en masse dans les rues pour soutenir le MFA et exiger la démocratie. Le Portugal va connaître vingt mois de luttes intenses (grèves, manifestations, occupations d’usines) ainsi que de nombreuses expériences de pouvoir populaire (note 3). Comme lors de tout grand mouvement populaire, la mobilisation s’accompagne de l’émergence de structures d’auto-organisation : des commissions de travailleurs ou des comités d’habitants (moradores) se constituent dans de nombreuses entreprises et dans les quartiers.
La grande division de la gauche
Dans tous les secteurs, après … de dictature, les débats sur les changements à apporter à l’organisation de la société font rage. Avec le retour des libertés, le mouvement syndical – notamment la Confédération Générale des travailleurs portugais (CGTP) – se renforce considérablement. Il en va de même que les deux principaux partis de gauche, le Parti communiste portugais (PCP) et le Parti socialiste. A une échelle plus réduite mais significative, on observe aussi le développement de nombreuses organisations d’extrême gauche (note 4), dont la plupart sont nées quelques mois ou quelques années auparavant dans la clandestinité.
Au cours des vingt mois où se développe la mobilisation populaire, près d’une dizaine de gouvernements se succèdent dont la composition marque l’évolution du rapport de forces entre les différents partis politiques (dont le PS et le PCP) et les différentes fractions du MFA. La situation surtout, est marquée par une opposition brutale entre le PCP et le PS de Mario Soares. Le premier est certes auréolé par sa lutte contre la dictature salazariste ; mais il est aussi (avec le PC grec, le KKE) l’un des partis communistes les plus staliniens d’Europe occidentale. Tout au long du processus, il sera soupçonné à tort ou à raison de vouloir s’emparer du pouvoir en s’appuyant sur l’une des tendances du MFA. Quant au Parti socialiste, très rapidement, il inscrit son action sous le drapeau de « la lutte contre l’anarcho-populisme », c’est-à-dire la volonté de mettre un coup d’arrêt au développement de l’auto-organisation et le rétablissement de l’ordre et du pouvoir patronal, alors contesté au sein des entreprises. Il peut alors compter sur le soutien de la social-démocratie – l’Internationale socialiste – et sur les instances européennes.
La Révolution, si proche
Le développement de la mobilisation populaire et les questions stratégiques qu’il met à l’ordre du jour attirent alors au Portugal des milliers de militants et de militantes des multiples organisations de la gauche révolutionnaire des différents pays européens. Le processus portugais soulève en effet de nombreuses interrogations stratégiques (note 5) : les caractéristiques de la Révolution portugaise – notamment la nature et le rôle du MFA – sont-elles purement spécifiques et dues à la fin d’un empire colonial ? Ou, au contraire, est-ce que ces évènements nous instruisent sur les modalités d’une révolution (socialiste) au cœur de l’Europe ? Quelle est la place de la démocratie au sein du processus révolutionnaire ? Comment répondre à la division exacerbée entre les différentes forces de gauche ? Quelle orientation à la fois radicale et unitaire pour la gauche révolutionnaire ? Autant de questions qui vont rester durablement sans réponse : la Révolution portugaise de 1974-1975 est, au fond, le dernier mouvement révolutionnaire en date en Europe occidentale …
Rétablissement de l’ordre
Un an après le déclenchement de la Révolution des Œillets, l’organisation d’élections législatives en avril 1975 consacrent le Parti socialiste comme le parti dominant. Ce résultat électoral, en décalage avec la radicalisation de certains secteurs de la classe ouvrière, va exacerber les divisions au sein du mouvement populaire. Des incidents entre manifestants se produisent lors des défilés du 1er mai. Les travailleurs de Republica occupent les locaux et refusent d’imprimer ce journal, au motif qu’il est acquis aux positions du PS. Finalement, ce sont les militaires qui occupent les locaux. Cette affaire est très rapidement instrumentalisée par le PS et par la droite (portugaise et européenne) : les évènements du Republica illustreraient la menace du coup d’État liberticide que préparent le Parti communiste et certains secteurs du MFA…
En novembre 1975, la tendance de droite du MFA et du gouvernement écartent Otelo de Carvalho, le représentant le plus connu de la gauche du MFA. Ses partisans au sein du MFA comme au sein de la population restent isolés et capitulent, marquant en pratique la fin de la révolution des Œillets et le retour à̀ l’ordre. Immédiatement, le gouvernement prend des mesures qui s’attaquent aux conquêtes de la révolution : état de siège et couvre- feu, dissolution des unités militaires les plus politisées, coup d’arrêt aux occupations de terres, restitution des usines confisquées à leurs propriétaires. Une longue période de régression politique et sociale commence.
Mais l’héritage de la Révolution des œillets a survécu jusqu’aux luttes sociales récentes. Ainsi, le 15 février 2013, comme un formidable pied de nez aux politiques d’austérité voulues par l’Union européenne et les gouvernements portugais successifs, le discours de Pedro Passos Coelho (alors Premier ministre) est interrompu (note finale) par un hymne qui monte des tribunes du Parlement portugais : Grândola vila morena. La chanson du 25 avril 1974…
François Coustal
Notes
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Composée par José Zeca Alfonso, Grândola villa morena chante la fraternité ouvrière. Cette chanson est alors interdite au Portugal par le régime de Salazar.
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En 1974, le Portugal vit sous un régime de dictature (baptisé Estado Novo) depuis 1926. Son chef est Marcelo Caetano qui a succédé en 1968 à Antonio Salazar, le fondateur du régime.
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Tourné par Michel Lequenne et Daniel Edinger, le documentaire militant « Setubal ville rouge » témoigne des débats (octobre 1975) des commissions de travailleurs et de moradores, des membres des coopératives et des comités de soldats de Setubal, banlieue ouvrière de Lisbonne et siège de la Lisnave, chantier naval bastion de la classe ouvrière portugaise.
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La plupart des organisations portugaise d’extrême gauche disparaissent après l’échec de la montée révolutionnaire. Mais deux des trois composantes qui, il y a vingt ans (mars 999), ont fondé le Bloc de Gauche (Bloco de Esquerda) sont des héritières directes d’organisations de la gauche révolutionnaire de l’époque de la Révolution des Œillets : l’Union Démocratique Populaire (UDP, d’origine maoïste) et le Parti socialiste révolutionnaire (PSR), qui avait succédé à la Ligue Communiste Internationaliste (LCI, section portugaise de la Quatrième Internationale). L’UDP et la LCI avaient joué un rôle significatif en 1974 et 1975.
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On peut lire une synthèse des débats suscités par la révolution des Œillets au sein de la gauche révolutionnaire internationale au chapitre 12 de l’ouvrage suivant : Hélène Adam et François Coustal, C’était la Ligue, Editions Arcane 17 et Syllepse.
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Voir https://www.youtube.com/watch?time_continue=22&v=6kS8crRg0VQ