Karol Modzelewski s’est éteint hier à l’âge de 81 ans. Avec lui disparaît une grande conscience de la Pologne démocratique. Portrait posthume et souvenir d’une conversation avec un homme resté fidèle à ses convictions et respecté de tous.
Karol Modzelewski avait 81 ans. Pionnier de l’opposition dès le mouvement de 1956, il avait rédigé en 1965, avec son ami Jacek Kuron, une Lettre ouverte au Parti dont l’influence marqua une génération de jeunes contestataires en Pologne et bien au-delà. Fidèle à des valeurs acquises dans sa jeunesse, il a été de tous les combats qui ont marqué la Pologne de la seconde moitié du XXe siècle, à commencer par Solidarność dont il fut le porte parole en 1980-1981, un engagement qu’il paya par huit ans et demi de prison. Ce fut également un grand historien du Moyen âge, auteur de recherches originales sur les origines slaves de l’Europe. Il fut même vice Président de l’Académie des sciences en Pologne.
Karol Modzelewski est resté toute sa vie un homme de gauche, ce qui surprendra ceux qui ont oublié ou ignorent ce que furent les luttes démocratiques dans les pays dits du « socialisme réel ». Dès sa naissance, il a vécu la grande histoire dans sa chair puisqu’il est né en 1937 à Moscou, l’année de la Grande Terreur stalinienne. Son père naturel, qu’il n’a rencontré que deux fois dans les années 1950, avait été déporté au Goulag, comme son grand père d’ailleurs. En 1939, sa mère s’était liée avec Zygmunt Modzelewski, un communiste polonais de la première heure qui, lui, sortait des prisons staliniennes. Longtemps exilé en France où il avait été un des cadres du PCF, convoqué à Moscou, il avait été torturé et emprisonné pendant deux ans. Le couple se maria, Zygmunt devint le père adoptif de Karol, et en 1945, ils s’installèrent à Varsovie où, devenu un des fondateurs du nouveau régime communiste, Zygmunt Modzelewski occupa, jusqu’à sa mort en 1954, le poste de ministre des Affaires étrangères.
Le jeune Karol choisit des études d’histoire. Il s’interrogeait déjà sur les réalités du stalinisme (que venait de dénoncer Nikita Khrouchtchev dans un rapport secret), lorsqu’en 1956 il rencontra Jacek Kuron, un étudiant en pédagogie légèrement plus âgé (né en 1934), qui l’attira par la radicalité et la lucidité de ses propos. C’était à l’université de Varsovie, alors que dans le pays bouillonnait une révolution (Octobre 1956) à l’initiative des ouvriers en colère de l’usine FSO à Żeran. Karol fut mandaté pour parler dans cette usine, annoncer le soutien les étudiants mobilisés, et y il rencontra Lechosław Goździk le leader des ouvriers. Ces deux rencontres fondèrent des amitiés de toute une vie, à l’image de leurs convictions indissociables.
Dénaturée par les manœuvres de Władysław Gomułka, le nouveau secrétaire du Parti, la mobilisation de 1956 donna naissance à une opposition intellectuelle, qualifiée de « révisionniste », un centre de réflexion dont Kuron et Modzelewski incarnaient la gauche. En 1965, leur Lettre ouverte au Parti ouvrier unifié polonais (POUP) propose une analyse marxiste révolutionnaire du système communiste existant, et appelle à une révolution. Immédiatement arrêtés, et condamnés à trois ans de prison, les auteurs rompaient avec l’idée d’une réforme du système à la manière khrouchtchévienne. Et leur texte, publié en France, fit le tour de l’Europe ! Il devint une référence pour la jeune génération d’opposants en Pologne mais aussi en Tchécoslovaquie, en Italie, en France…
Libérés aux deux tiers de leur peine, Kuron et Modzelewski entrèrent immédiatement en contact avec les jeunes contestataires à l’université, notamment Adam Michnik, et participèrent à leur action. En mars 1968, jugés responsables de l’agitation qui gagnait l’ensemble des universités, suite à l’interdiction d’une pièce de théâtre et à l’arrestation d’étudiants, ils furent à nouveau arrêtés et condamnés à trois ans et demi de prison. Ils n’ont été libérés qu’en septembre 1971, suite au remplacement de Gomułka par Edvard Gierek après une nouvelle explosion ouvrière, en décembre 1970, cette fois à Gdańsk et Szczecin, réprimée par la police (44 morts).
Karol Modzelewski put enfin entamer une carrière d’historien médiéviste, mais relégué dans une université de province. Il se consacra à sa thèse commencée en prison, tout en soutenant les luttes ouvrières et l’action démocratique qui s’intensifiaient suite à de nouvelles grèves en 1976, et la constitution d’un Comité de défense des ouvriers (KOR) par ses amis, Jacek Kuron et Adam Michnik. En 1980, il rejoignit aussitôt les grévistes des chantiers navals de Gdańsk et participa à la naissance du nouveau syndicat indépendant.
Elu délégué du comité de Wrocław, il joua un rôle clé dans son organisation nationale, inventa son nom « Solidarność » et en devint le porte-parole. A cette époque, écrit-il dans ses mémoires, « Solidarność était le plus grand mouvement ouvrier de l’histoire de la Pologne et peut être de l’histoire de l’Europe. J’étais déjà un homme mûr, raisonnable mais, à mes yeux, ce mouvement était l’incarnation du mythe auquel j’avais cru dans ma jeunesse. » Il le décrit incontrôlable, y compris par Lech Wałęsa, il assimile ses membres à des « milliers de Jeanne d’Arc ».
En décembre 1981 (coup de force de Juzelski), il est à nouveau arrêté comme membre de la Commission nationale du syndicat et emprisonné deux ans. En 1989, il fut tout naturellement élu sénateur de Wrocław sur la liste des Comités civiques présentée par Solidarność. Critique du néolibéralisme qui a présidé aux mesures radicales de transformations de l’économie, et surtout de leurs conséquences sociales, il se retira assez vite des responsabilités politiques directes, et présida l’Académie des Sciences. Il garde depuis une grande autorité intellectuelle et morale dans la société polonaise contemporaine.
Son intransigeance sur les principes, son attachement à la classe ouvrière et aux gens de peu, lui ont valu également de rudes conflits avec ses amis, y compris Jacek Kuron. En 1981, lorsque Wałęsa signa un accord avec le pouvoir sans consulter la base du syndicat – le pays était au bord d’une grève générale suite à une agression contre le syndicat –, il démissionna de son poste de porte-parole tout en « accordant » à Wałęsa et à ses conseillers « que la décision de conclure l’accord et d’annuler la grève pouvait être pertinente. » Ou bien en 1989, au moment du choix de la « thérapie de choc » de retour au marché, par le gouvernement issu Solidarność dans lequel Kuron était ministre du Travail. Il partait du constat que cette politique frappait surtout l’ancienne base sociale du syndicat envers laquelle le gouvernement avait « un devoir de loyauté. » Il récusait l’idée d’absence d’alternative en se référant aux politiques de changement progressif et aux recettes keynésiennes.
Karol Modzelewski fut un intellectuel et un militant, pas un politicien. Il ne fut pas « conseiller » de Solidarność mais un responsable élu. Son influence a toujours été grande, il discutait et contestait, c’était un esprit libre, pas un idéologue. Il a été tout au long de sa vie un rebelle, il voulait révolutionner le monde en donnant la parole et le pouvoir au gens du peuple, aux citoyens. Il a cherché des voies non violentes et démocratiques, face à une dictature. Il a contribué à la libération de son pays. Mais c’est aujourd’hui, disait-il récemment, une « liberté sans fraternité », et il le regrettait fortement. Ses analyses et sa critique des nationaux conservateurs actuellement au pouvoir étaient vives, et lucides. Une grande voix s’est tue.
L’an dernier, lors d’une longue conversation dont nous avions l’habitude, je lui demandais quel bilan il tirait des transformations, vingt-cinq ans après le plan Balcerowicz.
Jean-Yves Potel. Publié dans le Courrier d’Europe centrale.
Conversation avec Karol Modzelewski
La Pologne affiche d’excellents résultats économiques. Son revenu par habitant est très supérieur à celui des années 1980, c’est un pays démocratique membre de l’Union européenne. Sur la longue durée, le progrès est évident. Mais alors comment expliques-tu la folie nationaliste conservatrice de ces dernières années ?
Karol Modzelewski : Je pense que nous payons le prix des méthodes employées pour ces transformations. La modernisation de la Pologne s’est faite avec les recettes néolibérales comme partout dans le monde à la même époque. Nous n’avons pas réussi à nous y opposer de manière efficace. La gauche européenne et les postcommunistes polonais qui la prenaient pour modèle, ne l’ont pas empêché. En Pologne cela a signifié que les grandes usines construites par les communistes – je ne parle que de l’industrie – ont été pour la plupart démantelées. Les ouvriers dispersés. Certains se sont reconvertis dans des petites entreprises nées dans la nouvelle structure économique, beaucoup sont demeurés en marge. J’en croise souvent dans mon quartier. Ce sont des anciens de la grande aciérie d’Huta Warszawa. Ils vivent de petits boulots, de contrats courts, ils trainent, boivent de la bière ou de la vodka, et en veulent au monde entier, surtout à la démocratie polonaise qui les a jetés dehors. Je croise aussi leurs enfants et leurs petits-enfants qui n’obtiennent souvent que des « contrats poubelles ».
Ceux qui ont connu la Solidarność des années quatre-vingts ont cette formule à la bouche : les Camarades nous ont volé notre victoire. Les plus jeunes ne le disent pas, ils ne savent rien de la victoire, mais ils se sentent humiliés par le régime. Ils se sont trouvés en dehors du bateau nommé « modernisation », et outre les difficultés matérielles ils subissent très douloureusement le mépris. Mépris des perdants, des moins que rien. Ainsi s’accumule une frustration très agressive. Ces gens en général ne votent pas, et quand ils le font, ils choisissent le PiS. C’est le noyau dur de sa base électorale. Il ne suffit pas à expliquer le succès de ce parti en 2015, car en plus de ces gens il a su rallier une partie de la jeunesse également frustrée.
Ce phénomène n’est pas propre à la Pologne. On le constate un peu partout en Europe, y compris en France.
C’est vrai. La démocratie souffre de la mondialisation. Celle-ci accuse les inégalités et accroît le nombre de gens qui ne comptent plus, que l’on considère, à tort, quantités négligeables. Et surtout, transforme la démocratie en une forme vide de contenu, comme ces œufs de Pâques slaves évidés. Elle n’existe plus qu’au niveau de l’Etat central, et encore ! Les décisions économiques dont dépendent les conditions de vie de chacun se prennent dans le mouvement du capital financier global. Ce qui explique la faiblesse, sinon l’effondrement de la démocratie.
S’agit-il d’un repli sur soi, d’un refus du monde ?
Je dirai plutôt que les opinions se cristallisent autour de la défense ou du rejet de la démocratie. Les partisans du PiS se sentent rejetés par la démocratie. Pour eux, elle est à l’origine de la dégradation de leur existence. Ils s’opposent aux autres, sans doute à la majorité qui voit en la démocratie l’incarnation de la liberté. Aux élections de 2015 la démocratie a beaucoup perdu, et ça continue.
Je ne saurais te dire où nous allons. Il est certain que ce clivage traverse maintenant toutes les strates sociales, qu’il est très grave. Il prend l’allure d’un clivage culturel entre deux univers qui n’ont plus de langage commun, de communication possible. Comme si nous n’étions plus la même nation. Un abîme nous divise, divise les familles, les groupes d’amis ou d’anciens amis. Ni les concepts ni les valeurs ne semblent capables de le combler. Nous sommes devant une société réellement en crise, profondément malade. Je ne crois pas que nous soyons les seuls.
Deux livres en français :
– Karol Modzelewski, Nous avons fait galoper l’histoire. Confessions d’un cavalier usé. Trad. du polonais par Elzbieta Salamanka. Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2018.
– Karol Modzelewski, L’Europe des Barbares. Germains et slaves face aux héritiers de Rome. Trad. du polonais par Isabelle Macor-Filarska, Aubier, 2006)