La hausse du coût de la vie frappe aujourd’hui les principaux pays d’Europe occidentale appartenant à l’Union européenne, dont la France. Mais elle n’épargne pas le Royaume-Uni, loin de là… En effet, l’inflation y dépasse allègrement les 10 % en moyenne annuelle. Cette attaque contre le pouvoir d’achat vient s’ajouter à des années d’une austérité brutale mise en œuvre par les gouvernements conservateurs successifs et qui a largement mis à mal les services publics, à commencer par l’école et le système de santé (NHS). Cette situation provoque aujourd’hui des vagues de grèves d’un niveau jamais atteint depuis des décennies. C’est d’autant plus remarquable que la législation en vigueur – construite au cours des années Thatcher et consolidée sous Tony Blair – multiplie les obstacles au déclenchement de grèves, celles-ci étant soumises à l’organisation de référendums préalables, à bulletin secret et exclusivement par correspondance…
Depuis début 2023, les mouvements de grève ont déjà touché de très nombreux secteurs, en particulier dans la fonction publique et les secteurs assimilés, souvent à des dates différentes. Mais le 15 mars 2023 a vu un début de convergences des différentes vagues de mobilisation – principalement dans la Santé, l’Education, les transports, la Poste (Royal Mail), les pompiers, les internes, etc. – avec de puissantes manifestations de rue et un mot d’ordre unificateur largement repris dans les cortèges : « Qu’est-ce qu’on veut ? 10 % ! Quand est-ce qu’on le veut ? Maintenant ! »
Ces mobilisations ont obligé le gouvernement conservateur à faire quelques propositions, mais celles-ci sont tellement éloignées des revendications et de la réalité de l’inflation qu’elles ont été ressenties comme des provocations. Du coup, la bureaucratie syndicale qui dirige le Trade Union Congress (TUC) en symbiose avec l’aile la plus droitière du Parti travailliste n’a pu avaliser ces propositions et se trouve contrainte de demander leur avis aux organisations syndicales de base et à leurs membres.
On assiste donc à une nouvelle étape du mouvement qui a commencé avec la consultation des enseignants et des enseignantes. Le résultat a été sans appel : avec une participation de 66% (soit près de 200.000 suffrages exprimés), l’accord salarial proposé par le Secrétaire d’Etat chargé de l’Education a été rejeté à 98% ! La première conséquence de ce scrutin est l’organisation de deux nouvelles journées de grève, les 27 avril et 2 mai. Dans plusieurs académies, ces mobilisations se sont accompagnées de la mise en place de comités de grève chargés d’organiser la structuration et l’extension du mouvement. L’augmentation des salaires n’est pas l’unique thème de revendication : la question du financement des établissements scolaires est également très présente. L’application dans les services publics de politiques d’austérité sur la longue durée se fait sentir et, dans certaines régions, on prévoit que l’année prochaine près de 40% des écoles auront un budget en déficit.
Des mouvements identiques ont lieu dans d’autres secteurs, avec ou sans l’implication de l’appareil syndical. C’est le cas dans le secteur de la Santé où des syndiqués de base ont pris l’initiative de lancer une campagne de rejet des propositions du gouvernement, à savoir le versement d’une prime en pourcentage (donc très inégalitaire) et une augmentation des salaire de 5% pour les deux années 2023 et 2024, alors que l’inflation y est de 10%… par an ! Ces propositions ont provoqué des hésitations de la part des associations professionnelles et des dirigeants syndicaux. Certains – dont la direction du syndicat UNISON – conseillent de les accepter au motif que « si elles sont refusées, le gouvernement pourrait retirer son offre et alors les salaires versés au personnel du NHS seraient bien pires ». D’autres responsables syndicaux (comme ceux du syndicat UNITE) s’en remettent à la position des salariés : « L’offre du gouvernement n’est pas de celles que Unite peut recommander à ses membres. Mais il est décisif que les adhérents prennent la décision finale. Unite soutiendra ses adhérents quelle que soit la décision qu’ils prennent. » Afin d’organiser le refus des salariés, un réseau de base des travailleurs de la santé – baptisé « Les travailleurs du NHS disent Non ! » – s’est créé et mène campagne. Selon les professions et les syndicats (1), les consultations se déroulent de fin Mars à fin Avril.
Compte tenu de ces processus de discussions et de consultations, le début du mois de Mai risque bien de marquer un tournant dans la situation politique et sociale. Ce qui ne manque pas d’interroger sur le cours politique suivi par la direction du Parti travailliste, sous la houlette de Keir Starmer. Depuis son accession à la direction, ce dernier a entamé une véritable chasse aux sorcières visant à éliminer les derniers partisans de … La signification de ces mesures quant au fond politique est apparue cet automne lorsqu’il a interdit aux élus travaillistes de s’afficher sur les piquets de grève syndicaux et sanctionné l’un de ces députés qui avait passé outre. Alors que les sondages promettent une avance confortable au Parti travailliste pour les élections législatives à venir, Keir Starmer ne manque pas une occasion d’affirmer qu’il est favorable à une certaine privatisation du système de santé « qui ne devrait pas être traité comme un sanctuaire ». Concernant le secteur privé (de santé), il n’hésite pas à déclarer : « Nos recherches montrent que ce secteur est sous-utilisé et que nous pourrions l’utiliser davantage». Alors qu’il s’apprête à gouverner dans la continuité des gouvernements conservateurs, il lui faut distendre encore un peu plus les liens entre le Parti travailliste et le mouvement syndical et, en parallèle, liquider les dernières positions de gauche au sein de ce parti. Ainsi a-t-il décidé, indépendamment des militants et électeurs travaillistes de la circonscription concernée, que Jeremy Corbyn ne pourrait pas y être candidat sous l’étiquette travailliste. Il ne semble pas que cette décision ait soulevé beaucoup de remous au sein de ce parti, la gauche y apparaissant totalement tétanisée. Cette dernière péripétie soulève forcément un débat de fond sur l’avenir de la gauche radicale – au sein du Parti travailliste ou en dehors – alors même que le Royaume-Uni connaît un renouveau des luttes et des mobilisations sociales.
François Coustal
Note :
(1) : le mouvement syndical britannique est unifié (à l’échelon national) au sein d’une seule confédération syndicale (TUC) mais, par contre, dans une même entreprise ou une même administration, coexistent différents syndicats par activité ou profession.