L’élection de Donald Trump, le rôle joué par Elon Musk et les oligarques de la technologie et, plus encore, les premières mesures de la nouvelle administration auraient dû combler d’aise l’ensemble des forces d’extrême-droite européennes et, plus largement dans le monde.
Le 8 février, à Madrid, tout semblait aller pour le mieux lors d’un grand meeting international des partis d’extrême-droite européens, rassemblés dans le groupe des Patriotes au Parlement Européen, réunis pour se congratuler de de la victoire de Trump et pour tenter de donner vie à un mouvement MEGA, Make Europe Great Again, s’inspirant directement du MAGA américain. La victoire idéologique semblait totale, tant les thèmes mis en avant par le trumpisme triomphant sonnaient agréablement aux oreilles de tout ce beau monde. Matteo Salvini de la Lega italienne y prônait la suppression de l’OMS et s’enthousiasmait à l’idée d’une annexion américaine du Groenland, le député portugais de Chega, André Ventura, n’avait pas de mots assez durs contre « la caste des parasites », toutes et tous, autour de Santiago Abascal de Vox, puissance invitante, louaient les projets anti-immigration de Trump, y voyant un premier pas vers la « grande remigration ». Le discours anti « woke » remettant en cause l’état de droit, les droits des femmes, des minorités, l’écologie punitive, y était exalté comme le modèle à suivre. Viktor Orban concluait : « le triomphe de Trump a changé le monde ». Marine Le Pen était, déjà ce jour-là, un peu plus prudente : si elle voyait dans la victoire du mouvement MAGA « un grand mouvement de régénération, un appel à la puissance », elle prenait un peu ses distances : « Le réveil du Vieux Continent doit accompagner ce grand mouvement de régénération qui s’annonce : il ne faut pas fièrement l’interpréter comme un appel à l’alignement, mais comme une indication à suivre ce mouvement de renaissance, qui surgit dans de nombreux coins de l’Occident. »
Notons que ni Giorgia Meloni, ni Alice Weidel de l’AfD n’étaient présentes à ce meeting, car leurs partis siègent dans l’autre groupe d’extrême-droite au Parlement Européen. Mais elles n’étaient pas en reste, dans l’admiration portée, par exemple, à Elon Musk, rejointes par les déclarations de Sarah Knafo, de Reconquête, ou de Marion Maréchal. Jusqu’à Eric Ciotti dont le zèle allait jusqu’à reprendre fièrement la tronçonneuse, symbole de la démolition du service public, cher à Milei et à Musk.
Deux semaines plus tard, le chemin semble moins exaltant pour toutes ces formations. Les évènements et déclarations qui se sont succédé ont apporté un éclairage très précis sur le projet trumpien et placé les extrême-droites européennes devant un certain nombre de contradictions.
Le 14 février , à Münich, le vice-président JD Vance prononce un discours dont l’essentiel est parfaitement exposé par Marlène Laruelle, historienne, directrice du programme de recherches sur l’illibéralisme de l’Université Georges Washington (Le Monde 24/02/2025) : « JD Vance avance un projet politique réel fondé sur un socle idéologique solide que l’on peut résumer ainsi :
la souveraineté de l’Etat-nation est primordiale et ne peut être limitée par des lois ou des institutions supranationales ; la société ne peut fonctionner sans autorité morale, et cette autorité peut conduire à des formes d’autoritarisme à l’encontre des institutions démocratiques si celles-ci sont jugées dysfonctionnelles ou « capturées » par les élites « woke » ; les lois doivent être faites pour la majorité, non pour les minorités ; les sociétés doivent être culturellement homogènes, les étrangers peuvent s’y intégrer en acceptant l’assimilation, mais non en demandant le multiculturalisme ; les individus ne sont pas des cartes blanches en termes d’identité, mais sont pétris d’histoire et de géographie, des marqueurs identitaires qui doivent être protégés et valorisés ; les normes culturelles en matière de famille, de sexe et de genre ne peuvent évoluer rapidement. »
Jusqu’à présent, tout ceci peut parfaitement convenir à nos extrême-droites. Là où ça se corse, ce sont les conséquences internationales de ce projet : « Les puissants de ce monde sont en concurrence et en négociation pour discuter de l’avenir de la planète ; les plus petits s’adaptent à la marge de manœuvre limitée qui leur est attribuée. Les négociations font fi des valeurs morales et du droit international, jugés biaisés idéologiquement en faveur du libéralisme progressiste et contraire aux intérêts nationaux. (…) Dans cette vision du monde, l’Europe est célébrée comme berceau de la civilisation chrétienne et blanche, admirée lorsqu’elle est représentée par Viktor Orban en Hongrie ou Alternative für Deutschland en Allemagne. Mais l’Europe libérale, ses leaders et ses institutions sont un symbole de décadence et de suicide civilisationnel, érigé en contre-modèle par le vice-président américain ». Si l’on rajoute les déclarations de Trump et de son administration, vis-à-vis de l’Ukraine, son alignement sur les positions de Vladimir Poutine, ses attaques contre l’Union Européenne, on comprendra aisément que le malaise des partis d’extrême-droite n’a pu que s’amplifier ces dernières semaines.
Ce qui est en cause, c’est l’un des fondements idéologiques de tous ces partis, et du RN en particulier : le nationalisme qui se décline en préférence nationale. Il suffit d’écouter avec soin le silence assourdissant de Marine Le Pen ces dernières semaines et les déclarations embarrassées des quelques dirigeants qui se sont risqués à s’exprimer. Thomas Ménagé, député RN du Loiret, par exemple sur France Inter le 16 février , déclare tout de go que le RN n’a pas soutenu Trump durant son élection, que sa politique va nous (la France) faire énormément de mal et que Marine Le Pen n’est pas une alliée de Trump et qu’elle ne le soutient pas. Ce qui n’empêche pas Ménagé, quelques instants plus tard, de soutenir Jordan Bardella qui déclarait « qu’il fallait s’inspirer du DOGE d’Elon Musk ».
Ces réticences, néanmoins, n’ont pas empêché tout ce beau monde de se retrouver à Washington, pour la réunion annuelle de la CPAC (Conservative Political Action Conference), les mêmes qu’à Madrid, Girgia Meloni présente en visio, pour entendre Elon Musk brandir une tronçonneuse, reçue en cadeau du Javier Milei. En marge du congrès, une réunion regroupant les représentants européens était organisée pour développer les thèmes autour du slogan Make Europa Great Again. Nigel Farage et Liz Truss, l’ancien premier ministre polonais Mazowiecki rivalisaient de slogans contre l’immigration, le wokisme et l’Etat profond. Du côté français, une vedette minuscule, Sarah Knafo, de Reconquête, y prenait des contacts en coulisses avant de rentrer à Paris pour y faire les louanges de Trump et de sa méthode. Une visite au Salon de l’Agriculture le 27 février, juste après l’annonce de l’augmentation des droits de douane sur les produits européens, montrait tout de même son grand embarras face aux questions des agriculteurs…
Quant à l’autre vedette française de cette CPAC, Jordan Bardella, il avait prévu d’y faire un discours. Mais trois heures avant celui-ci, Steve Bannon concluait son intervention par un salut nazi, ce qui finalement est très à la mode chez ces gens-là. Bardella était alors contraint, par prudence sans doute, de se désister et de se rabattre sur une interview sur la chaîne NewsMax, violemment pro Trump. Dans cet entretien, Jordan Bardella s’alignait sur les positions de J.D. Vance à propos de la liberté d’expression, donnant l’exemple de la fermeture de la chaîne bolloréenne C8, qu’il dénonçait comme un scandale et une atteinte à la liberté d’expression : « la liberté d’expression recule et l’Europe est en train de perdre ses valeurs, je suis d’accord avec J.D. Vance ».
La question du salut nazi de Steve Bannon allait coller à Bardella comme le sparadrap du Capitaine Haddock ! Son départ de la conférence et sa « prise de distance » avec Steve Bannon allait lui attirer des commentaires extrêmement injurieux et méprisant de ce dernier. « J’ai fait exactement le même geste au FN il y a sept ans quand j’y ai donné un discours. Si ça l’inquiète autant et qu’il se fait dessus comme un petit enfant, c’est qu’il n’est pas digne de diriger la France ». Et aujourd’hui (27 février) encore, le Spectator l’un des journaux conservateurs anglais le plus à droite estime que « le RN s’est égaré » en cédant à la pression médiatique et « qu’il devient difficile de comprendre la ligne de Marine Le Pen et de son parti ». Le Spectator de conclure que les vrais représentants de la droite radicale française ne pouvaient plus être qu’Éric Zemmour, Sarah Knafo et Marion Maréchal.
Plus sérieusement, le trumpisme et ses prétentions impériales sont au carrefour de plusieurs orientations développées au sein des mouvements d’extrême-droite depuis de nombreuses années et théorisées, notamment par les courants qui se réclament de la Nouvelle Droite. La vision d’un monde organisé autour de grands empires homogènes racialement, est décrite, par exemple, par Alexandre Douguine, théoricien de l’Eurasisme. Le mode de gouvernance « illibéral » expérimenté en Hongrie par Viktor Orban s’articule avec les théories de remise en cause des idées politiques démocratiques développées depuis les Lumières et un échange permanent se déroule entre les théoriciens de l’Alt Right américaine et les auteurs de la Nouvelle Droite européenne, portant sur les questions identitaires, de racisme et d’antisémitisme en particulier. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre le retour de la symbolique nazie. Cette référence a, jusqu’à présent, été masquée, cryptique, dans les écrits de la Nouvelle Droite. En Europe, elle se heurte à de très fortes résistances, dues à la mémoire de la réalité nationale-socialiste et fasciste sur le Continent et de la IIème Guerre Mondiale. Il est capital de noter, à cet égard, que la mobilisation massive en Allemagne, qui a permis de contenir la poussée de l’AfD, s’est faite autour du thème de l’anti-nazisme. Aux Etats-Unis, à l’inverse, cette revendication du nazisme a toujours existé, comme forme d’intervention provocatrice de groupuscules, notamment liés au Klu Klux Klan et profitant du fait que le nazisme n’y avait pas eu de réalité historique.
Aujourd’hui, dans le contexte de victoire de Trump, et autour de lui des individus et courants les plus extrêmes, tant dans le domaine économique qu’idéologique, mêlant le racisme débridé au transhumanisme, la recherche effréné du profit à la violence institutionnelle et au rapport de force international, il n’est pas étonnant que les digues lâchent et que la symbolique du salut nazi serve de point de repère à ceux qui se retrouvent dans le trumpisme. Le RN a bien compris le piège que cela représente pour des partis européens et a depuis plusieurs mois déjà, rompu ses liens avec l’AfD et reste à distance des Fratelli d’Italia et de leurs références mussoliniennes.
Cela ne doit pas nous rassurer, ni sur sa nature, ni sur ses projets politiques. Au fond, le RN est en accord avec la vision du monde impériale du trumpisme et de ses conséquences, en particulier racistes, sur la démocratie. Reste à savoir comment il articulera ses positions entre nationalisme « français », intervention dans l’espace européen, libéralisme toujours plus affirmé sur le plan économique et volonté de se poser en défenseur des classes moyennes. On sait bien que ses électeurs ne sont que très peu motivés par les questions internationales, à preuve le peu de réactions à ses contorsions vis-à-vis de la Russie de Poutine et de la guerre en Ukraine, que son fond de commerce a toujours été de combattre les initiatives européennes et la « tyrannie de Bruxelles » au nom d’une défense des intérêts nationaux et d’une Europe des patries, mais les bouleversements induits par l’accession de Trump au pouvoir vont vite avoir des conséquences économiques et politiques concrètes, perceptibles par toutes et tous.
Le combat contre les extrêmes-droites devient aujourd’hui existentiel. Les ressorts du trumpisme, du vote pour l’AfD, doivent être étudiés et compris, dans toutes leurs dimensions, afin d’organiser les ripostes nécessaires. C’est une tâche immense qui s’articule avec des combats quotidiens, à tous les niveaux, et qui doit être notre priorité politique et notre boussole dans les démarches unitaires à construire.
Camille Boulègue