Ce texte écrit par la commission antiraciste de la GES a été finalisé en septembre lors de la nomination de Michel Barnier au poste de 1er ministre, reste. Son contenu reste entièrement d’actualité. En effet, la constitution des gouvernements Barnier puis Bayrou sous l’influence du RN n’a fait que confirmer le contenu des propos qui y sont développés.
La nomination de Michel Barnier à Matignon en lieu et place de Lucie Castets a mis fin au vrai-faux suspens autocratique entretenu par Emmanuel Macron pendant deux longs mois après le résultat des élections législatives. Du point de vue du pouvoir, ces dernières devaient être l’occasion d’une clarification : sauver le bloc bourgeois que Macron incarne en rejouant jusqu’à la corde l’instrumentalisation du RN, qui en engrange à chaque fois les fruits, et fracturer la gauche pour de bon. Or, ce scénario n’a heureusement pas eu lieu.
C’est pourtant bien une double clarification que viennent de permettre Macron et les classes dominantes avec cette nomination. D’abord en assumant avec la force de survie de la politique qu’ils plébiscitent que permet une Ve République agonisante, l’absence de moyen démocratique de s’opposer à la politique en faveur du Capital. Ensuite, en décidant en toute conscience de se placer sous le contrôle politique raciste du RN, qui n’a pas hésité à jouer de tout son poids pour adouber un profil de Premier ministre qui lui va comme un gant. Marion Maréchal peut même s’offrir le luxe d’appeler Michel Barnier à respecter ses promesses de candidat aux primaires des républicains en 2022, lui qui défendait un moratoire sur l’immigration, la suppression de l’aide médicale d’état, 5 ans de présence sur le territoire pour pouvoir bénéficier des aides sociales ou encore l’interdiction du voile à l’université et dans l’espace public.
Car l’échec relatif et inespéré du RN aux dernières élections législatives ne doit tromper personne. Le sursaut électoral de la gauche enfin rassemblée dans le Nouveau Front Populaire nous offre un sursis. Le RN avec ses alliés continue sa progression inexorable, 8 député.e.s en 2017, 89 en 2022, puis 143 aux dernières législatives. Sa progression dans l’électorat populaire devient majoritaire, notamment chez les ouvriers (57% contre 21% pour le NFP selon une enquête IPSOS publiée en juin 2024).
À l’heure où la gauche arrivée en tête avec le NFP s’affirme comme une alternative crédible au macronisme, la décision de Macron et ses alliés est donc bien de continuer à jouer la carte du racisme et de s’appuyer sur le RN pour affaiblir la gauche, comme il l’a fait au sortir de la puissante mobilisation contre la réforme des retraites, avec la polémique sur les abayas, la loi anti-immigration et l’instrumentalisation du conflit israélo-palestinien pour neutraliser la colère sociale qui grondait contre sa politique.
Peut-on pour autant considérer que le problème du RN n’est qu’une affaire d’instrumentalisations : instrumentalisation par le bloc bourgeois pour rester au pouvoir et instrumentalisation par les catégories populaires pour se débarrasser de Macron ? Il s’agit là de la thèse de François Ruffin, qui considère que les électeurs et électrices votant RN seraient en réalité essentiellement des « fachés pas fachos », qui ne seraient pas vraiment acquis aux idées racistes et que la gauche devrait faire l’effort de « retrouver par l’égalité ». Si le racisme joue un rôle dans leur vote, ce serait presque malgré eux. L’électeur RN se tromperait de colère.
Il y a urgence à sortir de cette posture moralisatrice et condescendante par rapport aux catégories populaires séduites par les idées racistes et le vote RN. Lutter contre le racisme commence par prendre au sérieux celles et ceux qui endossent le vote RN. Ce vote est aussi en partie l’expression d’une volonté ségrégationniste d’un entre soi blanc qui permet à celles et ceux qui s’estiment menacés de déclassement social de réaffirmer leur communauté d’intérêts matériels avec le monde majoritaire blanc pour se distinguer des catégories racisées. Cela suppose donc de croire en l’existence d’une communauté d’intérêts nationale blanche qui serait menacée et qu’il s’agirait de rétablir. Bref gagner par la ligne de couleur puisque la ligne de classe est perdue.
Pour retrouver le chemin de la conflictualité sociale et pour renouer les liens d’une solidarité de classe entre racisé·es et blanc·hes, parler d’égalité et de solidarité ne sera pas suffisant. Réunir la France des bourgs et la France des tours, pour reprendre l’expression de Ruffin, est un projet qui commence par la prise de conscience que les choix politiques différents à partir d’une même position de classe des prolétaires des banlieues et de ceux des campagnes sont surdéterminés par l’appartenance ou la volonté d’appartenir à la suprématie blanche. Il n’y a donc pas de raccourci, il faut s’attaquer aux fondements du racisme pour sortir de l’impasse politique et construire une réponse majoritaire à la barbarie néolibérale.
Évidemment, cela suppose d’affronter non seulement le RN mais aussi les macronistes, la droite LR et les classes dominantes qui ont bien compris que le racisme et le RN sont des verrous qui empêchent l’émergence d’une alternative majoritaire à leur politique de casse sociale.
Le racisme : un système d’oppression, utilisé pour diviser.
Depuis 2016, le pays traverse régulièrement des mobilisations sociales d’ampleur qui freinent la mise en œuvre de l’agenda néolibéral du bloc bourgeois, comme cela a été le cas lors du puissant mouvement social contre la réforme des retraites en 2023. Bien qu’elle n’ait pas réussi à faire reculer le gouvernement, cette contestation a illustré la crise d’hégémonie de l’État capitaliste néolibéral, contraint à une fuite en avant autoritaire pour poursuivre ses réformes.
Dans ce contexte, l’année 2023 est un cas d’école. Débutée avec le formidable mouvement social contre la réforme des retraites qui a fait douter le pouvoir, elle se conclut par une séquence en trois temps : l’offensive sur les abayas à la rentrée, l’instrumentalisation du conflit israélo-palestinien et la loi immigration.
Après la répression policière et judiciaire brutale de la révolte des quartiers populaires suite au meurtre de Nahel au début de l’été, le gouvernement a choisi de rythmer la rentrée en alimentant une panique morale sur le port de l’abaya à l’école, se servant ainsi du corps de jeunes adolescentes pour unir une partie de la population autour de la peur d’un supposé prosélytisme islamiste contre l’école et la République. Un mois plus tard, le conflit israélo-palestinien a été instrumentalisé pour cibler les musulman·es (et plus généralement les arabes), diabolisé·es comme potentiellement terroristes, islamistes et antisémites. Beaucoup n’hésitent plus à penser tout haut ce que Meyer Habib affirmait avec obscénité, à savoir que « la haine d’Israël et du Juif est l’aphrodisiaque de toutes les masses arabes ». Toute une partie du champ politico-médiatique n’hésite plus à dire qu’un prétendu « nouvel antisémitisme » serait désormais principalement le fait des musulman·es ou présumé·es tel·les, ainsi que de cette gauche anti-impérialiste renvoyée à son « islamo-gauchisme » supposé.
Enfin, en novembre, le meurtre du jeune Thomas dans une rixe à Crépol relançait le thème du « racisme antiblanc », inventé par l’extrême-droite et repris par certaines figures autoproclamées de « l’arc républicain » telles qu’Edouard Philippe. La boucle est bouclée, puisqu’en plus d’être considéré·es comme antisémites par culture, les noir·es et les arabes sont aussi accusé·es de racisme contre les blanc·hes. Les blanc·hes et les juif·ves d’un côté seraient donc victimes supposées des mêmes « bourreaux », les musulman·es et les masses prolétaires racisées des quartiers populaires qu’il faut donc mettre au pas. Un conflit construit de toutes pièces presque en miroir de la lecture que voudraient nous imposer politiques et médias dominants du conflit israélo-palestinien. Voilà la société française redécoupée selon une « ligne de couleur », qui permettrait si elle s’imposait totalement de faire oublier la fracture de classe qui ne cesse de se réaffirmer depuis quelques années à mesure que des conflits sociaux se succèdent.
La place centrale qu’occupe le racisme dans la politique gouvernementale répond ainsi au besoin stratégique du bloc bourgeois de fragmenter le camp des exploité·es. Il s’agit de faire diversion pour faire oublier la lutte des classes à chaque fois que le gouvernement se retrouve confronté à une résistance de la société française face à ses contre-réformes libérales. Unifier celles et ceux qui devraient être divisé·es, le patronat national et le prolétariat blanc et diviser celles et ceux qui devraient être uni·es, le prolétariat racisé et blanc, français·es ou étranger·es, avec ou sans papiers, voilà l’objectif des classes dominantes et voilà ce qu’il nous faut combattre.
Ainsi, le racisme n’a jamais été seulement une affaire inter-individuelle ou un attribut moral. Il s’agit d’une construction sociale et politique, qui a servi à justifier plusieurs systèmes d’exploitation de certains groupes sociaux sur la base de leur couleur de peau, de leur origine ou de leur religion réelle ou supposée. Des grèves ouvrières de 1983 dans les usines de Citroën et Talbot au cours desquelles le patronat décrivait les ouvriers immigrés musulmans comme des fanatiques à la solde de l’Iran jusqu’à la loi immigration qui stigmatise les classes populaires immigrées comme des « assisté·es », il n’y a qu’un pas. Le discours raciste, en marginalisant, crée les conditions favorables d’une exploitation accrue de certains groupes dans la société capitaliste. En retour, cette exploitation et ses conséquences participent à justifier le discours raciste aux yeux de ceux et celles qui le tiennent. Par exemple, la marginalisation socio-spatiale des classes populaires dans les cités, parmi lesquelles les noir·es et les arabes sont surreprésenté·es, apparaît aux yeux des racistes comme une preuve d’un communautarisme ou d’un séparatisme, en particulier des musulman·es.
Bien entendu, le racisme est loin de se limiter à une stratégie de division et de diversion des classes dominantes envers les exploité·es et les dominé·es qui n’aurait qu’un effet de surface, c’est d’abord un rapport social de domination qui structure les conditions sociales d’existence des groupes sociaux racisés, qui se manifestent notamment par des discriminations raciales frappant des millions de personnes, dans la rue, au travail, le logement, la santé et les rapports avec diverses institutions étatiques (police, justice, école…).
Pour mieux diviser, instrumentaliser les luttes antiracistes les unes contre les autres
Faut-il rappeler le débat qui a traversé la gauche à l’occasion de la marche contre l’antisémitisme organisée le 12 novembre 2023 à l’appel de la Présidente de l’Assemblée nationale et du Président du Sénat ? À juste titre, la France Insoumise a pointé l’ambivalence de la manifestation, qui agrégeait des citoyen·nes sensibles à la hausse documentée des actes antisémites depuis le 7 octobre 2023 à d’autres, d’Eric Ciotti à Eric Zemmour en passant par Marine Le Pen, qui n’ont cessé d’instrumentaliser l’antisémitisme pour justifier les stigmatisations racistes contre une partie de la population, en particulier les habitant·es des quartiers populaires et les musulman·es présumé·es. Que des militant·es antiracistes de bonne foi s’y soient rendu·es n’enlève rien à l’ambigüité d’une telle marche, qui a contribué à légitimer un peu plus la place du RN dans la lutte contre l’antisémitisme. Certes, des militant·es juif·ves ont jugé que la bataille contre l’antisémitisme passait par leur présence à cette marche pour y contester la place du RN. À l’inverse, d’autres militant·es juif·ves ont jugé que le terrain était miné et qu’y participer dans une posture critique était au final un piège. Mais force est de constater qu’au sortir de cette marche, Le Pen et Bardella ont paradé sur les plateaux en clamant que le RN était désormais « le meilleur bouclier des juifs » pendant que les critiques se concentraient sur la France Insoumise, accusée d’être au mieux ambigüe, au pire antisémite. Opération réussie !
Qu’il y ait un débat à gauche sur la sous-estimation du problème de l’antisémitisme et sur les meilleures stratégies à mettre en oeuvre pour lutter contre est une chose, d’autant qu’il est vrai que l’expression de l’antisémitisme a augmenté depuis octobre 2023 et le retour sur le devant de la scène médiatique des exactions coloniales israéliennes. Mais que les médias et même certains à gauche passent plus de temps à pointer les manquements de la France Insoumise sur cette question qu’à critiquer le Rassemblement National illustre l’ampleur du glissement en train de s’opérer.
Comprendre les dynamiques racistes d’hier pour mieux appréhender celles d’aujourd’hui
Cette fragmentation de la lutte antiraciste par l’instrumentalisation de l’antisémitisme fait écho à la manière dont le terme « judéo-chrétien » a été recyclé pour exclure les musulman·es d’une supposée culture commune occidentale aux frontières redessinées qui intègrerait en son sein les juif·ves, oubliant volontairement que ces dernier·es ont été longtemps exclu·es des communautés nationales occidentales. Pendant longtemps, juif·ves et musulman·es ont été exclu·es des communautés politiques occidentales modernes. Dès 1870, le décret Crémieux inclut les juif·ves indigènes d’Algérie dans le « corps national » français ce qui a provoqué une séparation de leur destin avec les musulman·es indigènes. Le pouvoir colonial d’alors avait bien compris l’intérêt qu’il pouvait avoir d’inclure les juif·ves indigènes tout en excluant les indigènes musulman·es pour mieux diviser. Aujourd’hui, la façon dont le pouvoir postcolonial met en scène son empressement à lutter contre l’antisémitisme tout en relativisant l’ampleur d’une islamophobie qu’il participe à alimenter apparait comme un lointain écho de cette vieille stratégie coloniale.
Un retour historique sur les conditions dans lesquelles ont émergé les racismes modernes avec le développement de la modernité occidentale permet de comprendre leurs racines communes.
L’achèvement de la Reconquista et le début de l’ère de la colonisation européenne en 1492 s’accompagnent du développement des dynamiques de racialisation, qui connaîtront leur apogée aux XIXe et XXe siècle dans la colonisation et la Shoah. Dans l’Espagne catholique victorieuse du califat de Grenade, les juif·ves et les musulman·es, même converti·es au christianisme, resteront exclu·es de la société, racialisé·es par la règle de la pureté du sang (la limpieza de sangre), qui fait de la judéité et de l’islamité une caractéristique biologique qui se transmet par les 4 générations antérieures. C’est à la même époque que l’Espagne, le Portugal puis les autres puissances coloniales européennes qui se partagent le reste du monde en viendront à catégoriser et à hiérarchiser les populations colonisées pour justifier et stabiliser le système colonial et esclavagiste mis en place. La même dynamique de colonisation et de mise en esclavage contribuera à forger sous leur forme moderne la négrophobie, l’islamophobie, le racisme anti-asiatique et l’antisémitisme. À l’anti-judaïsme chrétien historique en relatif recul s’est substitué un antisémitisme moderne, fondé sur le rejet des juif·ves de la communauté politique nationale motivé par une essentialisation stéréotypée.
Le racisme sous sa forme moderne s’est donc développé avec l’émergence des Etats-nations et du capitalisme. Il est l’expression moderne de cette tension propre à l’Etat-nation, qui cherche à préserver une identité fantasmée en se définissant des frontières extérieures et intérieures, et s’alimente des dynamiques d’exploitation du capitalisme. Mais le racisme, comme on l’a vu, a aussi sa propre histoire et des dynamiques en partie autonome par rapport au capitalisme. Après la barbarie fasciste et nazie, le racisme scientifique et biologisant était largement disqualifié. Dans ce contexte, de nouvelles formes de racismes modernes s’y sont substituées, remplaçant le motif biologique du racisme par un motif culturel.
À ce jeu-là, les juif·ves et les musulman·es ont tous deux été, et sont encore en puissance, les exclu·es de l’Etat-nation français, peu importe que cette mise à l’écart prenne des formes différentes et plus ou moins explicites selon les périodes . La « question juive » des XVIIIe et XIXe siècles, qui interrogeait la légitimité des juif·ves à faire partie de la communauté nationale sur la base de nombreux préjugés (les juif·ves étaient notamment accusé·es d’être un peuple moins évolué en tant que sujets politiques que les chrétiens) est l’ancêtre du « problème musulman » du XXIe siècle. Un bref regard sur l’antisémitisme toujours présent de nombreux groupes d’extrême-droite permet de comprendre que lorsque le discours nationaliste est présent, le rejet des juif·ves comme figures d’altérité n’est jamais très loin de celui des musulman·es, et vice-versa. La laïcité répressive enjoint à la discrétion les deux religions dont la pratique est considérée comme menaçante car trop visible, trop sociale. Par ailleurs, l’antisémitisme et l’islamophobie partagent une même forme complotiste, qui se déploie du « complot juif » au « grand remplacement », de la figure du « judéo-bolchévique » à celle de « l’islamo-gauchiste ». Chaque fois, il s’agit de penser les juif·ves ou les musulman·es comme un bloc homogène avec des visées politiques et prosélytes cachées qui menaceraient la communauté politique. De ce point de vue, juif·ves et musulman·es sont logé·es à la même enseigne.
Antisémitisme, islamophobie et conflit israélo-palestinien
Aujourd’hui les rapports réciproques entre juif·ves et musulman·es et leur place dans la société se reconfigurent à l’aune du conflit israélo-palestinien.
Derrière les manifestations de solidarité avec le peuple palestinien se joue l’identification de toute une partie de la population avec la lutte des palestiniens contre l’oppression coloniale israélienne. Face à la violence du deux poids deux mesures, c’est comme si « palestinian lives matter » résonnait en écho aux « black lives matter » des mobilisations internationales contre les violences policières.
La mobilisation importante des habitant·es des quartiers populaires et des populations racisées dans les manifestations en solidarité avec les palestiniens révèlent une identification de leur condition minoritaire discriminée avec celle des palestinien·nes subissant le pouvoir colonial israélien. C’est bien le potentiel révolutionnaire de cette politisation à la fois anti-colonialiste et anti-raciste que le pouvoir craint. D’où sa volonté de tout faire pour nasser politiquement les luttes de solidarité avec le peuple palestinien qui contribuent à dénoncer les rapports de domination qui continuent de structurer la société française.
La question palestinienne occupe une place particulière dans la façon dont se déploient aujourd’hui l’antisémitisme et l’islamophobie. La propagande israélienne diabolise les palestinien·nes, qui seraient intrinsèquement violent·es et antisémites. Qualifié·es « d’animaux » par les dirigeant·es israélien·nes, dans un procédé de déshumanisation et de menaces à la sécurité israélienne, le discours politico-médiatique dominant vise à justifier le projet colonial israélien et la violence des exactions de l’armée sur les palestinien·nes.
En France, cela se traduit par une suspicion généralisée croissante contre les populations des quartiers populaires, arabes et musulmanes. Ces dernières sont perçues comme forcément antisémites et soutien du terrorisme, quand elles ne sont pas terroristes elle-même. Par extension, la France Insoumise, en soutenant les palestinien·nes et en mettant en avant le contexte de la colonisation et de l’occupation, serait trop conciliante – quand elle ne serait pas complice – avec le Hamas, par électoralisme pour séduire un électorat « musulman ».
L’instrumentalisation de l’antisémitisme par le pouvoir et ses relais sert à faire taire politiquement et à verrouiller toute contestation de l’ordre social. La défense de la domination coloniale israélienne, les accusations d’antisémitisme et donc de racisme à l’encontre de celles et ceux qui sont justement ciblé·es prioritairement par les discours et les attaques racistes permet de dédouaner à bon compte et donc de légitimer les rapports de domination hérités du colonialisme qui structurent toujours les sociétés occidentales. Que les rues se remplissent ici en soutien à la Palestine, que la jeunesse étudiante et l’ensemble de la gauche et des syndicats se mêlent à la foule et c’est tout l’édifice qui sera ébranlé.
Dans ce contexte, l’activiste franco-palestinienne Rima Hassan candidate sur la liste « Union Populaire » aux élections européennes est la cible d’attaques systématiques sur son antisémitisme présumée. Pourtant, elle ne fait que reprendre le droit international et les résolutions de l’ONU sur le droit au retour des palestinien·nes ou sur la légitimité de la résistance y compris armée en contexte colonial, en prenant le soin de faire clairement le distinguo entre moyens légitimes et illégitimes, comme l’est le massacre aveugle de civils, qui relève du crime de guerre. Dans le même temps, l’usage du terme de génocide pour qualifier le massacre de la population palestinienne est sans cesse contesté alors même qu’au regard des critères du droit international, la politique menée par Israël est assurément une politique génocidaire.
Reformer un front antiraciste sur des fondements radicaux
Dans un contexte politique qui voit la progression de l’antisémitisme se conjuguer avec la multiplication de mesures islamophobes, la lutte antiraciste porte la responsabilité de penser l’unité de ces luttes, et d’agir en ce sens. Il est ainsi crucial de sortir d’une posture qui cantonnerait le problème de l’antisémitisme à sa seule instrumentalisation, sans prendre à bras le corps l’antisémitisme lui-même dans ses manifestations diverses et la stigmatisation qu’il produit, sous peine d’être désarmé face à son développement inquiétant.
Mais cet effort serait vain s’il perdait de vue que cet antisémitisme est l’étoile jumelle de l’islamophobie et que ce n’est que conjointement, en réinsérant la lutte contre l’antisémitisme dans un combat global contre tous les racismes, qu’il est possible de le déconstruire et de le dépasser. Reconnaître la réalité et l’équivalente gravité de ces phénomènes est ainsi un préalable incontournable à la construction de solidarités antiracistes tant l’islamophobie et l’antisémitisme se font la courte-échelle. C’est à cette double condition que l’ont peut affronter l’autre face sombre de l’antisémitisme, à savoir son instrumentalisation qui sature les discours médiatiques des classes dominantes, ciblant les arabes et les musulman·es comme vecteur principal supposé de l’antisémitisme aujourd’hui.
Arrivé à ce point du raisonnement, force est de constater que sur le terrain de la lutte contre tous les racismes, la gauche est loin d’être à la hauteur. La période ouverte après la mobilisation sur les retraites, et notamment après le 7 octobre jusqu’aux interdictions récentes de conférences et convocations judiciaires a ainsi agi comme un accélérateur de tendances à l’œuvre, révélant plusieurs fractures suivant les lignes de déploiement des racismes dans le contexte politique actuel. Ces fractures qui sont autant de failles de la gauche apparaissent comme le reflet inversé de l’extrême droitisation du champ politique, à savoir les points de passage par lesquels le champ politique raciste allant de la droite du PS jusqu’au RN en passant par la macronie et LR, a pu avancer son agenda raciste et islamophobe sans rencontrer de résistances à la hauteur des défis posés.
La fracturation sur la question de l’islamophobie a empêché de construire le front nécessaire face à cette forme centrale du dispositif raciste y compris dans sa forme institutionnelle. Pire, une partie de la gauche, emmenée par Manuel Valls, 1er ministre du gouvernement Hollande, a masqué son adhésion à l’islamophobie derrière la défense d’une laïcité dévoyée, dans le sillage du printemps républicain et du RN lui-même. Le dernier exemple de cette dérive mortifère : l’interdiction de l’abaya par Gabriel Attal adoptée sans que cela ne suscite d’opposition significative de la gauche sociale et politique. La dissolution du CCIF en 2021, principale organisation de lutte contre l’islamophobie, dans l’indifférence de la plupart des organisations de gauche, a constitué une étape importante de cette démission sur cette question. Si le débat ne se pose plus dans les mêmes termes qu’il y a quelques années, en raison du rapport de force instauré par une partie du mouvement antiraciste et de l’évolution salutaire sur le sujet de LFI, force est de constater que ce sujet continue de diviser la gauche. Il apparaît notamment nécessaire de reprendre le débat sur la loi de 2004 sur l’interdiction du port du voile à l’école qui a incontestablement été un des moments charnière d’impulsion de l’islamophobie institutionnelle en France.
Le second constat concerne la résonance entre la question palestinienne et celle de l’instrumentalisation de l’antisémitisme ciblant particulièrement les classes populaires racisées. Dans le contexte actuel, cette instrumentalisation est l’une des formes que prend l’islamophobie institutionnelle. Il est difficile de passer à côté du constat de la grande faiblesse d’un engagement effectif et concret d’une partie de la gauche, au delà de quelques déclarations verbales sans effet, dans le mouvement de solidarité avec la Palestine, pour réclamer le cessez le feu immédiat, l’embargo des livraisons d’armes, et plus largement contre la colonisation, l’occupation et la politique génocidaire de l’état d’Israël. De même, la faiblesse de la riposte commune de la gauche sociale et politique, notamment des dirigeants du PS comme de la part de ceux d’EELV, face aux tentatives d’intimidation judiciaire et de remise en cause des libertés publiques ciblant le soutien à la Palestine, visant notamment Mathilde Panot et Rima Hassan, en a été une illustration éclairante. Derrière cette question se reflète dans un miroir grossissant une division de fait de la gauche sur la question coloniale, tant la question palestinienne condense cet enjeu. Sa résonance dans les pays du Sud global en est d’ailleurs un bon indicateur.
En corollaire de ce point, un autre élément se révèle central dans les divisions à gauche sur lequel il apparaît nécessaire de travailler. Il s’agit de la manière de lutter contre l’antisémitisme et en particulier de l’articulation de celle-ci avec la lutte contre son instrumentalisation, dont l’importance est sous-estimée dans une partie de la gauche, quand il n’est tout simplement pas nié. En effet, dès lors que le développement de l’antisémitisme et de la nécessité de lutter contre en tant que tel est pris au sérieux il est incontournable d’être lucide sur le fait que l’instrumentalisation de l’antisémitisme est un vecteur puissant de son développement à la manière des prophéties auto-réalisatrices. L’ironie cruelle de ce procédé est que cette instrumentalisation et ce « deux poids deux mesures » alimentent en retour l’antisémitisme. Le quasi unanimisme médiatique et politique reprenant les éléments de langage de l’armée israélienne, euphémisant les souffrances des palestinien·nes et mettant en avant celles des victimes israéliennes alimente l’idée antisémite qu’il existerait un complot juif global à l’oeuvre.
La tâche qui se dresse face à la gauche est conséquente. Elle doit commencer par ne plus esquiver l’enjeu de la lutte antiraciste, y compris dans l’appréhension du combat idéologique contre le Rassemblement National. Comme l’ont montré plusieurs travaux, le vote d’extrême-droite, même lorsqu’il est populaire, mêle un racisme banalisé indissociable de l’expérience de classe. En plus de quitter une approche artificielle qui oppose antiracisme et question sociale, la gauche devra s’atteler à la lourde tâche de construire un front large contre les forces racistes, qui devra être inclusif tout en ne rognant rien sur l’exigence d’une radicalité à la hauteur de l’époque. Par exemple, malgré les désaccords profonds, il s’agira de ne pas couper le dialogue avec les différentes organisations juives antiracistes de Tsedek aux JJR, partant du principe que la lutte contre l’antisémitisme ne doit pas être négligée ni se limiter à la lutte contre son instrumentalisation, à condition qu’elle ne soit pas détournée pour alimenter l’islamophobie ou disqualifier le mouvement de solidarité avec les Palestiniens. Plus généralement, la gauche doit prendre ses responsabilités et clarifier ses positionnements sur les enjeux antiracistes de notre temps que sont la laïcité, l’islamophobie et l’antisémitisme, ou encore la continuité du traitement colonial des habitant·es des territoires français ultramarins. Enfin, dans un monde marqué par la survivance de la colonisation et des logiques génocidaires en Palestine ou ailleurs, la gauche ne doit pas tergiverser dans son soutien aux damnés de la terre.
La faiblesse de la gauche face à l’extrême-droite se lit aujourd’hui au travers des enjeux qui ont traversé les élections européennes et législatives, même si l’unité retrouvée de la gauche sur des bases de transformation sociale, offre un sursis qu’il est indispensable de mettre à profit face un Rassemblement National qui caracole en tête et une droite macroniste qui cherche toujours à diviser le bloc de gauche pour mieux régner.
Ainsi, la bataille contre l’extrême-droite ne doit pas se limiter aux enjeux électoraux. Si la gauche est faible dans les urnes face à l’extrême-droite c’est d’abord parce qu’elle est faible et divisée dans la rue, dans les entreprises et dans la bataille des idées. Même si c’est indispensable, il ne suffit pas de faire liste commune aux élections pour régler le problème du Rassemblement National et de l’extrême-droite. Il faudra aussi clarifier autour de quelles idées antiracistes et anticolonialistes se rassemble la gauche.
Face à la crise sociale et politique que traverse le pays, pour être une alternative crédible au macronisme, la gauche sociale et politique devra apprendre à réarticuler lutte de classe et luttes antiracistes sans opposer les deux. Et elle devra réapprendre à retravailler ensemble et avec les collectifs et organisations antiracistes. Que ce soit sur les questions d’islamophobie, d’antisémitisme, de solidarité avec les exilé.e.s ou sur les combats décoloniaux.
La victoire du NFP est une heureuse surprise, mais celle-ci ne doit pas masquer la profondeur de l’avancée du RN, dont les affects racistes et islamophobes constituent des éléments centraux dans les motivations de sa base sociale.
Pour que cette victoire inespérée ne soit pas qu’un simple sursis dans la marche inexorable du RN vers le pouvoir, il n’est plus possible de différer la mise en chantier d’une convergence de la gauche dans son ensemble sur ces sujets, afin de la réarmer efficacement dans la bataille d’idées et sur l’ensemble des terrains d’intervention.
Commission antiraciste de la GES
Bibliographie :
Antisémitisme et Islamophobie: une histoire croisée – Reza Zia-Ebrahimi – Amsterdam 2021.
Des électeurs ordinaires – Enquête sur la normalisation de l’extrême droite – Félicien Faury- Le seuil 2024.
Islamophobie, comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman » – Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed – La Découverte – 2013
La fin de la modernité juive – Enzo Traverso – la Découverte – 2013
L’Etat d’Israël contre les juifs – Sylvain Cypel – La découverte – 2024
Un monde en nègre et blanc – Enquete historique sur l’ordre racial – Aurélia Michel – Point Seuil – 2020
Race – Sarah Mazouz – Anamosa – 2020
Capital et race. Histoire d’une hydre moderne – Sylvie Laurens – Seuil – 2024