Le texte de Jean-Luc Mélenchon (JLM), mis sur son blog le 22 octobre, est centré sur les questions stratégiques, ce qui permet d’ouvrir un débat très important pour définir une orientation pour la France insoumise comme pour la Nupes. Un tel débat, approfondi et qui doit être largement ouvert à toutes et tous, nous semble indispensable à un moment où cette dernière fait l’objet de multiples attaques.
En amont des questions stratégiques, JLM revient sur la définition du « peuple ». Il indique que « le peuple est le nouvel acteur politique de notre époque », y inclut « les salariés mais aussi les chômeurs, les retraités, les étudiants et lycéens, les précaires, les paysans et artisans, etc. » et le définit « par sa relation sociale aux réseaux collectifs dont il dépend pour reproduire son existence matérielle ». Pour aller vite, disons que cela ne résout pas tous les problèmes et en ouvre même de nouveaux. Remarquons en un immédiatement. JLM écrit d’une part que « “ce peuple” intègre les salariés » mais, d’autre part, il en fait deux entités distinctes quand il indique dans le paragraphe suivant que « La stratégie de Front populaire est celle qui veut rassembler dans une même mobilisation les deux acteurs fondamentaux que sont le Peuple et les salariés ». À moins que le passage du « peuple » au « Peuple » soit signifiant… mais de quoi ?
Au-delà, l’énumération des catégories faisant partie du peuple est déjà le signe d’une difficulté majeure. Il y a quelques décennies, pour les forces politiques de gauche, le salariat, et en son cœur la classe ouvrière industrielle, était l’acteur dominant, le seul capable d’affronter le capitalisme et d’émanciper la société toute entière en s’appuyant sur le progrès pour aller vers le socialisme. Dans cette perspective le « parti du prolétariat », socialiste, social-démocrate ou travailliste dans la plupart des pays européens, communiste dans quelques autres, avait le rôle dirigeant pour conduire ce processus. Mais ce modèle s’est fracassé sur deux prises de conscience. La première est la prise en compte des limites de la planète et l’obligation de construire une toute autre relation entre l’humanité et la nature. La seconde est que, même si l’on prend le mot peuple au sens des dominés (par le capital, l’oligarchie), il y a des dominants parmi les dominés. Le racisme et le patriarcat ne sont pas des « contradictions secondaires au sein du peuple », ni de simples divisions à surmonter, mais des rapports d’oppression internes à celles et ceux qui sont dominés par le capital, que certes le capital peut utiliser à son profit, mais qui lui sont antérieures.
La diversité des composantes du peuple et la complexité des questions à affronter sont à la racine de la multiplications des luttes et des combats, mais aussi des acteurs collectifs qui ont émergé ces dernières années, sur la scène sociale comme sur la scène politique. MeToo, les Marches pour le climat ou Black Lives Matter changent nos société tout autant que les luttes pour les salaires ou pour le droit à la retraite, et on assiste partout à la fragmentation des scènes politiques électorales dans tous les pays européens, en lieu et place du bipartisme qui dominait depuis l’après-guerre.
Définir donc le peuple par une place objective dans la structure sociale n’est qu’une partie de l’analyse, ce d’autant plus que peuple qui vote – celui de la « révolution citoyenne » – n’est pas le même que le peuple conçu dans sa signification sociale. Il y a un décalage entre le peuple dans son acception politique et le peuple dans son acception sociale. Ce décalage peut se résoudre par la création d’une dynamique sociale et politique qui peut permettre une cristallisation et la constitution du « peuple » comme acteur politique capable de constituer un bloc populaire luttant pour défendre ses propres intérêts, s’opposer au pouvoir et à l’oligarchie, mais surtout porteur d’un projet politique dessinant les contours d’un avenir désirable.
Mais la dynamique sociale et politique, par définition, se transforme et évolue en permanence et il y a peu de moments où la cristallisation peut s’opérer. Sur le plan politique les exemples les plus récents sont ceux de Podemos en Espagne pour les élections générales de 2015 et 2016 et de LFI pour les élections présidentielles de 2017 et 2022. A l’occasion de chacune ces échéances électorales Podemos et LFI, acteurs externes au jeu politique traditionnel dans leurs pays, ont pu réaliser des percées avec des scores autour de 20% en agrégeant différents secteurs sociaux. De très beau succès, mais à chaque fois insuffisants pour gagner ces élections et surtout des succès fragiles : en Espagne Podemos s’est divisé et a perdu une bonne partie de son influence et LFI a beaucoup reculé lors des élections intermédiaires entre 2017 et 2022. La question stratégique qui nous est donc posée est de savoir comment s’appuyer sur les moments de luttes sociales intenses ou de percées électorales pour stabiliser sur le moyen et long terme un bloc populaire solide face à l’extrême droite et aux forces néolibérales. Aujourd’hui la question est donc de savoir comment, à partir des bons résultats électoraux de JLM et de la Nupes, permettre la construction dans la durée d’un bloc populaire pouvant prétendre être dominant dans notre pays.
Dans son texte, JLM répond avec la notion de « Front Populaire » pour agréger les différentes composantes du peuple et ses organisations, syndicales, politiques et associatives. Cette stratégie s’est concrétisée avec la proposition d’union pour les législatives des partis de gauche et de l’écologie politique sur un programme de rupture avec le néolibéralisme et le productivisme et a permis la création de la Nupes. Après cette première étape LFI et la Nupes ont proposé la mise en place d’un cadre d’action commun avec les associations et les syndicats pour défendre le pouvoir d’achat et lutter contre l’inaction climatique, cadre commun qui s’est mis en place dès la fin du mois d’août. Mais au lieu de se féliciter de l’avancée ainsi réalisée, JLM, dans la fin de son texte tire un trait sur l’alliance avec les organisations syndicales avec l’argument qu’il « faut éviter de perdre du temps et de créer des tensions inutiles. Et pire de se faire promener de réunion en réunion qui retardent pour rien l’action et la mettent en danger ».
Ce bilan de la marche du 16 octobre est unilatéral car, malgré le fait que la CGT, la FSU et Solidaires aient refusé de participer à cette marche, ils ont accepté de pérenniser le cadre de discussion qui s’est formé avec eux, les associations et les partis politiques de la Nupes. Ce qui est une avancée politique importante. Il y avait déjà eu des cadres du même type, par exemple celui impulsé par Attac et la Fondation Copernic pour la Marée populaire en 2018, mais ils disparaissaient une fois l’initiative terminée. Pour le moment le cadre actuel perdure et tout le monde veut continuer à discuter pour essayer d’avancer ensemble.
De plus, et un des auteurs de ce texte peut en témoigner puisqu’il représentait la Fondation Copernic dans ces réunions, tout le monde au départ faisait, à des degrés divers, preuve de bonne volonté pour essayer d’arriver à co-construire une initiative commune. Personne ne voulait bloquer a priori. Ce sont les déclarations successives de JLM et de certains dirigeants de LFI faisant comme si la décision avait été prise qui ont été un facteur de blocage, les syndicats et les associations ne voulant pas apparaître comme se ralliant à une initiative d’un parti politique, alors même que, lors des réunions unitaires, tout le monde s’était mis d’accord sur des « éléments de langage » communs pour justement éviter de se trouver dans cette situation.
Ces déclarations ont renforcé celles et ceux qui, dans les syndicats et les associations, sont hostiles par principe à tout action avec les partis politiques, ce d’autant plus que la question de l’indépendance syndicale, difficilement acquise, reste très sensible. Tout ce qui pourrait ressembler à une conception politique qui ne laisserait d’autre choix aux forces du mouvement social que se rallier à des initiatives décidées ailleurs ne peut que braquer le mouvement syndical et beaucoup d’associations.
D’où maintenant le second aspect de la stratégie telle qu’elle est exposée à la fin du texte : celle de « l’unité du Peuple contre la politique de Macron ». Celle-ci renvoie à l’idée que l’unité se fera par le bas, sans soucis des « appareils » et des directions syndicales. La marche du 16 octobre est censée illustrer cette démarche alors même que, si le nombre de participants était honorable au vu des circonstances, on était loin d’une déferlante populaire. Il faut d’ailleurs remarquer que les mobilisations syndicales du 29 septembre et du 18 octobre se situaient dans les mêmes eaux, ce qui devrait aussi poser question aux organisations syndicales quant à la stratégie choisie.
La démarche préconisée par JLM est contradictoire avec ce qui a permis la naissance de la Nupes dont l’existence a été conditionnée par un accord par le haut entre les forces politiques. Certes, ce qui a permis cela a été le résultat électoral de JLM qui a obligé les autres forces à conclure un accord dont dépendait leur survie aux législatives. Mais cet accord a été « gagnant-gagnant » pour tout le monde car LFI a fait les concessions nécessaires pour qu’il se conclue. Or force est de constater que cet effort n’est pas fait dans les rapports au mouvement syndical et qu’un échec, celui de la tentative de co-construction de la marche du 16 octobre, suffit pour jeter aux oubliettes ce qui pourrait être une avancée politique majeure.
Certes JLM se félicite que se forment dans certains régions des collectifs unitaires syndicats, associations, partis. Et c’est effectivement une voie à suivre. Mais à se refuser à construire un front politico-social, ce qui suppose à la fois du temps et un changement de conception dans les rapports entre partis et mouvements sociaux, le risque est celui d’un rétrécissement porteur in fine d’une crise dans la Nupes elle-même.
Christophe Aguiton, Pierre Khalfa – octobre 2022