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A propos du dernier livre de François Ruffin 

François Ruffin a choisi de marquer la rentrée grâce à la publication d’un livre dont il a déjà beaucoup été question dans les médias. Un certain nombre de polémiques sont de mauvais aloi, le député-journaliste ayant clarifié des propos qui avaient pu être mal interprétés. Lors de la fête de l’Humanité, il a notamment eu l’occasion de se désolidariser des propos scandaleux d’un Fabien Roussel qui outrepasse toujours un peu plus les limites de ce qui unit la gauche de rupture en allant chasser sur le terrain de la droite et de l’extrême droite.

Ainsi, l’opposition tracée entre gauche du travail et gauche des allocs qu’il fait est inacceptable. Il joue avec le feu en utilisant la rhétorique des néofascistes qui y mettent de surcroît une connotation raciste anti-immigrés.

C’est une arme de destruction massive pour notre camp social à l’heure où la question posée est au contraire celle de l’unité des classes populaires. Il faut faire en sorte de tourner la colère bien réelle qui existe parmi les démuni.es contre les puissants d’en haut, les plus riches, les vrais responsables de cette situation catastrophique, et non contre celles et ceux qui sont un peu plus ou un peu moins démuni.es. François Ruffin le rappelle très justement.

La question que pointe le député de Picardie depuis la séquence électorale du printemps dernier est lancinante pour la gauche. Il tente d’y apporter des réponses. En termes d’analyses ou de propositions, c’est sur le terrain de l’échange et du débat que s’inscrivent les commentaires qui suivent, après lecture du livre en question.

Schématiquement, on peut dire que celui-ci comprend 4 parties (5 d’après le sommaire mais grosso modo 4) :

• La Gauche a perdu l’électorat populaire du périurbain et des campagnes au profit du RN
• Pourquoi le RN gagne ces classes populaires des campagnes et du périurbain ?

• Le monde du travail aujourd’hui

• Comment on s’en sort ? « l’ère (politique) du faire »

Le tout est ponctué par 4 courts extraits de son livre paru en 2006, « Quartier Nord », montrant bien que le journaliste s’était déjà penché sur cette partie des classes populaires il y a longtemps.

Pour François Ruffin, la double séquence électorale du printemps démontre d’abord que la Gauche a échoué à conquérir le pouvoir. Il faut – et vu les urgences (climat, néofascisme, social…), ce n’est pas rien de le dire – se poser, réfléchir et débattre collectivement de nos forces, de nos faiblesses et causer stratégie pour renverser la vapeur et mettre en place les politiques plus nécessaires que jamais face aux enjeux.

Et là, arrive le verdict : la Gauche n’a pas réussi car nous avons perdu, pas su, pas voulu conquérir les classes populaires des campagnes, des territoires péri-urbains, la France des Gilets Jaunes, les laborieuses et les laborieux de la « deuxième ligne ». La Gauche a le tort de penser que conquérir les Quartiers Populaires et les centres villes pourrait suffire, alors que, selon François Ruffin. il y a trop de trous à notre raquette. Et il va plus loin en disant que la Gauche aurait, consciemment ou pas, fait sien le rapport de Terra Nova théorisant, en amont de la campagne de Hollande, le lâchage des classes périurbaines et du monde ouvrier… Pourtant, ce sera la première remarque, s’il y eut abandon volontaire, il est discutable qu’il fut celui de toute la Gauche.

Cela n’enlève rien au problème de la fragmentation profonde des classes populaires, et Ruffin a le mérite de pointer le défi : il s’agit bien de conquérir/reconquérir politiquement ces classes populaires, de retrouver les moyens d’une politisation de masse, de leur « donner envie d’avoir envie » de voter à Gauche, parce que sans elles, on ne pourra pas gagner. Les réussites impressionnantes dans certaines villes, certains quartiers, certaines catégories sociales, ne doivent pas masquer tout ce qui manque.

Le député de Picardie tente d’expliquer pourquoi les classes populaires périurbaines ne votent pas pour la Gauche. Parmi les éléments de réponse les plus mis en avant figure la dénonciation de l’abandon par la Gauche de la « valeur travail ». La Gauche est davantage vue par une partie des classes populaires comme le parti politique de l’« assistanat ». Et cela repousse ces classes populaires périurbaines, qui croient au travail, au travail bien fait, et rejettent les « kassos ».

Quant au RN, il serait vu, lui, comme un protecteur face à la mondialisation car défendant le protectionnisme, dont la Gauche, frileuse, ne veut pas entendre parler.

Deux problèmes ici. D’abord, on peut considérer qu’il y a un certain paternalisme à considérer que les fractions des classes populaires qui votent RN le font parce qu’elles n’ont pas tout compris. On pourrait être dans une chanson basique d’Orelsan…Ensuite et plus substantiellement, François Ruffin semble sous-estimer le caractère fondamental du racisme comme ciment de l’électorat RN. Or on ne combat pas un mal aussi profond en regardant ailleurs.

Suit une longue partie sur le travail, l’évolution du travail, la néo-libéralisation du travail, l’atomisation du monde du travail, la dégradation de la santé au travail, les burn-out, l’uberisation, la précarisation du monde du travail… Globalement, pas de souci, on s’y retrouve. Des choses à discuter ceci dit, comme la question du chômage de masse et son rôle dans le système, la situation est malheureusement terrible. Des choses à approfondir sur les transformations profondes qui affectent le travail, l’uberisation bien sûr mais aussi notamment « la grande démission » post covid qui affecte l’Occident. L’usage de catégories comme la « valeur travail » ne nous y aide pas franchement, pas plus qu’il ne met au cœur la question de la rémunération.

Que faire face à cette situation, selon le député-journaliste ? C’est surtout la dernière partie du livre qui se charge d’y répondre mais François Ruffin avance d’autres éléments dans les pages précédentes.

Mentionnons notamment, du côté des revendications, la lutte pour des droits universels comme arme contre la division des classes populaires. Pour François Ruffin, il faut les mêmes droits pour toutes et tous, pour Kevin, Aïcha mais aussi pour Bernard. Étendre la gratuité pour toutes et tous de la cantine scolaire, des transports publics, des premiers m³ d’eau, des premiers kWh… c’est aller vers la conquête de nouveaux droits universels. Mais cette question est-elle vraiment négligée, par exemple, par l’Avenir en commun, le programme de JL Mélenchon ? Mentionnons aussi ce qu’il faudrait selon lui prendre ou reprendre au RN, par exemple le protectionnisme. Mais la dernière partie du livre est surtout centrée sur le travail. C’est par là que l’auteur « éclaire le chemin» qu’il nous propose : « le faire – ensemble », que sa formule suivante résume :

« Tous au travail

Tous en service civique

Tous apportant leur écot de labeur

Mais tous recevant de quoi vivre »

On peut discuter du ton et de la forme, mais en fait, est ce que ce n’est pas déjà de cela dont on parle lorsqu’on dit :

• plein emploi

• pour la Sécu, chacun.e apporte en fonction de ses moyens et reçoit en fonction de ses besoins
• réduction du temps de travail, travailler moins, pour travailler tou.te.s et vivre mieux

• justice fiscale

• retraite à 60 ans pour tou.te.s ?

Bien sûr, il faut pousser plus loin, mais ce sont déjà des éléments forts des dernières campagnes présidentielles et législatives, non ?

Et sans doute peut-on le faire sans reprendre les mots de l’ennemi ? Il est dommage que François Ruffin ne prenne pas plus de distance explicitement vis-à-vis de l’expression « valeur travail », en employant comme le suggérait un camarade « la valeur DU travail » car ce « DU » change tout et permet de reposer la question sur d’autres bases. C’est le travail des salariés qui a de la valeur, mais le travail en soi n’est pas une « valeur » comme l’égalité ou la liberté. Un peu comme lors de la bataille contre le TCE de 2005, où nous opposions « le droit au travail » à l’article « le droit de travailler » des néolibéraux.

Sans doute l’axiome de départ qualifiant les classes populaires qui manquent à la Gauche, posé à la serpe, mériterait-il également discussion. L’auteur en convient indirectement, reproduisant, certes de façon plus ou moins caricaturale mais quand même, les critiques émises depuis juin sur le vote de la France périphérique, sur le vote des campagnes… Une synthèse des différentes études sur qui a voté Mélenchon, qui a voté NUPES – et en creux, qui s’est abstenu – et qui n’a pas voté pour la Gauche en 2022, ne serait pas du luxe, afin d’identifier les classes populaires à convaincre, la manière dont elles sont stratifiées sur le plan électoral et trouver les moyens, les thématiques… pour les mobiliser dans la révolution citoyenne que l’on souhaite impulser avec la NUPES. Les Amfis ont commencé à y travailler… il reste à poursuivre.

Forcément, on retrouve dans ce livre des points de désaccords importants avec François Ruffin, notamment le fait qu’il semble parfois considérer que la question « sociale » prise au sens restrictif du terme suffit, que les combats féministe et antiraciste relèvent de la diversion et conduisent à s’en éloigner. Le racisme et la domination patriarcale sont pourtant des mécanismes directement utilisés par le capitalisme pour asseoir sa domination. Ce sont des sujets qu’on ne peut escamoter, mais dont il faut débattre si l’on veut avancer collectivement sur la construction de l’horizon et du chemin pour y arriver. Mais on retrouve aussi un point d’accord fondamental, qui lui est beaucoup moins traditionnel : la nécessité d’une révolution écologique.

Deux remarques pour finir. Si nous avons des trous à la raquette et qu’il ne faut pas se le cacher, c’est parce que la gauche de gauche a des zones sans militant.e.s, un réseau militant en cours de reconstruction, en cours de réunification autour de la NUPES, mais où il y a des manques, de grands manques et notamment dans les zones géographiques que François Ruffin pointe du doigt. C’est à travailler toutes et tous ensemble, avec une part de volontarisme, mais aussi en lien avec le tissu associatif, les réseaux syndicaux de ces territoires… A cet égard, il faut être prudent sur le vote des Quartiers Populaires et du centre des grandes villes, qui certes a été gagné cette fois-ci, mais qui n’est pas un acquis définitif, loin de là. On ne doit pas risquer de perdre l’ancrage fragile construit dans les secteurs populaires qui nous soutiennent à cette heure en nous éloignant des fondamentaux. Aussi s’il faut effectivement chercher les « fâchés », c’est bien à condition qu’ils ne soient « pas fachos ».

Au final, il y a moins de neuf dans ce livre, en termes d’analyse et de revendications, que son écho médiatique laisse penser. Mais il y a l’intuition d’une nécessité stratégique à affronter d’urgence pour envisager que la Gauche prenne le pouvoir, pour changer la vie des gens, bouleverser le fonctionnement d’un système destructeur et limiter les effets de la crise climatique et lutter contre les crises écologiques…

A nous maintenant au sein de LFI, au sein de la NUPES et au-delà, de nous en saisir et de trouver et construire des lieux pour en débattre largement.

Boris Chenaud