Quatre ans à souffrir, ensuite on retournera aux choses sérieuses. Cette vision optimiste du triomphe de Donald Trump, qui nous revient en 47ème président des États-Unis, doit être confrontée à la réalité.
Même si ce grand narcissique a attiré sur lui les projecteurs, le personnage le plus inquiétant n’est pas l’ex-garçon timide et insécure biberonné au cynisme par l’avocat Roy Cohn. Mais l’homme qu’il a choisi comme vice-président, peut-être le seul « intellectuel » de son entourage immédiat avec le principal théoricien de sa victoire en 2016, son ancien conseiller Steve Bannon : JD Vance.
Lequel fut encensé durant la première présidence de Trump parce qu’il avait publié son récit d’enfant des Appalaches, Hillbilly Elegy. A Memoir of a Family and Culture in Crisis (traduit en français dès 2017 aux éditions Globe sous le titre Hillbilly Élégie). Le gars inculte descendu des montagnes, « Hillbilly », est un terme désobligeant pour les habitants de ces régions si éloignées des élites de Washington DC, Manhattan ou Los Angeles.
Encensé par la gauche progressiste
Le livre est resté très longtemps sur la liste des best-sellers du New York Times et a valu à Vance d’y publier des tribunes régulières. Selon lui, c’est le mépris qu’il a ressenti de la part des bourgeois libéraux fréquentés durant cette période, qui a déterminé son évolution ultérieure.
Chacun s’est jeté il y a huit ans sur Hillbilly Elegy pour comprendre comment un grossier animateur de télé avait pu se faire élire président de la première puissance mondiale. Sauf que l’ex-chouchou des progressistes, qui avait juré de ne jamais rejoindre ce maniaque des médias, le qualifiant même de « Hitler de l’Amérique », a accepté d’être son colistier.
Le sénateur de l’Ohio, 40 ans depuis l’été, est doté d’une épouse brillante issue de l’immigration indienne de Madras (sa mère est aux États-Unis biologiste moléculaire), Usha Chilukuri. Nettement plus instruite que Melania Trump puisque, comme son mari, elle a fait la Yale Law School, une école de juristes réputée, où l’une de ses profs a encouragé Vance à écrire.
Un ami du libertarien Peter Thiel
Élevé dans un milieu protestant évangélique, du genre qui prononce les grâces avant chaque repas et va à l’église le dimanche, il s’est converti en 2019 au catholicisme sous l’influence de son ami Peter Thiel, le milliardaire libertarien de la Silicon Valley. Estimant que cette forme de la religion de son enfance lui donnait le moyen de comprendre « de façon plus intellectuelle » la foi chrétienne, il s’est placé sous le haut patronage de Saint Augustin, l’un des Pères de l’Église.
Il porte de façon agressive les valeurs d’un nationalisme très conservateur. Il est opposé à la liberté d’avortement, au mariage homosexuel ou au contrôle des armes, comme au milieu universitaire imprégné à ses yeux de la désastreuse «pensée woke ». Bien sûr il est contre toute aide à l’Ukraine. Il a présenté en 2023 avec sa collègue Marjorie Taylor Greene un projet de loi fédérale pénalisant quiconque faciliterait le changement de sexe d’un mineur, puis cherché à démolir le « DEI Act » qui promeut la diversité, l’égalité et l’inclusion.
Il tient enfin un discours nataliste. C’est lui qui a proposé que les familles avec enfants paient moins d’impôts, ou moqué dans une interview très critiquée ces « dames avec un chat sans enfant, qui sont malheureuses dans leur vie et des choix qu’elles ont faits, et voudraient que le reste du pays soit aussi malheureux qu’elles ».
Une vision raciste inscrite dans l’histoire de la nation
L’extrême droite qu’il incarne semble décidée à imprimer durablement sa marque. À en finir avec la démocratie libérale, qui a montré à ses yeux son inanité. Vance a préfacé le désormais fameux « Projet 2025 », dont les traits principaux sont de soumettre l’administration aux volontés du président, donc de toucher au statut des fonctionnaires, de déporter en masse les immigrés illégaux et de ressusciter le rêve américain.
Certains experts de la culture états-unienne ont raison de souligner que sa vision raciste était inscrite dans l’histoire du pays, notamment dans l’interdiction totale de toute immigration venue de Chine à la fin du 19ème siècle ou dans les quotas d’immigration par pays en vigueur de 1921 à 1965 – qui ont tant nui aux Juifs persécutés par le nazisme. Et avant eux aux Italiens ou aux Irlandais, vus comme moins aptes à la liberté que les gens venus de l’Europe scandinave ou germanique. Sans parler du massacre des Indiens, ou des anciens esclaves amenés de force d’Afrique.
On peut se reporter à Illiberal Reformers de l’historien de Princeton Thomas C. Leonard, qui détaille les politiques eugénistes aux USA, lesquelles ont inspiré plus tard Adolf Hitler.
Le Parti républicain de Ronald Reagan appartient maintenant au passé, s’est réjoui un promoteur de cette « nouvelle droite » dont la Heritage Foundation, le Claremont Institute et l’AEI (American Enterprise Institute) sont les pépinières. Tandis qu’un autre pressentait qu’avec Donald Trump, Elon Musk et Georgia Meloni – la cheffe post-fasciste du gouvernement italien étant au mieux avec le multimilliardaire né en Afrique du Sud qui a « hâte de servir l’Amérique » -, les néo-conservateurs retrouveraient un trio comparable à celui qui a dominé les années 1980, grâce à la trinité Jean-Paul II-Margaret Thatcher-Ronald Reagan.
Rappel pour les plus jeunes : ces trois-là ont eu la peau de l’ours soviétique. La chute du Mur de Berlin, fin 1989, fut leur plus grande victoire, qui a rejeté dans l’ombre leur soutien obstiné aux dictatures latino-américaines et au régime d’apartheid en Afrique du Sud, ou leur aveuglement face aux dérives de nombre de religieux comme le Mexicain Marcial Maciel.
Dans la position de Rome après la défaite de Carthage
Avec la fin de l’URSS, la superpuissance américaine s’est retrouvée dans la position de Rome après la défaite de Carthage : sans rivale. Pour seulement une courte génération, certes, mais beaucoup ont cru que ce serait éternel. L’universitaire Francis Fukuyama a même évoqué en 1992 rien de moins que La fin de l’Histoire, jugeant indépassable la supériorité du libéralisme sur l’autoritarisme.
Ce fut l’époque du « moins d’État » qui a ravagé les services publics de l’Angleterre comme de la Suède, de l’euphorie du Nasdaq, du fric à gogo. En France l’équipe d’Actuel qui avait été le chantre de la contre-culture revenait avec un nouveau magazine tourné vers les années 1980, tellement excitantes.
Durant la décennie suivante, l’ère Clinton, dont la secrétaire d’État Madeleine Albright a défini les États-Unis comme « la nation indispensable » (au reste du monde), a achevé cette mue, accélérant la chute du Parti démocrate comme défenseur des plus faibles et des minorités ethniques.
Ce cycle se boucle aujourd’hui.
Jadis critique féroce de Trump, Vance est donc son vice-président. Et la décision de celui qui avait fait fortune dans l’immobilier en ne payant pas d’impôts – comme le montre le film d’Ali Abbasi The Apprentice – a ramené vers lui le libertarien Peter Thiel. Ce qui, avec l’omniprésent et tonitruant Elon Musk, complétait le tableau. Le 16 juillet 2024 le Washington Post titrait : « Avec Vance, Trump choisit un idéologue ambitieux et son premier millenial » (ceux qui sont nés au tournant du 21ème siècle).
Une trajectoire ascendante
La trajectoire de Vance est en effet un mélange de méritocratie et d’opportunisme. Né pauvre mais excellent élève, il intègre le corps très sélectif des Marines, ce qui lui a permis d’étudier ensuite les sciences politiques à l’Université d’État de l’Ohio grâce à une nouvelle mouture du G.I.-Bill, une loi édictée en 1944 par Roosevelt pour aider les vétérans de la Seconde Guerre mondiale.
De là il monte à Yale, l’une des riches universités privées de la Ivy League. Et en sort, non seulement nanti d’une fiancée d’un milieu bien supérieur au sien dont il a eu, depuis leur mariage, trois enfants, mais comme elle docteur en droit. Il est devenu un ardent conservateur. En 2022 il décroche un siège républicain au Sénat, bien que son ONG censée lutter contre les addictions (sa mère était une droguée), déplore son adversaire démocrate dans l’Ohio, soit avant tout une façade. C’est Thiel, son ancien employeur (et celui de l’ex-chancelier autrichien Sebastian Kurz, que Trump avait reçu à Washington), qui finance sa campagne.
Les racines austro-fascistes du catholicisme extrémiste
Si l’on en croit l’hebdomadaire viennois Falter dans son édition du 30 octobre, ce conservatisme sociétal mâtiné de libéralisme à tout crin et/ou de protectionnisme, suivant ses représentants, a des sources dans le régime clérical instauré en 1933 par le chancelier Engelbert Dollfuss, que l’historiographie social-démocrate désigne par un terme qui n’est plus guère contesté : l’austro-fascisme. Car inspiré par le fascisme italien – Mussolini ayant été assez habile pour conserver la monarchie et conclure une paix négociée avec un catholicisme qu’il méprisait – plutôt que par un nazisme nettement plus radical, au point de pas tolérer toute organisation qu’il ne contrôlait pas.
Autoritaire et appuyé sur l’Église catholique, Dollfuss fut victime d’une tentative de putsch par les nazis qui provoqua sa mort. Il fut un « martyr » – presque un saint laïque. Mais son successeur, Kurt Schuschnigg, était trop faible pour s’opposer à Hitler et à l’Anschluss.
Selon James Patterson, qui enseigne les sciences politiques à l’université Ave Maria de Floride, le gourou de la nouvelle droite catholique aux USA est le moine cistercien Edmund Waldstein, de père autrichien et de mère américaine, prêtre depuis 2019, qui vit et prie à Heiligenkreuz, un couvent près de Vienne.
L’extrême droite catholique
Inconnu dans son pays, ce moine est célèbre parmi toute une génération de jeunes catholiques aux États-Unis grâce à son site web The Josias. L’un des abonnés est le Parti républicain au Capitole. « Je sais que l’équipe de Vance le lit », dit Patterson.
Il existe en tout cas une photo du futur vice-président accueillant chaleureusement le philosophe Patrick Deneen, l’une des étoiles de cette constellation et l’un des admirateurs de Viktor Orban.
Outre-Atlantique « se forme un front radical avec des références catholiques », écrit Falter, qui rappelle que six catholiques d’obédience conservatrice – sur neuf juges au total – siègent à la Cour suprême, en qui Vance peut trouver des alliés. D’après un connaisseur de ces arcanes cité par l’hebdomadaire, le catholicisme fournit à ces intellectuels anti-libéraux la possibilité « d’ancrer dans une tradition leur refus du monde moderne ».
Patterson a ainsi formulé pour la Fondation Konrad-Adenauer, proche des conservateurs allemands, ce que serait la « société parfaite » du Père Waldstein : l’Église y regagnerait une influence décisive sur l’école et la vie familiale, y interdirait la pornographie, y restreindrait les droits reproductifs des femmes tout en favorisant les naissances.
Le grand ancêtre intellectuel est le philosophe d’origine allemande Leo Strauss, pourfendeur du modernisme. L’un de ses disciples, qui a joué un rôle crucial en 2016 dans la légitimation du candidat Trump auprès de républicains très réticents, est l’essayiste Michael Anton. Selon lequel les Républicains ont abandonné le terrain culturel à la gauche libérale pour ne s’occuper que des cours à Wall Street.
S’y ajoute Adrian Vermeule, qui enseigne le droit à Harvard. Catholique fervent, c’est lui qui théorise que les individus sont les « sujets » d’un ordre divin qui les dépasse. Enfin l’Institut Claremont a embauché le blogueur néo-réactionnaire Curtis Yarvin, né en 1973, qui professe que les élections sont un gaspillage inefficace et qu’il vaudrait mieux les abolir. Il préfère une sorte de monarchie technologique dont le chef agirait « en P.D.G. d’une start up ou en dictateur », l’État n’étant finalement qu’une entreprise, sauf qu’elle possède un territoire.
La Hongrie d’Orban, un laboratoire
À côté, Vance paraît plus tourné vers des valeurs traditionnelles – religion, famille, patrie -, bien qu’il voie en Yarvin un « ami ». Mais tous observent ce qui se passe dans la Hongrie d’Orban, ce laboratoire de mesures « illibérales ». Et Trump a annoncé sur Fox News avant même d’être élu qu’il comptait licencier 50.000 fonctionnaires, supprimer le ministère de l’éducation et le FBI, bref le plan élaboré par la Fondation Heritage et l’Institut Claremont de Leo Strauss. Les juristes ont beau se récrier que ce serait une atteinte à la Constitution, le « ticket » Trump-Vance a, depuis ce 5 novembre, la force de le faire.
Les sceptiques feraient mieux de regarder la série de Netflix The Diplomat. L’intrigue de la deuxième saison paraît extrêmement tirée par les cheveux, jusqu’au dernier épisode où l’on comprend que l’attentat britannique (contre leur propre navire militaire !) a été fomenté par la vice-présidente des États-Unis, soucieuse d’éviter une sécession écossaise qui priverait les Américains de leur unique base de sous-marins en Europe contre les avancées des Russes. Or cette vice-présidente, le vieux président étant soudain mort, se voit investie de la magistrature suprême.
C’est ce qui pourrait se produire dans la vraie vie. Sauf que ce n’est pas la vice-présidente démocrate Kamala Harris qui a été élue ce mardi. Faible consolation : on ne risque pas de s’ennuyer durant les prochaines années.
Joëlle Stolz. Journaliste et autrice. Publié sur Médiapart.