C’est une victoire historique : le Parti autrichien de la Liberté, le FPÖ – plus radicalement à droite que le Rassemblement national français – est arrivé en tête lors des législatives du 29 septembre, avec 28,8 % des suffrages (participation : 78 %) et 56 député·es contre 31 en 2019.
Il aura des difficultés à retourner au pouvoir, comme par deux fois depuis 2000, son partenaire précédent – les démocrates-chrétiens de l’ÖVP, la « droite classique », étant nettement affaiblis avec 26,3 % et 52 sièges (71 auparavant) et opposés à une nouvelle coalition avec lui. Mais il a réussi à imposer un discours sur l’immigration prônant une Autriche barricadée contre les nouveaux arrivant·es. La question de l’intégration des étranger·es intéresse au-delà de ses frontières de ce petit pays riche de l’Union européenne : jamais, depuis l’affaire Waldheim en 1986, une élection autrichienne n’a sans doute un tel retentissement international.
Une extrême droite autrichienne consacrée numéro un par les urnes renforce l’axe déjà constitué par la Hongrie de Viktor Orban, la Slovaquie de Robert Fico et et, craint-on aussi, la République tchèque (qui a des élections en 2025), accentuant le glissement de l’UE vers la droite. Ainsi que l’obsession d’un nombre croissant de pays pour une sévère limitation de l’immigration, présentée comme un remède-miracle à la crise économique et démographique qui entrave une partie du Vieux Continent.
Depuis le Danemark en passant par les Pays-Bas – ces derniers ont demandé avec Budapest à sortir du système européen de répartition des demandeurs d’asile – via bien sûr l’Italie de Georgia Meloni, la France de Michel Barnier, l’Allemagne qui a rétabli depuis le début du mois un contrôle policier à ses frontières – et dont les difficultés se répercutent en Autriche, Hongrie et Slovaquie, très liées à son industrie automobile : le vent souffle déjà vers la droite. Limiter l’immigration apparaît comme un thème porteur.
Le FPÖ n’a plus besoin pour captiver les foules d’un dirigeant aussi flamboyant que le défunt Jörg Haider, surnommé en son temps « Der Feschist » (contraction de « fasciste » et de « fesch », beau). Qui tout en multipliant par cinq les résultats électoraux posait torse nu, avant Vladimir Poutine et bien après Mussolini : un séduisant caméléon, vêtu suivant les circonstances du loden régional ou d’un costume à la dernière mode.
« Kickl nous aurait déportés »
L’actuel président du FPÖ, Herbert Kickl, est très différent. Austère voire ascétique, avare d’entretiens à la presse étrangère mais très prolixe sur les réseaux sociaux où la communication de l’extrême droite dépasse de loin celle des autres grands partis, cet ancien étudiant de philosophie (sorti sans diplôme, alors que Haider a été enseignant à la fac de droit), issu d’un milieu ouvrier, était d’abord un homme de l’ombre. Il concevait campagnes et affiches, écrivait les discours de Haider et serait responsable d’une de ses plus fameuses boutades antisémites.
Le FPÖ a eu du mal à se défaire de son héritage nazi, qui resurgit parfois avec des chants datant de cette époque. Haider a grandi dans une famille nationale-socialiste, son père s’exilant en Allemagne sous l’austro-fascisme qui a précédé l’Anschluss, sa mère elle aussi une militante. Quand il a vu qu’une telle étiquette l’enfermait dans une impasse, il a créé un parti plus modéré, le BZÖ. Descendu à 10 % en 2002 (contre 26,9 % en 1999), le FPÖ a survécu aux scissions comme aux scandales. Il se porte aujourd’hui au mieux et participe à des gouvernements régionaux. En particulier en Basse-Autriche, près de Vienne, ce que beaucoup ont interprété comme le signal qu’il allait revenir aussi au niveau fédéral.
Kickl a opéré, à l’instar de Marine Le Pen et de tant d’autres, un virage stratégique. Exit l’antisémitisme d’autrefois, la cible privilégiée désormais est le « musulman qui refuse de s’intégrer ». Toutefois, en voulant faire de l’Autriche une « forteresse », il revendique le titre de « chancelier du peuple » (Volkskanzler) dont s’affublait un certain Adolf Hitler. Ce qui a incité les jeunes sionistes de l’Organisation des Étudiants juifs (ils ne sont plus que 12.000 personnes à être inscrites comme telles en Autriche contre plus de 200.000 en 1938) à organiser avec le soutien de quelques écrivains, parmi lesquels Elfriede Jelinek, une garde symbolique face au Parlement, soulignant que « Herbert Kickl nous aurait déporté·es ».
Ce dernier a été ministre de l’intérieur du gouvernement du jeune conservateur Sebastian Kurz – qui occupait dans l’imaginaire collectif la place de Haider et fut le second dirigeant de l’ÖVP, après Wolfgang Schüssel, à à s’allier à l’extrême droite, lui confiant aussi les portefeuilles des affaires étrangères et de la défense.
L’ancienne « plume » de Haider est passée à la postérité pour avoir fait imploser en 2018 les services de renseignement civils autrichiens, une opération spectaculaire qui a beaucoup profité à Moscou. Le président de la République, l’écologiste Alexander Van der Bellen, a dit qu’il refuserait d’adouber un chancelier Kickl. Mais il n’est pas exclu que l’ÖVP, pour rester au pouvoir, s’allie de nouveau au FPÖ sans lui au gouvernement (de même que Haider, sous la pression en particulier de Jacques Chirac, s’était retiré en 2000 sur ses « terres » de Carinthie), s’il parvient à négocier un poste de premier plan au Parlement.
Son autre coup a été de prendre la tête, pendant la crise du Covid, du mouvement de défiance envers l’obligation vaccinale pour tous les plus de 18 ans. Une mesure décidée fin 2021 par l’ÖVP dans l’espoir que l’Allemagne allait suivre, qui a permis au FPÖ de canaliser de nombreux mécontents sur le Ring de Vienne et dans plusieurs villes. Elle ne fut jamais appliquée mais initialement devait concerner les adolescent·es dès 14 ans, ce qui a indigné bien des parents. La défense des libertés civiques est en effet une constante du FPÖ, qui se réclame de la révolution anti-autoritaire de 1848.
Une « migration vers le passé »
Une valeur sûre pour les années à venir est le discours anti-immigré·es. « Remigration »: ce mot qui désigne l’expulsion massive de concitoyen·es d’origine étrangère a suscité de grosses protestations, en Allemagne surtout, mais aussi en Autriche. Il est repris par le FPÖ de Kickl. Il exprime le refus violent de ceux qui diluent une mythique « identité autrichienne » (en Basse-Autriche le FPÖ a imposé aux conservateurs un programme encourageant la cuisine « typique »: des escalopes panées et de l’Apfelstrudel plutôt que des kebabs et de la pizza). Ce mot déboucherait-il sur des mesures punitives contraires au droit européen?
L’exemple du nazisme incite certes à la prudence, mais la construction européenne, malgré ses défauts, vise justement à empêcher le retour du nazisme. Des fanatiques d’une soi-disant « culture autrichienne » en tout cas pourraient aggraver le régime de tracasseries administratives contre tout ce qui paraît étranger.
En fait, comme le relevait en mai dernier dans Le Monde le politologue bulgare Ivan Krastev, de l’Institut de sciences humaines de Vienne, « personne ne croit réellement que les frontières peuvent être hermétiquement closes ». Des études montrent qu’en Italie, où la post-fasciste Georgia Meloni s’est fait élire sur un programme résolument anti-immigré·es, la présence d’étranger·es en situation irrégulière a augmenté tandis que l’angoisse sociale à leur égard diminuait : dire qu’on est opposé à « trop d’étrangers » suffit.
Il s’agit d’une « migration vers le passé », forcément préférable à la période où nous vivons, vers un temps où l’Autriche absorbait sans trop de douleur des vagues de réfugiés poussées de l’ancien empire – de Hongrie en 1956, de Tchécoslovaquie en 1968, de l’ex-Yougoslavie pendant les années 1990. Les Bosniaques musulman·es ou les immigré·es turcs venus des zones rurales d’Anatolie ne font plus vraiment peur. L’hostilité se concentre surtout sur les nouveaux arrivés, Syriens, Afghans ou Tchétchènes, qui parlent très mal allemand – or le maîtriser est l’une des conditions pour acquérir la nationalité autrichienne, selon une des lois les plus restrictives du monde.
Bien que l’Autriche ait accueilli proportionnellement bien plus de réfugié·es que la France (notamment 150.000 Syrien·es et presque 80.000 Ukrainien·es pour 9 millions d’habitant·es), le désenchantement est sensible par rapport à 2015, quand tant de Viennois·es avaient été volontaires dans les trains et les gares. Mais comme en Allemagne, les agressions sexuelles commises durant la nuit du 1er janvier 2016 à Cologne – en fait surtout par des Maghrébins – ont été un réveil brutal.
L’actualité récente joue de plus en faveur du FPÖ, qui soutient une n’a pas besoin de forcer son discours : un projet d’attentat début août contre des fans de la chanteuse américaine Taylor Swift, peu auparavant de sanglantes bagarres au couteau entre groupes d’adolescents de culture musulmane, sans compter des viols d’adolescentes, ont attiré l’attention sur des zones où les Autrichien·es « ne se sentent plus chez eux ». Tel le quartier populaire de Favoriten, à l’est de Vienne, dont 50 % des habitants seraient nés ailleurs. Dans un documentaire du même nom, Favoriten, présenté au festival du cinéma de Berlin, Ruth Beckermann montre les efforts d’une institutrice d’origine turque, Ilkay Idiskut, qui accompagne pendant quatre ans ses 25 élèves, comme c’est l’usage dans le cycle primaire.
Une scène éloquente est leur visite à la cathédrale Saint-Étienne, dont la flèche gothique domine le 1er arrondissement à l’intérieur du Ring, là où se trouvaient jadis les remparts médiévaux de Vienne. Lorsque le prêtre demande s’il y a parmi eux des « catholiques romains », la réponse est négative, chose impensable il y a deux décennies : ils sont soit musulman·es (comme 35 % des élèves de l’enseignement public dans la capitale), soit chrétien·nes orthodoxes.
Cela montre l’ampleur du changement et éclaire le désarroi de la population installée de plus longue date. D’autant que la séparation entre cycle long et court intervient dès 10 ans : dans la classe de Mme Idiskut, seulement six élèves, soit un sur cinq, sont allés au Gymnasium (lycée), les autres dans des établissements débouchant sur une formation professionnelle au rabais et de plus en plus aléatoire.
Sages travailleurs turcs contre « bandits afghans »
Or quatre ans ne suffisent pas pour apprendre l’allemand, arguent ceux qui, à gauche, réclament une réforme du système. D’autant que beaucoup d’élèves ne parlent pas cette langue à la maison et que des milliers d’adultes, ayant acquis récemment le statut de demandeur d’asile, ont fait venir au nom du regroupement familial des enfants qui n’ont jamais scolarisés à cause des guerres. Ces nouveaux arrivants se concentrent dans la capitale parce que, comme tous les immigré·es du monde, ils se regroupent par réseaux et que le système social y est particulièrement généreux. Durant l’été, un tabloïd a ainsi révélé qu’une famille syrienne avec sept enfants touchait 4.600 euros par mois d’allocations.
« 4.600 euros sans rien faire ! » a aussitôt réagi Herbert Kickl sur les réseaux sociaux. Le FPÖ, qui s’oppose régulièrement comme l’ÖVP à un assouplissement du droit de la nationalité, en affirmant que la gauche veut s’assurer ainsi des électeurs « à la chaîne », a modifié il y a peu son discours au profit d’immigré·es mieux intégré·es, tels ceux d’origine turque – de fait le troisième groupe en Autriche après les Allemands et les Serbes. Alors que le prédécesseur de Kickl à la tête du parti, Heinz-Christian Strache, exhibait volontiers le « bracelet serbe » et préférait les chrétiens orthodoxes. « Les Turcs qui travaillent, paient des impôts et ont appris l’allemand en ont aussi ras-le-bol des Syriens et des bandits afghans » a ainsi déclaré un responsable du Parti de la Liberté.
Valeurs égalitaires et religions patriarcales
Pareil bouleversement est l’indicateur d’un problème de fond, auquel est confrontée toute la gauche européenne : le fait que l’Europe de l’Ouest s’est ralliée massivement en un demi-siècle à des valeurs égalitaires, entre hommes et femmes, entre hétérosexuels et homosexuels. Au point que les plus jeunes ont du mal à imaginer qu’avant 1975 (en Allemagne de l’Ouest : 1977) une épouse autrichienne ne pouvait travailler à l’extérieur de son foyer sans l’autorisation écrite de son mari.
Les frictions auxquelles nous assistons, souligne le chercheur Kenan Güngör, expert en intégration auprès de la Ville de Vienne et du gouvernement fédéral autrichien, viennent du choc entre des sociétés acquises aux principes égalitaires, où la religion est regardée comme une affaire privée, et des gens venus très récemment de « sociétés religieuses », le plus souvent très patriarcales, dont les membres se réclament de textes pris au sens littéral – que ce soit le Coran ou la Bible. Difficile de comprendre que par rapport à la loi d’airain du village, cela peut être vécu comme un progrès: à nos yeux il s’agit d’une régression.
Un bon indice selon Güngör est le niveau d’intolérance à l’homosexualité : de 50 % il n’y a pas si longtemps, il est tombé à 10 %. Mais quand une majorité de 90 % se voit confrontée à des gens convaincus que ceux qui transgressent la loi divine sont promis aux flammes de l’enfer, il n’est pas étonnant qu’il y ait des conflits – exploités par l’extrême droite. L’Ouganda, qui compte près de 85 % de chrétien·nes, s’est ainsi doté d’une des législations les plus répressives du monde contre l’homosexualité. Sous la pression des églises, pas seulement des bigots musulmans.
Plaider pour l’accueil sans rien renier de nos valeurs
Est-ce à dire qu’il faut faire des compromis ou relativiser au nom de la « différence culturelle » ? Non. Il faut défendre les valeurs que nous avons conquises de haute lutte. En étant conscient qu’elles sont, pour longtemps, minoritaires dans le monde. De même que l’esclavage n’est plus admis de nos jours, quoique mentionné dans les textes sacrés, on ne peut plus accepter l’inégalité dans l’héritage, ou le remariage des veuves avec un frère de leur mari censé les protéger (c’était pourtant dans la Bible, comme dans le droit coutumier de nombreuses communautés).
Ilkay Idiskut était acceptée parce qu’elle était chaleureuse et venait d’un milieu musulman. Son mari, lui aussi d’origine turque, est policier, autant dire que le couple a un profil « acceptable ». Mais aussi, observe Güngör, parce que ses élèves étaient encore dans l’enfance. À l’adolescence, ça se complique, surtout dans le contexte actuel du conflit au Proche-Orient. Là les fossés se creusent et les médias s’alarment lorsque des enquêtes révèlent que 40% des jeunes venant de pays arabes trouvent « exagérées » les informations diffusées sur la Shoah.
Une idée moins inflexible qu’en France de la laïcité permet de se concentrer sur les vrais problèmes: en Autriche comme en Allemagne le foulard musulman, le hidjab, est toléré avant le baccalauréat dans les écoles publiques. La burka en revanche, le voile noir couvrant tout le corps, est jugée incompatible avec notre mode de vie et de pensée.
C’est elle qui explique que tant de gens aient commencé à voter pour le FPÖ dans certains quartiers de Vienne, où iels en avaient assez de voir des femmes habillées des pieds à la tête dans la piscine. Même au Karl-Marx-Hof, l’un des HLM les plus emblématiques de la « Vienne rouge », les habitant·es supportent mal de voir des chaussures alignées devant la porte d’entrée, alors que les Autrichien·nes sont habitué·es à enlever les leurs derrière. Avant, quand des gamins faisaient trop de bruit dans l’escalier, les voisin·es demandaient aux parents de les rappeler à l’ordre. Maintenant, se plaint un membre de l’équipe municipale social-démocrate, iels appellent la mairie pour se plaindre d’un « conflit interculturel » et choisissent à la première occasion dans l’isoloir le bulletin marqué FPÖ.
Mais si la gauche ne trouve pas le moyen de plaider pour l’accueil des nouveaux venu·es sans rien céder quant à l’égalité, elle sera toujours plus concurrencée par l’extrême droite. C’est un enjeu pour tous les Européen·nes.
Joëlle Stolz. Billet publié sur Mediapart repris avec l’autorisation de l’auteure.