Ni le personnage de Lénine ni sa pensée ne sont exactement dans l’air du temps ! Pourtant le centenaire de sa mort (janvier 2024) a quand même donné lieu à une petite activité éditoriale – certes limitée aux cercles de la gauche radicale – dont on peut citer quelques exemples significatifs. Les Editions sociales ont publié un « Découvrir Lénine » qui regroupe onze textes sélectionnés et présentés par Marina Garrisi (1). Le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) a organisé une table ronde titrée « Lénine, 100 ans après » avec Olivier Besancenot et l’historienne Ludivine Bantigny (2).
Dans le même registre, les Editions du Croquant publient le dernier ouvrage de Roger Martelli : « La faute à Lénine ? »(3), qui mérite d’être discuté notamment parce qu’il épargne aux lecteurs et aux lectrices les habituelles considérations paresseuses sur le « totalitarisme » présent dès les origines du bolchévisme, voire du marxisme… quand ce n’est pas depuis les Lumières ! Au fil des pages, l’historien tente de disséquer la genèse de l’Union soviétique, essentiellement pour recenser ce que ce système dictatorial doit à Lénine et ce qui relève plutôt de la dérive stalinienne. En fait, après beaucoup d’autres et comme le suggère le titre de l’essai, il essaie de répondre à la question : les crimes du stalinisme étaient-ils déjà contenus dans Lénine ? Dans sa pensée politique, notamment sur la conception du parti ? Ou dans sa pratique comme dirigeant lors des premières années du pouvoir des bolcheviks ?
Martelli s’attache à contextualiser les premières années de l’Union soviétique alors même que, comme il le souligne, « les bolcheviks, Lénine en tête, sont en partie prisonniers des souvenirs de la Grande Révolution française. Ils sont surtout prisonniers d’une « guerre civile » qu’ils n’ont pu ni voulu vraiment conjurer ». Dans une situation marquée par la solitude du pouvoir révolutionnaire, la guerre civile et l’invasion étrangère, une obsession devient omniprésente : « Il ne faut surtout pas que se reproduise le bain de sang des prolétaires connu en France en juin 1848 et en mai 1871 et en 1905 en Russie. Si l’on ne veut pas d’une nouvelle Semaine sanglante, il ne faut pas hésiter devant l’utilisation de la terreur, préventive s’il le faut et, en tout cas, impitoyable ».
La terreur rouge accompagne alors une politique économique et sociale extrêmement autoritaire, souvent désignée sous l’expression de « communisme de guerre ». La rectification viendra avec la NEP (nouvelle politique économique) lorsque : « une fois de plus, Lénine montre qu’il peut, selon les moments, se montrer d’une intransigeance doctrinaire maximale ou d’une extrême mobilité dans l’art de s’ajuster aux circonstances ». Mais, sur le plan idéologique, le mal est fait, au moins en partie : « Le communisme de guerre est devenu, aux yeux de la plupart des bolcheviks, non pas un choix conjoncturel lié à des circonstances exceptionnelles, mais la méthode par excellence de toute révolution ».
Concernant la prise en main du régime par Staline, on peut souscrire à la description qu’en donne R. Martelli et qui recoupe assez largement ce que des générations de « marxistes révolutionnaires » (4) ont puisé dans l’héritage de l’Opposition de gauche au stalinisme : « C’est une organisation nouvelle – 5 à 8 000 adhérents d’avant 1917 pour un million de membres en 1927 – étroitement liée aux structures de l’État et plus centralisée que jamais, qui est prise en main par Staline. Peu à peu, la direction effective est passée du Comité central au Bureau politique, puis au Secrétariat. Depuis 1923, ce Secrétariat et bientôt le Secrétaire général lui-même nomment les responsables locaux et régionaux et « font » les congrès qui élisent les organismes dirigeants. »
Pour autant, R. Martelli se distingue de cette tradition, notamment en ce qu’il réfute la thèse selon laquelle le stalinisme n’était pas seulement une rupture avec l’héritage de Lénine et de la direction bolchévique, mais a constitué en Union soviétique une véritable contre-révolution. C’est ainsi que s’il reconnaît que « la formule de la « contre-révolution stalinienne» a sa part de vérité, puisqu’une dynamique de mobilisation populaire et révolutionnaire est irrémédiablement cassée par l’arbitraire d’un État hiérarchique et despotique », c’est pour ajouter immédiatement : « Elle a l’avantage de dédouaner la révolution : ce n’est pas elle qui a produit les meurtres de masse, mais son contraire, la contre-révolution. Elle est pourtant éminemment contestable ».
Il y a deux volets dans l’argumentation de R. Martelli sur ce point : l’état des forces sociales en Union soviétique (au moment de l’avènement du stalinisme) et la dynamique de ce qu’il était convenu d’appeler « le mouvement communiste international ». Concernant spécifiquement l’URSS, il ne saurait y avoir de contre-révolution dans la mesure où tel n’est pas le projet de la couche bureaucratique sur laquelle s’appuie Staline : « quand le stalinisme se met en place, il n’y a pas de bureaucratie d’État, fondée sur la compétence et capable de se reproduire au point de constituer une classe. C’est bien plus tard, quand la « génération de fer » (1929-1939) s’est habituée au pouvoir et se lasse de l’inquiétante instabilité de la terreur permanente, que vient le temps du pouvoir d’une caste enfin stabilisée en nomenklatura ».
La nature de classe de la bureaucratie soviétique – et, partant de là, la nature de classe de la société soviétique – a fait l’objet de tellement d’innombrables débats récurrents au sein de la gauche antistalinienne que l’on se gardera bien de les reprendre ici ! Mais, quoique l’on puisse penser de telle ou telle thèse en particulier (5), on peut considérer que l’analyse en termes de classes, de pouvoir de classe, de révolution ou de contre révolution a quand même le mérite de mettre les forces sociales – et non les « idées » ou les « dérives politiques » – au centre de la dynamique historique. Sans trancher sur l’épineuse question de savoir si la bureaucratie était une caste, une classe ou encore une « classe non fondamentale », il paraît important de souligner que derrière les délires paranoïaques du régime stalinien, il y avait bien non seulement la perversion d’une pensée politique d’émancipation mais surtout la défense des intérêts matériels d’un groupe social. On se souvient d’ailleurs que, dès l’origine, à travers leur mot d’ordre « contre le koulak, le nepman, le bureaucrate » les tenants de l’Opposition de gauche cherchaient à identifier les intérêts sociaux à l’œuvre dans le processus de stalinisation de la société soviétique et de son état.
A l’inverse de l’analyse mise en avant par R. Martelli, si l’on peut reprocher des insuffisances ou des faiblesses à la « tradition marxiste révolutionnaire », ce serait plutôt de n’avoir pas été assez loin dans la mise en lumière de la dimension également sociale de la contre-révolution stalinienne et d’avoir ainsi parfois semblé limiter la perspective de renversement de la bureaucratie à une « révolution politique ». Comme si, fondamentalement, malgré des décennies de despotisme politique, le système économique et social était demeuré globalement sain… L’absence de toute mobilisation populaire en défense des « acquis sociaux » lors de l’effondrement du système stalinien ne plaide pas en faveur de la validation de cette thèse (6).
L’explication du caractère inexact de la thèse de la contre-révolution stalinienne par le mouvement communiste international est également assez déroutante : « Le stalinisme qui a dominé longtemps le mouvement communiste fut certes sanguinaire, mais il est une part intégrante de l’histoire communiste. On peut à bon droit juger qu’il en a contredit les valeurs, mais il l’a fait en ayant l’intime conviction que ses actes permettaient seuls de les perpétuer. S’il était à ce point contre-révolutionnaire, comment expliquer qu’il n’ait pas étouffé la fibre contestataire et populaire qui a nourri la plupart des partis communistes qui s’en sont réclamés ? C’est au travers d’un engagement stalinien qu’une grande part de l’action révolutionnaire s’est déployée massivement en France, en Italie ou en Espagne, en Chine, en Amérique latine ou au Vietnam ». Il est toujours difficile de sonder les cœurs et les âmes – « l’intime conviction » – et, en conséquence, impossible de savoir quelles étaient les intentions non des militants communistes mais des dirigeants des différents appareils staliniens qu’évoque ici R. Martelli. S’agissant, par exemple, de la France et du rôle du PCF au moment du Front populaire, l’extrême modération du PCF dans l’établissement du programme du Front populaire, puis son attitude décisive dans l’arrêt du mouvement de grèves (7) a pour motif principal de conforter une France (capitaliste) alliée de l’Union soviétique, pas d’y pousser la montée révolutionnaire. L’exemple espagnol est sans doute encore plus parlant, avec l’assassinat d’Andrés Nin, la destruction du POUM et la répression contre les anarchistes. On peut quand même raisonnablement penser, sans remettre en cause le comportement souvent héroïque des militants communistes, qu’il ne s’agissait pas là de moyens certes malavisés de perpétuer les valeurs de l’héritage communiste… Et, au-delà de sa tonalité forcément polémique, le terme de « contre-révolutionnaire » ne semble pas totalement incongru !
Pour autant, à cette occasion, R. Martelli éclaire bien une dimension particulière du stalinisme : « ce qui est proprement inédit, à l’échelle du mouvement ouvrier, est qu’un système social adossé à un État est devenu, en dehors du territoire soviétique, le pivot d’une culture de portée universelle. Modèle social en URSS, le stalinisme est partout ailleurs un modèle politique-culturel ». Combien de fois, en effet, avons-nous utilisé le terme de « bureaucrates staliniens » pour désigner indifféremment les appareils dirigeants des partis communistes des pays capitalistes et les appareils d’Etat de l’URSS et des pays satellites ? Cette imprécision – ou cette facilité – de la critique communiste de gauche du stalinisme ne reposait certes par sur rien : des analogies politiques et culturelles, des dynamiques de comportement semblaient bien faire des bureaucrates (staliniens) occidentaux des décalques des membres de la nomenklatura soviétique. Et, naturellement, ces analogies n’étaient pas une illusion d’optique mais bien le produit d’une histoire politique et d’une culture partagée. Pour autant, il y a un caractère un peu trompeur à mettre sur le même plan un groupe social exerçant vraiment le pouvoir car il disposait du pouvoir d’état et de ses organes de répression et, de l’autre côté, une couche qui était certes « bureaucratique » mais n’exerçait pas le pouvoir et qui était finalement analogue par bien des aspects aux bureaucraties syndicales ou aux appareils de type social-démocrate, dont elle réussit d’ailleurs largement pendant plusieurs décennies à occuper la place, par exemple dans les pays du sud de l’Europe.
En conclusion, il faut sérieusement prendre en considération la mise en garde de Roger Martelli lorsqu’il écrit : « En voulant préserver la révolution de toute tache, l’analyse de la « contre-révolution » risque de contourner des questions pourtant fondamentales. Comment tout ce qui s’est fait, au mépris des valeurs mêmes du communisme, a-t-il pu être conçu et réalisé par des communistes ? Comment tant de communistes ont-ils pu si longtemps ne pas le voir ou, pire parfois, l’accepter en en prenant connaissance ? Or, à ces questions, ne peut suffire l’imputation de contre-révolution. Comme ne peuvent suffire les formules affirmant que ce qui s’est fait pendant tant de décennies, en URSS ou ailleurs, « n’était pas du communisme ». Soyons honnêtes : le risque pointé par Martelli existe bien, comme en font régulièrement la démonstration diverses sectes (se réclamant parfois du « trotskisme ») dont la défense du « léninisme » relève souvent plus de la pensée religieuse que de la lucidité révolutionnaire. Le risque est effectivement alors de refuser de se confronter aux aspects les plus sombres du bolchévisme, lesquels furent présents y compris les premières années du pouvoir révolutionnaire. Mais, à l’inverse, s’y confronter n’implique aucune sous-estimation de la véritable rupture constituée par le stalinisme a constitué. Ce risque n’a rien d’inéluctable et, surtout, il ne découle pas inexorablement de l’analyse du stalinisme comme une « contre-révolution ». Ne serait-ce que parce que, dans cette optique, il faut tout de même expliquer… pourquoi c’est la « contre-révolution » qui l’a emporté !
François Coustal
Notes :
(1) Marina Garrisi explicite son travail dans « Un siècle après, pourquoi relire Lénine ? », interview publiée par le site Révolution Permanente.
https://www.revolutionpermanente.fr/Un-siecle-apres-pourquoi-relire-Lenine
(2) On peut trouver la vidéo de cette table ronde grâce au lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=tcsvnDg_SjM
(3) « La faute à Lénine ? », Roger Martelli, Editions du Croquant (mars 2024). La parution de l’ouvrage « sous forme papier » est prévue pour le 21 mars, mais il est déjà disponible sous forme numérique sur le site de l’éditeur.
https://editions-croquant.org/actualite-politique-et-sociale/962-la-faute-a-lenine-.html
(4) On peut aussi, si l’on préfère, utiliser le qualificatif de « trotskiste », même si l’analyse de gauche du stalinisme dépasse ce strict périmètre …
(5) Les lecteurs et lectrices intéressées peuvent trouver une recension de quelques-unes des thèses en présence dans l’ouvrage de Patrick Silberstein, « La revanche du chien enragé », Editions Syllepse (décembre 2021).
(6) A mon avis, cette absence de mobilisation en défense des « acquis » ne plaide pas non plus en faveur de la thèse des « états ouvriers », dégénérés ou déformés…
(7) On pense naturellement à la fameuse déclaration de Maurice Thorez : « Il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue. Il faut même savoir consentir au compromis si toutes les revendications n’ont pas encore été acceptées, mais si l’on a obtenu la victoire sur les plus essentielles et les plus importantes des revendications ». Sous l’apparence du bon sens – qui, en effet, voudrait poursuivre une grève… quand on a obtenu satisfaction ? – cette déclaration constituait surtout un argument d’autorité pour empêcher tout débat pour savoir ce qui, au vu du rapport de forces créé par la grève générale, était alors effectivement possible à la fois en termes de satisfaction des revendications et, au-delà, en termes de transformation sociale.