Ce texte est une réponse au texte de Janette Habel (ici).
L’article de Janette est sujet à discussion, tant sur la stratégie qu’elle propose aujourd’hui que sur l’analyse du sionisme, et même au-delà sur le judaïsme lui-même, ainsi que sur la situation actuelle.
La stratégie
La conclusion de son texte s’intitule « Quelle stratégie internationaliste ? ». On aurait pu s’attendre à ce qu’elle nous dise comment les palestiniens devraient agir dans la situation actuelle. En fait, dans ce passage, les palestiniens n’existent pas. La seule question qui compte à ses yeux est de savoir « Comment aider les masses israéliennes à contester les politiques de leurs dirigeants ? ». Son propos n’est donc pas de réfléchir à une stratégie pour les palestiniens face à un gouvernement d’extrême droite. À la lire, l’avenir des palestiniens ne dépendrait pas d’eux mais de l’éventuelle division du peuple israélien. Il faudrait donc, à la suivre, surtout ne rien faire qui puisse le choquer au risque de le voir se solidariser avec son gouvernement. Bref, c’est faire reposer l’avenir des colonisés sur la bonne volonté des colonisateurs.
Ainsi elle ne tire dans ce domaine aucun bilan de l’histoire passée ou récente. Il y a eu plus ou moins récemment deux grands mouvements de masse en Israël. Le premier en 2011, dit « le mouvement des tentes », dans la foulée d’Occupy Wall Street et des mobilisations des Indignés en Europe. Le second contre les réformes antidémocratiques de Netanyahou. Dans aucun de ces deux mouvements, la question palestinienne n’a été posée, même de façon minoritaire et jamais le processus de colonisation n’y a été contesté. Janette pointe à plusieurs reprises le fait que la société israélienne est hétérogène, divisée en classes et en proie à de profondes contradictions. C’est évident, mais ces contradictions sont surdéterminées par le fait que l’État d’Israël est issu d’un processus de colonisation (voir plus loin) qui rend très difficile (mais pas totalement impossible) une alliance entre un mouvement national palestinien même progressiste et une partie significative de la population israélienne.
Elle note à juste titre la droitisation de l’électorat israélien. Elle en rend responsables les attentats commis par les groupes armés palestiniens. C’est évidemment une explication qui contient une part de vérité. Mais n’oublions pas le fait que cette droitisation est surtout le produit des politiques des gouvernements israéliens successifs, et pas seulement de Netanyahou, qui ont depuis des décennies poursuivi le processus de colonisation, marginalisé et soumis l’Autorité palestinienne et ainsi vendu aux Israéliens le fait que la question palestinienne était en voie de résolution. Les accords d’Abraham sont venus confortés cette vision. La question palestinienne était en train de disparaître de la scène politique.
La droitisation de l’opinion publique israélienne repose fondamentalement sur l’idée que la question palestinienne avait été résolue. Dans cette perspective, il est intéressant de revenir sur la genèse des accords d’Oslo en 1993, auxquels Janette ne fait que très brièvement allusion. Les accords d’Oslo font suite à la première intifada qui commence fin 1987 et se termine en 1993. C’est cette révolte qui a obligé le gouvernement de l’époque de négocier avec l’OLP considérée pourtant comme une organisation terroriste avec laquelle tout contact était interdit. Une partie de l’élite au pouvoir a considéré avec Rabin qu’il fallait essayer de trouver un compromis alors même qu’en 1987 la première réaction de Rabin avait été de vouloir « briser les os » des Palestiniens révoltés. C’est dans cette situation que le mouvement de la paix en Israël a pu organiser de fortes mobilisations. En 1988, alors que l’intifada bat son plein, « La paix Maintenant » » organise une manifestation qui rassemble 100 000 personnes pour exiger des négociations avec l’OLP. C’est ainsi la révolte du peuple palestinien et l’échec d’Israël d’en venir à bout qui explique les accords d’Oslo.
Si évidemment une division de la société israélienne est nécessaire, il est vain de croire que cela passera par une attitude attentiste des Palestiniens. C’est au contraire en rendant la situation intenable pour le gouvernement israélien que les Palestiniens peuvent avoir une chance de transformer les rapports de forces. Reste à savoir comment, surtout après le 7 octobre.
L’analyse du sionisme
Janette indique à juste titre que les puissances occidentales avaient refusé à l’époque d’accueillir les juifs persécutés puis les survivants du génocide qui n’ont eu d’autres possibilité que d’aller en Palestine. Cependant le sionisme ne nait pas en réaction au génocide. Il s’agit d’un projet politique plus ancien dont le fondement repose sur l’idée que les juifs n’ont pas de place dans les pays où ils vivent. C’est en fait le même argument qui est développé par des antisémites pour se débarrasser des juifs. Le sionisme s’est appuyé sur l’antisémitisme avec qui il partage un point fondamental : les juifs sont un corps étranger aux nations dans lesquelles ils sont installés. Avant même donc que s’engage le processus de colonisation en Palestine, le sionisme le sionisme était de ce fait un mouvement réactionnaire et c’est assez logiquement qu’il fut combattu par le mouvement ouvrier, y compris le mouvement ouvrier juif, le Bund.
Sur la base de cette conception nait l’idée d’un « peuple juif » irréductible aux autres peuples. Il est dommage que Janette reprenne à plusieurs reprises cette notion. Shlomo Sand, historien israélien, a écrit un livre fondamental sur ce sujet « Comment le peuple juif fut inventé ». Je ne vais pas le résumer ici mais poser simplement une question : comment serait défini le peuple juif ? Par sa religion : une grande partie de celles et ceux qui se disent juifs ne sont pas religieux. Par sa culture : quoi de commun en les ashkénazes et les sépharades, sans même parler des falachas ? En fait, c’est toute la difficulté de savoir qui est juif. Reste la définition biologique – on est juif si sa mère est juive, etc. – et c’est celle qui a cours aujourd’hui en Israël à tel point que des chercheurs israéliens ont tenté d’isoler un « gène juif ». Il faut remarquer que cette définition est aussi celle des antisémites pour qui un juif même athée ou converti reste un juif.
En fait le seul point commun à tous les juifs, c’est l’intériorisation psychique de l’oppression et des persécutions vécues par les juifs au cours des siècles : c’est ce qui fait que des individus se considèrent comme juifs. Comme le disait Sartre, c’est l’antisémite qui fait le juif. Pour le dire encore plus clairement, je pense que la notion de « peuple juif » est une notion réactionnaire car elle suppose que les juifs n’appartiennent pas au peuple du pays dans lequel ils vivent mais à un peuple différent. La lutte contre l’antisémitisme ne passe pas par l’affirmation d’un peuple juif mais par une lutte dans les pays où ils sont avec les forces progressistes et en liaison avec toutes et tous les opprimés.
L’État d’Israël est né d’un processus de colonisation qui a abouti en 1948 à l’expulsion de près de 800 000 palestiniens, et il n’y a pas lieu de mettre des guillemets aux mots colonisés et colonisateurs ce qui semble en relativiser ou même en nier la réalité. Janette note que ce processus s’est effectué au début du XXe siècle par l’achat des terres. Certes, mais il faut cependant préciser que ces achats ont été faits auprès des grands propriétaires ottomans absentéistes et que, suite à cela, les paysans palestiniens ont été chassés. Au-delà, il est indéniable que ce fait colonial s’est transformé en fait national. Je suis d’accord avec Janette sur ce point. Il y a un fait national israélien. Le problème, comme l’avait déjà expliqué Nathan Weinstock dans son livre « Le Sionisme contre Israël », auquel pourtant Janette se réfère, c’est qu’il y a une contradiction entre l’existence du fait national israélien et le fait de vouloir faire d’Israël un État juif. Ou pour le dire autrement, l’État d’Israël est-il l’État des juifs du monde entier – loi du Retour de 1950 et loi sur la citoyenneté de 1952 – ou l’État des Israéliens ? Défendre l’existence de la nation israélienne n’implique pas que l’on doive défendre le fait qu’Israël doit être un État juif.
La situation actuelle
Les actes terroristes du 7 octobre peuvent-ils être qualifiés de pogrom ? Les mots ont un sens. Un pogrom est le massacre d’une communauté juive dans une situation d’oppression par les populations des alentours, massacre en général (mais pas toujours) encouragé par le pouvoir. Quoi que l’on puisse penser des massacres du 7 octobre, il ne s’agit pas de cela puisque ces actes ont été au contraire le fait d’une minorité opprimée (ce qui ne les justifie pas pour autant). Employer le mot « pogrom » pour qualifier les actes du 7 octobre c’est mettre l’accent sur l’aspect religieux du conflit et en occulter l’aspect politique. C’est d’ailleurs ce qu’affirme le gouvernement d’extrême droite israélien qui a tout intérêt à imposer cette lecture des évènements. Ce terme est d’autant plus problématique qu’ont été aussi tués ou amenés comme otages des gens qui n’étaient ni juifs ni israéliens.
Au-delà, cette question renvoie à l’appréciation du Hamas. Janette écrit que « aujourd’hui le conflit oppose le gouvernement Netanyahou, une puissance agressive et raciste à un mouvement islamique réactionnaire ». Non, le conflit oppose à Gaza et en Cisjordanie, le peuple palestinien au gouvernement actuel et aux gouvernements précédents d’un État menant depuis des décennies une politique coloniale d’oppression et de spoliation. Ces gouvernements ayant d’ailleurs été démocratiquement élus, on peut penser qu’une majorité de la population israélienne est d’accord avec les orientations mises en œuvre. Si les peuples ne doivent pas être assimilés à leurs gouvernements, on ne peut les exonérer totalement de leur responsabilité surtout si l’État est démocratique, ce qui est le cas en Israël au moins au niveau électoral.
Le projet du Hamas pour la Palestine est certes réactionnaire – une Palestine islamique – et le mode de gouvernement du Hamas à Gaza est particulièrement antidémocratique. Il ne s’agit donc pas, de soutenir inconditionnellement le Hamas mais de comprendre la place qu’il occupe aujourd’hui dans la population palestinienne. Même si on peut le regretter, le Hamas est aujourd’hui le mouvement qui conduit la résistance palestinienne. On peut certainement contester la façon dont il le fait, encore faut-il dire ce qu’il faudrait faire.
L’échec dramatique du processus d’Oslo montre que, même après avoir accepté un compromis qui cédait à l’État d’Israël 78 % de la Palestine historique, la colonisation a continué et la communauté internationale – en l’occurrence essentiellement les États-Unis – a refusé de faire la moindre pression sur Israël. La seconde intifada, qui dure de 2000 à 2005, s’est avérée incapable de renverser le cours des choses. La stratégie du Hamas a alors consisté à mener des attentats-suicides en espérant ainsi faire céder le gouvernement israélien et il faut noter que régulièrement ce mouvement a proposé une trêve aux gouvernements israéliens en échange de la fin de l’occupation. Cette stratégie a été un échec, même si elle a abouti en 2005 à l’évacuation de Gaza, non seulement parce qu’elle a favorisé la droitisation sécuritaire en Israël, mais aussi et surtout car ce pays a été soutenu envers et contre tout par les puissances occidentales. En 2006 le Hamas a remporté la majorité des sièges au parlement palestinien et a tenté de créer un autorité palestinienne unie acceptant la création d’un État palestinien sur la base des résolutions de l’ONU. Mais Israéliens et occidentaux ont refusé de reconnaitre le résultat des élections et ont encouragé la tentative du Fatah de reprendre le contrôle par les armes, ce qui a abouti à la division actuelle entre la Cisjordanie et Gaza.
La stratégie des gouvernements israéliens s’est alors développée sur quatre fronts : soumettre l’Autorité palestinienne ; poursuivre la colonisation ; isoler Gaza en laissant le Hamas gérer la survie de la population, la construction du mur parachevant cet isolement ; intervenir régulièrement militairement à Gaza pour contenir le Hamas (opérations « Pilier de défense » et « Bordure protectrice ») avec pour conséquences des milliers de morts civils. En 2018, les marches pacifiques contre le mur ont été brisées dans le sang par les snipers israéliens faisant des centaines de morts et des milliers de blessés. Enfin les élections prévues en 2021ont été annulées par l’Autorité palestinienne à la grande joie du gouvernement israélien qui n’en voulait surtout pas et les accords d’Abraham avec la normalisation des relations en cours avec l’Arabie saoudite finissaient d’enterrer la question palestinienne.
On ne peut expliquer l’action du Hamas le 7 octobre sans comprendre cette situation sans issue dans lequel le peuple palestinien est plongé. Le Hamas a réussi à bloquer le processus de normalisation avec les pays arabes et à reposer la question palestinienne sur la scène politique mondiale. Le prix à payer pour ce succès (momentané ?) est déjà et va être considérable tant sur le plan politique qu’humain.
Le débat sur la qualification du Hamas comme organisation terroriste a sur le fond assez peu sens. L’OLP avait été qualifiée d’organisation terroriste et son leader de « chef des terroristes » avant de recevoir le Prix Nobel de la Paix. Plus généralement, il n’y a aucun mouvement de libération nationale qui, à un moment donné de sa lutte, n’a pas employé des méthodes terroristes au vu du rapport de force dissymétrique avec la puissance coloniale, ce faisant ainsi traiter de terroriste. Mais pour Janette, l’État d’Israël ne semble pas être pas une puissance coloniale… S’il y a eu des attentats terroristes sur le sol d’Israël, c’est que les palestiniens considèrent à juste titre qu’ils en ont été expulsés. En fait qualifier le Hamas de terroriste n’a qu’une fonction, le rejeter en dehors de toute rationalité politique dans l’axe du mal pour pourvoir mieux l’éradiquer. Même Macron vient de comprendre que cette éradication était impossible !
Il va donc falloir faire avec le Hamas quelle que soit l’issue de l’intervention israélienne à Gaza dont l’objectif manifeste est une nouvelle expulsion des palestinien.nes. Même si le gouvernement israélien réussissait cette opération, il ne ferait que faire naitre une nouvelle génération de combattants encore plus dévorée par la haine. La seule solution raisonnable est un cessez-le-feu immédiat, la libération des otages, des prisonniers politiques palestiniens, une nouvelle autorité palestinienne issue d’élections libres et l’ouverture de négociations entre tous les acteurs – donc aussi avec le Hamas – sous contrôle de l’ONU, dans la perspective de deux États. Enfin on peut rêver…
Pierre Khalfa, le 6 décembre 2023.