Fondé par l’ancien ministre des finances grec Yanis Varoufakis, DIEM 25 se veut un « mouvement pan-européen des démocrates ». Son « Manifeste pour démocratiser l’Europe » se veut une critique sans concession de l’Union européenne actuelle, de son fonctionnement antidémocratique, de « l’escalade de l’autoritarisme » européen qui a suivi la crise de 2008 et de « l’abime de l’austérité compétitive ». Il analyse justement le fait que « la xénophobie envers les non-Européens suit la mort de la solidarité intra-européenne ». Dans cette situation, les européens seraient « déchirés entre les deux termes d’un faux choix : se replier dans le cocon de leur État-nation ou capituler et se rendre à la zone hors-démocratie de Bruxelles ». Face à cette alternative mortifère, DIEM 25 se fixe comme objectif de « démocratiser L’Europe » à l’horizon 2025.
Ce manifeste comporte donc nombre de points avec lesquels nous pouvons être d’accord. Reste quelques problèmes d’analyse, mais surtout un problème stratégie.
Du point de vue de l’analyse, le mode de fonctionnement de l’Union européenne n’est pas clarifié. Si le rôle des gouvernements nationaux est pointé, l’impression qui domine à la lecture du document est que la responsabilité essentielle de la situation actuelle revient à « la bureaucratie de Bruxelles ». S’il ne s’agit pas de nier son rôle néfaste, il faut bien comprendre que le pouvoir de décision appartient aux gouvernements. Ce sont eux qui rédigent et font ratifier les traités et aucune directive européenne ne peut être adoptée sans l’accord des gouvernements (à la majorité qualifiée ou à l’unanimité). Les gouvernements décident ensemble à Bruxelles des politiques économiques et sociales qu’ils vont mettre en œuvre dans leur pays respectif. Le cas de la Grèce l’illustre à merveille. C’est l’Eurogroupe, c’est-à-dire les ministres de l’économie et des finances de la zone euro, qui a géré les relations avec ce pays et non pas la Commission. En fait la seule réelle instance fédérale ayant un pouvoir de décision relativement indépendant des gouvernements est la BCE. On l’a bien vu lorsque cette dernière a décidé de mener une politique monétaire non conventionnelle contre l’avis d’un certain nombre de pays, dont l’Allemagne, ce qui, par ailleurs, montre l’inanité des discours sur « l’Europe Allemande ».
Au-delà de ce point, les différentes étapes de la construction européenne ne sont pas clairement indiquées, et notamment, fait essentiel, la rupture introduite par l’Acte unique de 1986 et le traité de Maastricht de 1992 qui crée l’Union européenne. Le manifeste peut ainsi écrire que « L’Union européenne a été une réussite exceptionnelle : en rassemblant pacifiquement des peuples européens de langues différentes, immergés dans des cultures différentes, elle a prouvé que nous pouvons créer une base commune de droits humains sur un continent qui a été, il n’y a pas si longtemps, le foyer des tueries du chauvinisme, du racisme et de la barbarie ». Ce constat pourrait valoir pour la Communauté économique européenne (CEE) créée en 1957, mais il ne vaut plus pour l’Union européenne.
Avec la mise en connexion de marchés essentiellement nationaux, la CEE voulait certes être une zone de libre-échange par la baisse régulière des droits de douane. Mais elle a vu, au moins jusqu’au milieu des années 1970, l’approfondissement de la construction de l’État social dans les pays de la communauté et la mise en œuvre un certain nombre de politiques européennes communes, comme par exemple dans l’énergie nucléaire, les transports ou l’agriculture. On peut certes en discuter les contenus, mais elles ne relèvent en rien de logiques néolibérales. De plus, des fonds structurels et de cohésion ont été mis en place afin de permettre aux nouveaux entrants de rattraper une partie de leur différentiel de développement.
La rupture introduite par l’Acte Unique et les traités suivants change radicalement la situation. L’objectif est de mettre en place un marché unique des marchandises, des capitaux et des services. À une cohabitation de marchés nationaux doit se substituer un marché européen unifié, avec l’ouverture à la concurrence à l’intérieur de l’Union européenne comme axe principal de construction. S’appliquant à une Union devenue hétérogène, précédé par un tournant néolibéral dans la plupart des pays européens – en France c’est le tournant de la rigueur de 1983 – l’Acte unique peut être considéré comme la réponse européenne aux transformations du capitalisme. Celui-ci, essentiellement national dans les années 1950, s’est mué en un capitalisme en voie de globalisation. La création d’un marché intérieur unifié renvoie donc à des transformations profondes du capitalisme. C’est à partir de cette époque que les dispositions libérales du traité de Rome prennent tout leur sens. Le droit de la concurrence, inscrit au cœur des traités, devient le droit à partir duquel les élites néolibérales, hégémoniques au sein des institutions nationales et européennes, façonnent l’Union.
Ces imprécisions ou divergences notées, le problème principal de ce manifeste réside dans une stratégie illusoire ou plutôt une absence de stratégie si on conçoit celle-ci comme la mise en œuvre de moyens pour obtenir un objectif. Notons-en tout d’abord le titre : « L’Union européenne va se démocratiser. Ou elle va se désintégrer ». Titre curieux, car on aurait pu s’attendre plutôt à « L’Union européenne doit se démocratiser » que « va se démocratiser ». Au-delà, le manifeste fixe une orientation qui se décline en trois temps :
– « Immédiatement : la transparence complète de la prise de décision » dans les instances européennes. Cette demande est évidemment restée lettre morte.
– « Dans les douze mois : Une offensive contre la crise économique en cours, en utilisant les institutions existantes et dans le cadre des traités européens existants » et de citer la dette publique, les banques, l’insuffisance de l’investissement, et la montée de la pauvreté comme problèmes à résoudre. Ainsi DIEM25 pense que les « institutions existantes » vont brusquement découvrir la nécessité de donner des réponses progressistes à ces problèmes, et en plus dans le cadre de traités qui sont configurés pour appliquer des politiques néolibérales. On touche là à l’absurde. Le manifeste parle d’une « réinterprétation créatrice des chartes et traités existants ». Pour que cette créativité puisse être acceptée, il faudra l’accord de tous les pays européens. Comment DIEM25 va-t-il s’y prendre pour l’obtenir ? Yanis Varoufakis avait tenté de convaincre l’Eurogroupe de faire preuve d’une telle créativité concernant la Grèce. On connait le résultat. Pire, le manifeste indique explicitement que les gouvernements nationaux n’ont pas les moyens d’agir sur les problèmes évoqués (la dette publique, les banques, l’insuffisance de l’investissement, et la montée de la pauvreté). C’est se désarmer par avance et une fois de plus ne pas tirer le bilan de la Grèce en refusant qu’un éventuel gouvernement de gauche puisse prendre des mesures unilatérales sur ces terrains.
– « Dans les deux ans : une Assemblée constituante (…) composée de représentants élus sur des listes transnationales ». En soi, l’idée peut se défendre. Un projet de refondation de l’Europe devra passer, à un moment donné, par une perspective de ce type. En faire un thème propagandiste peut se concevoir. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici puisque cette perspective est avancée à l’horizon de deux ans et que la mise en œuvre des décisions de cette Assemblée constituante est prévue pour 2025. C’est prendre ses désirs pour des réalités. DIEM25 fait comme si ce mouvement dirigeait l’Union européenne…
La rhétorique semble d’ailleurs faire office de stratégie quand le manifeste affirme sans craindre le ridicule : « Nous, les peuples d’Europe, avons décidé de reprendre le contrôle de notre Europe aux technocrates irresponsables et aux institutions opaques ». Point positif cependant, l’idée avancée de « forger un programme commun (…) en vue d’une coalition paneuropéenne pour démocratiser l’Europe ». C’est le seul élément d’orientation pratique qui est avancé.
Le manifeste de DIEM25 a donc un caractère essentiellement incantatoire. C’est probablement la loi du genre. DIEM25 a le mérite, face à la tentation souverainiste, d’affirmer haut et fort la nécessité de l’Europe et le destin commun de ses peuples. Nous pouvons nous retrouver sur ce terrain. Mais à faire l’impasse sur les questions stratégiques, on se condamne à l’impuissance ou pire à des défaites certaines.
Pierre Khalfa – juillet 2018