A 87 ans, Monseigneur Jacques Gaillot vient de mourir. Pour lui rendre hommage, la Conférence des Evêques de France vient de déclarer : « Au delà de certaines prises de position qui ont pu diviser, nous nous rappelons qu’il a surtout gardé le souci des plus pauvres et des périphéries ». Passons charitablement sur les « périphéries »… Mais il est vrai que sur nombre de sujets dits « de société » – notamment la reconnaissance du divorce, le mariage des prêtres, le recours au préservatif pour combattre le développement du sida, l’ordination des femmes ou encore les droits des homosexuels – Mgr Gaillot exprimait des opinions progressistes et, par là-même, absolument contraires aux dogmes maintenus de l’Eglise catholique. Ses prises de position publiques voire médiatiques étaient d’ailleurs ressenties par l’appareil clérical comme autant de provocations. Jusqu’à la sanction : en 1995, le Vatican lui retire sa charge d’évêque d’Evreux. L’imagination cléricale étant apparemment sans limite, il est alors nommé à titre honorifique évêque « in partibus » du diocèse de Partenia. Un diocèse théoriquement situé en Mauritanie mais, en réalité, un diocèse purement fantôme dans la mesure où il n’y a plus là-bas ni églises ni catholiques… depuis des siècles ! Désormais évêque sans diocèse, Mgr Gaillot fera donc de Partenia le symbole de la lutte des « sans ».
En fait, au-delà de ses caractéristiques personnelles, les interventions de Mgr Gaillot s’inscrivaient dans un moment très spécifique de l’histoire de l’Eglise catholique où, dans la foulée du concile Vatican II (1962-1965), les luttes de libération et les combats sociaux avaient réussi à s’y frayer un chemin : le mouvement d’établissement des prêtres ouvriers, « l’option préférentielle pour les pauvres » à l’origine de la théologie de la libération, l’investissement de nombreux militants et militantes de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) et de l’Action Catholique Ouvrière (AOC) dans le syndicalisme ouvrier (CGT et CFDT), l’engagement des chrétiens dans le soutien aux luttes de libération nationale (Algérie, Vietnam), la radicalisation politique à gauche des « chrétiens progressistes » avec, notamment, la création et le développement du Parti Socialiste Unifié (PSU), etc. Mais ce moment très spécifique fut également de relativement courte durée (à l’échelle de l’histoire de l’Eglise). Même sanctionné, Mgr Gaillot est resté fidèle à sa manière à cette Eglise, sans pour autant renier ou même affadir ses convictions. Mais sans non plus y peser, même de façon minime. Car depuis l’Eglise a, quant à elle, connu un cours de plus en plus réactionnaire, son dernier exploit notable étant l’appui officiel et résolu de la hiérarchie catholique aux homophobes de la Manif pour tous…
Mais, plutôt que de soulever (sans véritables compétences en la matière !) d’improbables débats théologiques, les militants et les militantes du mouvement social et de la gauche radicale peuvent, pour lui rendre hommage, retracer quelques épisodes de la vie de cet évêque quand même un peu particulier. En fait, cet exercice revient assez largement à évoquer quelques-uns des évènements principaux ayant scandé le développement des mouvements sociaux les plus divers, au cours de la dernière décennie du XX° siècle et de la première décennie du XXI° siècle. Car celui que l’on a parfois appelé « l’évêque des sans » – « sans » comme sans papiers ou sans logis – a rarement manqué une occasion de mettre son statut et sa notoriété au service les luttes des secteurs populaires les plus exploités et les plus discriminés.
Quelques dates reviennent forcément en mémoire, à commencer par l’année 1989. Sous l’impulsion de la gauche radicale – en l’occurrence, la Ligue Communiste Révolutionnaire – un collectif se met en place pour organiser début juillet un contre-sommet à l’occasion des cérémonies officielles de commémoration du Bicentenaire de la Révolution Française. Sous le slogan « dette, apartheid, colonies, ça suffat comme ci ! », le contre-sommet veut rendre aux exclus la place qui leur revient en assumant l’héritage des sans-culottes : manifestation de dénonciation du sommet des riches, de la dette qui écrase les peuples, de l’apartheid en Afrique du Sud et de l’existence des dernières colonies (notamment françaises). Parmi les initiatives du contre-sommet, il y a un grand concert place de la Bastille (avec le chanteur Renaud, la Mano Negra, ainsi que le chanteur sud-africain anti-apartheid Johnny Clegg) et une manifestation. Mais aussi une conférence de presse regroupant les principales personnalités qui soutiennent la campagne : Alain Krivine, l’écrivain Gilles Perrault, Catherine Sinet, Jack Ralite (ancien ministre communiste), Georges Wolinski (assassiné en janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo), les dessinateurs Loup et Siné, l’emblématique dirigeant de la Révolution des Œillets Otelo de Carvalho, des représentants syndicaux de la CGT, de la CFDT et de la FEN. Ainsi que Mgr Gaillot…
L’invasion du Koweit par les armées du dictateur irakien Saddam Hussein en août 1990 va servir de prétexte à la constitution d’une vaste coalition impérialiste (35 états) sous l’égide des Etats-Unis avec, notamment, la participation du Royaume-Uni et de la France. En janvier 1991, cette coalition débouchera sur l’opération « bouclier du désert », c’est à-dire l’invasion de l’Irak. A l’automne 1990, de nombreuses initiatives sont prises au sein de la gauche française pour s’opposer à la guerre qui vient. C’est notamment le cas d’un manifeste intitulé « appel des 75 contre la guerre du Golfe » et qui exige « le retrait de toutes les troupes françaises, américaines et britanniques ». Parmi les principales personnalités signataires de l’appel, on retrouve Mgr Gaillot, aux côtés de Gilles Perrault, de René Dumont, du journaliste Denis Langlois et de l’auteur Thierry Jonquet. L’appel sera à l’initiative d’une manifestation unitaire d’ampleur en janvier 1991, quelques jours avant le déclenchement de l’invasion. Le slogan le plus repris – « quelle connerie la guerre » – est une référence au poème « Barbara » de Jacques Prévert.
En 1994, Mgr Gaillot s’engage aux côtés des sans logis (et des mal logés) à l’occasion de l’occupation d’un immeuble situé rue du Dragon, dans le VI° arrondissement. Cette occupation qui, par définition, transgresse la légalité couramment admise, va permettre une visibilité accrue des questions du mal logement et médiatiser considérablement l’association « Droit au logement » (animée notamment par Jean-Claude Amara). Dans la foulée, va naître une nouvelle association qui vise à faire converger les luttes des sans : « Droits Devant !! ». Parmi ses fondateurs, on retrouve le professeur Albert Jacquard, le chanteur Jacques Higelin, Léon Schwartzenberg et Mgr Galliot.
En août 1995, Mgr Gaillot « récidive » dans le militantisme en faveur de la paix et pour le désarmement : il embarque sur le Rainbow Warrior, un bateau affrété par Greenpeace pour dénoncer la décision du gouvernement français de reprendre une campagne d’essais nucléaires militaires dans le Pacifique.
En 1996, la défense des sans papiers contre les persécutions du gouvernement (Alain Juppé) constitue un nouveau terrain d’engagement : avec le professeur Léon Schwartzenberg, Mgr Gaillot organise « l’occupation » par plusieurs centaines de sans papiers africains de l’église Saint-Bernard, dans l’est parisien, afin d’attirer l’attention sur leur situation et exiger leur régularisation. En réalité, cette « occupation » avait été assez largement négociée avec le curé de la paroisse (et même l’archevêché). Elle se passe donc bien jusqu’à ce que le gouvernement décide l’expulsion, offrant ainsi au monde stupéfait cette image effarante d’un membre des « forces de l’ordre » fracassant à coups de hache la porte de l’église… Parmi les personnalités qui se relayaient pour accompagner les sans papiers et se retrouvent immédiatement dans les rues du XI° arrondissement pour manifester, on retrouve à nouveau Alain Krivine, Stéphane Hessel, Léon Schwartzenberg, Ariane Mnouchkine, Emmanuelle Béart. Et, bien sûr, Jacques Gaillot.
Les initiatives et prises de positions que l’on vient de faire revivre remontent, pour la plupart d’entre elles, aux décennies qui ont vu l’éclosion et le développement des « mouvements sociaux ». Mais on peut aussi rappeler que, malgré l’âge, Jacques Gaillot n’avait en rien renoncé au combat : on le retrouve ainsi parmi les signataires des marches contre l’austérité organisées par le Front de Gauche au milieu des années 2010 ou encore, beaucoup plus récemment, au printemps 2022, en soutien au campement organisé place de la Bastille par le DAL.
En conclusion, ajoutons que Mgr Gaillot n’a pas limité ses engagements au seul terrain de ce qu’il est convenu d’appeler les « mouvements sociaux » : il s’est parfois aventuré courageusement sur le terrain proprement politique, voire partidaire. Ainsi, au printemps 2002, aux côtés du journaliste Daniel Mermet, de l’écrivain Dan Franck ou encore du cinéaste Ken Loach, Jacques Gaillot faisait partie des personnalités – à vrai dire assez rares, mais de qualité ! – à soutenir un tout nouveau candidat à l’élection présidentielle, Olivier Besancenot…
Jacques Gaillot, « évêque des sans » : presente !
François Coustal