« Bien qu’il soit pratiquement sûr que l’évolution a créé la morale pour des raisons internes au groupe, sans grand souci de l’humanité en général, cette situation n’est pas nécessairement incontournable ».
Frans de Waal, Le bonobo, Dieu et nous.
Une anecdote personnelle pour commencer. Mes voisins (elle, franco-algérienne, lui franco-français, tous les deux adhérents de la CGT) nous invitent à la fête de mariage de son fils à elle (réussite brillante dans la préfectorale, la mariée est franco-française). Fête prévue sur le mode des traditions algériennes. Grande surprise, mon épouse et moi-même sommes les seuls « natifs » invités dans le voisinage. À la question « pourquoi ? », la réponse est : « on ne voulait pas de réflexions ». Sous-entendu, désobligeantes. Et plus précisément, racistes.
Un pan de ciel tombe sur la tête. Cela signifie que cette famille (plus « intégrée », c’est difficile) traduit une longue et épuisante expérience du regard de l’entourage au point de laisser soigneusement ce dernier à l’écart. Bien au-delà des votants RN patentés. Et cela sans que je m’en doute un seul instant. De là il découle au moins deux conclusions. L’une concerne la puissance du rejet raciste. Ou du moins supposé tel. Après tout, peut-être tout ceci est-il exagéré ? Mais alors vient l’autre conclusion, indispensable. C’est le regard de celui qui subit l’oppression qui compte en définitive, et qui ne peut être pleinement vécu que si on la subit, même si on peut la « comprendre » de l’extérieur.
L’intersectionnalité (concept avancé par Kimberlé Crenshaw à la fin des années 1980) aborde et généralise ces conclusions. Initialement il s’agissait d’introduire la modulation du féminisme par « la race » (le « black feminism »). L’oppression ne peut guère se dire au singulier. Elle a plusieurs facettes qui s’entrecroisent, se modulent réciproquement, évoluent au cours du temps. Comme c’est classique en sciences humaines, on a toujours tendance à minimiser la portée d’un concept nouveau (sur le mode de la prose de Monsieur Jourdain), alors que nommer la chose la fait comme surgir de la réalité et conduit à un travail profond du concept. C’est donc bien un apport important. On savait déjà que l’opprimé pouvait être oppresseur (selon les mots d’Engels par exemple, « Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat »). Mais ici la question prend une ampleur nouvelle, sans limite a priori en fait. C’est ainsi que des oppressions nouvelles (nouvelles aux yeux du tout venant, oppresseur conscient ou de fait) viennent à l’agenda social. Avant de discuter du concept, il faut donc en saluer la pertinence. Surtout quand des mises en cause, touchant presque à de la censure, se produisent à son sujet dans le domaine académique.
Mais s’il permet de poser avec plus d’ampleur des questions qu’il traite, le concept en lui-même ne donne pas toujours une réponse claire à une série de préoccupations. Jusqu’où vont les domaines en jeu dans l’intersection ? Existe-t-il une combinaison stable des oppressions croisées ? Dans quelle mesure celle-ci, si elle existe, peut-elle ouvrir la voie à la recherche d’une émancipation générale ? Ou même seulement pour la combinaison repérée, voire pour chacune des oppressions constitutives ? Constatation doit être faite que seule une partie des auteurs-trices qui travaillent ce champ trouvent même une quelconque légitimité à ce questionnement. Et que pour la partie qui le fait, les réponses semblent encore à construire.
1. Vers l’individu
Si on pousse le modèle à la limite, il est facile de saisir que la dynamique de prise en compte d’un nombre potentiellement infini d’oppressions finit par ne plus faire subsister qu’une fabrication idiosyncratique de chaque individu. C’est un point à garder en tête, mais que je ne développe pas ici, l’ayant fait en partie déjà dans cette même publication [1]. J’y soutiens l’idée que la question : « qui est vraiment cette personne ? » n’appelle pas une réponse claire et définitive, tant le jeu est mouvant entre toutes les déterminations sociales qui l’ont constituée au cours de son histoire propre, et que, de plus, il convient de saisir dans quel contexte ces déterminations sont conduites à s’exprimer. Il en découle une position fondamentalement anti essentialiste. Mais alors le risque est grand que tout combat collectif concernant une des oppressions ou même un groupe d’entre elles soit retoqué en son principe. Crenshaw elle-même soulignait la crainte de voir un tel anti essentialisme de principe annuler la possibilité d’expression de revendications portées par des groupes donnés sur la base d’une « identité » revendiquée (femme ou noire par exemple, ou l’intersection des deux). Cela peut aller jusqu’au concept « d’essentialisme stratégique » porté par Gayatri Spivak pour affirmer un combat collectif face aux positions hégémoniques dominantes. Lesquelles miseraient sur l’invisibilisation des groupes concernés et sur leur émiettement. Ainsi, on passe par exemple d’une ségrégation légalement basée sur la couleur de la peau, à son abolition. Posant que tous les humains sont égaux, ce qui est un progrès incontestable. Mais dans un monde où analyses et politiques sont « color blind » (aveugles à la couleur) on peut passer à la délégitimation de la lutte contre le racisme. Qui persiste pourtant, incrusté dans les institutions et les pratiques (voir dans cette même publication, Johsua [2])
Mais, si on peut comprendre la préoccupation, s’ouvrent alors deux grandes questions pour qui postule à réfléchir à une émancipation généralisée. Comment une telle essentialisation de communautés, fût-elle choisie et non juste supposée, fait-elle sa place aux individus ? Se rappeler ici la phrase de Marx dans le Manifeste, se proposant de penser une société où le « libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Et une autre question que je vais traiter plus longuement ici. Si on choisit cette « essentialisation stratégique », est-il prévu qu’on en sorte à un moment donné ? Où ceci signifie t-il que seuls l’incommunicabilité et le combat sont envisageables entre groupes ainsi essentialisés ? Question qui nous amène tout droit à celle du partage possible de communes valeurs universelles.
2. De la morale universelle
La génération précédente qui s’est occupée de combinaison des oppressions a multiplié les références explicites sur ce thème. C’est bien d’un combat pour refonder l’universalité qu’il s’agissait à leurs yeux, jamais pour en réfuter la nécessité.
Aimé Césaire par exemple. « Nous n’avons jamais conçu notre singularité [la négritude] comme l’opposé et l’antithèse de l’universalité. Il nous paraissait très important, en tout cas pour moi, de poursuivre la recherche de l’identité. Et, en même temps, de refuser un nationalisme étroit. Notre souci a toujours été un souci humaniste et nous l’avons voulu enraciné. Nous enraciner et en même temps communiquer… Pour être universel, nous disait-on en Occident, il fallait commencer par nier que l’on est nègre. Au contraire, je me disais : « plus on est nègre, plus on sera universel. » C’était un renversement. Ce n’était pas le : ou bien, ou bien. C’était un effort de réconciliation. Une identité, mais une identité réconciliée avec l’universel. Chez moi, il n’y a jamais d’emprisonnement dans une identité.
L’identité est enracinement. Mais c’est aussi passage. Passage universel [3] ».
Et encore Fanon, dans « Peaux noires masques blancs », « Nous estimons qu’un individu doit tendre à assumer l’universalisme inhérent à la condition humaine »
Ou encore Luther King, « Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots ».
Il n’est pas très difficile de saisir que l’appel aux « valeurs universelles » est toujours chargé d’ambiguïté. Comment les rapports multiples de domination pourraient-ils miraculeusement s’effacer lors de cette définition ? Il suffit de se souvenir que la proclamation des Droits de l’homme et du citoyen lors de la Grande Révolution se combinait (presque) sans aucune difficulté avec l’exclusion de ces mêmes droits pour les femmes (et les esclaves). Donc de la citoyenneté et au fond, de l’humain lui-même au moins en partie. Mais il n’en découle nullement que soit invalidé le combat pour l’universalisation de droits et de valeurs partagés, redéfinis encore et encore par l’apport de toutes les résistances. C’est ce que nous rappelait Daniel Bensaïd : « L’universalisme abstrait – ou « l’impérialisme de l’universel » – imputé à la République a servi de masque commode à l’oppression, de classe, de genre, de race. Il revêt aujourd’hui la forme insidieuse d’un cosmopolitisme marchand détournant à son profit les aspirations généreuses à un monde « sans frontières ». Mais la critique de cet universalisme, si légitime et nécessaire soit-elle, ne doit pas signifier un renoncement à ce qui transforme l’universalité biologique de l’espèce humaine en universalité (sans uniformité) sociale et politique effectives.
La déclaration universelle des droits, si elle n’instaure pas une égalité et une solidarité réelles, met néanmoins en branle ce qu’Abdellali Hajjat appelle des « universalisables » sur lesquels ont pu s’appuyer les luttes des opprimés pour l’égalité des droits, d’Olympe de Gouges à Alexandra Kollontaï, de Toussaint Louverture à Malcolm X. Il existe des différences historiques d’us et de coutumes, mais on ne saurait renoncer en leur nom à des valeurs devenues communes au fil de combats acharnés, et les réduire à de simples différences de goûts et de couleurs. Quelles que soient les latitudes, l’esclavage est un crime, que nulle coutume culturelle ne saurait justifier ; de même, la lutte contre l’oppression des femmes n’est pas négociable au nom des traditions religieuses. [4] ». Et de rappeler la très belle image utilisée par Édouard Glissant, celle d’une nouvelle alliance entre « la pensée continentale qui dévoile en diasporas les splendeurs de l’Un » et « la pensée archipélique où se concentre l’infinie variation de la diversité » [5].
Si cet horizon d’universalisation est rejeté, alors il ne reste plus que la fascination de l’émiettement, caractéristique des postmodernes. Il ne s’agit pas là seulement d’un débat théorique, mais au contraire d’une question dont, comme le rappelait Bensaïd, les implications politiques sont immédiates. Prenons par exemple celle qui concerne les antiracistes, qui selon certains, devraient être divisés entre « moraux » et « politiques ». Aux premiers l’aveuglement devant la puissance d’effets de système, aux seconds le refus de s’en laisser compter devant les seuls combats « moraux » (regroupant sous ce vocable tout ce qui relève de la bataille pour inlassablement convaincre idéologiquement que « nous sommes tous égaux », et qu’il faut « vivre ensemble »). La tentation est alors forte, non d’ajouter la dimension systémique et structurelle du racisme à ce combat « moral » pour parvenir à un antiracisme qui aille à la racine, mais de faire de cet antiracisme « moral » l’ennemi réel, celui qui donne bonne conscience et empêche de s’en prendre aux structures.
Inévitablement, cela suppose alors que le combat « moral » est considéré comme déjà gagné une fois pour toutes. Et que s’en préoccuper ne sert que de prétexte à fuir les combats nécessaires. Mais gagné il ne l’est pas, loin de là !
Le primatologue De Waal nous le rappelle brutalement avec la citation posée en exergue. Étendre au-delà d’un cercle identitaire donné les solidarités « morales » n’est pas une donnée de nature, mais de combat. Lequel peut se perdre ou régresser à toute vitesse. Comme le rappelait Simone De Beauvoir, « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant ». Si on le prend dans un sens gramscien, une société où le « bon sens » est celui qui proclame l’inégalité en principe n’est pas la même que celle où « le bon sens » est orienté vers cette égalité. Et donc, les combats possibles sont différents aussi, tant les rapports de force y sont opposés. Certes, le principe imposé, encore faut-il qu’il soit traduit dans la réalité. Mais ce combat, difficile quoi qu’il en soit, le serait incomparablement plus si « le bon sens » n’était pas bien orienté. On reste saisi de l’aveuglement de tant de secteurs qui ne voient pas (ou peu, ou plus) combien la pente est donnée de par le monde, pour que le « bon sens » se retourne, avec les Trump et les Modi, de Orban et Salvini en Bolsonaro et Le Pen.
C’est donc une question ouverte. L’intersectionnalité peut-elle se contenter d’elle-même ou doit-elle aussi garder ouverte la porte vers une redéfinition constante de l’universalisable ?
3. Hiérarchie ?
Que le marxisme de Marx considère que la lutte des classes soit « déterminante en dernière instance » ne fait pas de doute. Mais déjà cette « détermination » joue chez lui à travers de multiples médiations spécifiques qui n’ont aucun caractère de conséquences mécaniques et tout d’une épaisseur historique. De plus la lutte des classes dont il est question ne se réduit jamais au seul plan « économique ». Et non seulement il y a nombre de marxismes qui se sont détachés de la rigidité mécaniste, mais encore faut-il savoir de quoi on parle exactement. Dans une formule qui eut son heure de gloire (mais que les critiques pressés du marxisme ne discutent même pas), Althusser, dans Pour Marx, dit clairement que « l’heure solitaire de la dernière instance ne sonne jamais ». Et, quand il s’agit de parler révolution, voilà ce qu’en disait Lénine (Lettres de loin) : « Si la révolution a triomphé si vite et – en apparence, pour qui se contente d’un coup d’œil superficiel – d’une manière si radicale, c’est uniquement parce que, en raison d’une situation historique d’une extrême originalité, des courants absolument différents, des intérêts de classe absolument hétérogènes, des tendances politiques et sociales absolument opposées se sont fondus avec une « cohésion » remarquable ».
Certes, il faut impérativement garder en tête ce que nous dit la féministe Nancy Frazer contre : « la tendance à simplifier considérablement et à figer les identités collectives. Ce « problème » renvoie au faisceau de pratiques et d’institutions qui encouragent le séparatisme, l’intolérance et le chauvinisme, le maintien de structures patriarcales et l’autoritarisme. Il faut de ce fait repenser l’idée-même d’émancipation. Elle ne saurait être simplement désaliénation des rapports sociaux capitalistes [6] »..
Déjà, si on prend l’individu comme mesure – suivant en cela… Marx lui-même affirmant que « l’histoire sociale des hommes n’est jamais que l’histoire de leur développement individuel » – ce qu’une perspective vraiment émancipatrice doit inévitablement faire, alors la seule « hiérarchie » qui vaille est celle que la personne se construit au cours de sa vie, hiérarchie changeante par ailleurs. Qui mieux que la personne peut mesurer la souffrance ressentie et sa nature, comme la résistance correspondante ? De plus (c’est ce qu’on lit dans la citation de Lénine ci-dessus), le contexte d’expression des oppressions et des résistances est décisif pour pousser l’une d’entre elle sur le devant, sans que jamais (c’est ce que nous dit la perspective de l’intersectionnalité) les autres ne disparaissent. Décider, comme certains nous y invitent, y compris à gauche, d’une hiérarchie prédéfinie, par-dessus les individus eux-mêmes et valable hors de tout contexte, c’est à coup sûr plaquer une idéologie sur la réalité.
Mais Lénine nous dit aussi (comme nous l’enseigne également l’expérience historique et de manière indubitable) que, dans certains contextes, les déterminations « se fondent » malgré une incontestable hétérogénéité. Ce point fait frémir nombre de critiques, qui y voient le retour de « la totalité » hégélienne honnie. Pourtant, l’intersectionnalité n’a de véritable sens que si elle pose comme défi, théorique et pratique, non pas la seule addition des oppressions, leur juxtaposition, mais leur combinaison. Et donc la formation d’une « totalité », contradictoire, transitoire et en contexte, mais totalité quoi qu’on en ait. Sinon, à la fascination de l’émiettement postmoderne s’ajoute l’interdit majeur quant à la recherche d’une unification stratégique pour trouver, éventuellement, la voie d’une émancipation collective. Car, dit-on, réfléchir ainsi serait le début du totalitarisme !
Pourtant, que la mise en cause de ces rapports sociaux capitalistes (en lien avec une perspective écosocialiste, point majeur que je ne traite pas ici) ne soit pas suffisante, comme nous le dit Frazer, ne veut pas dire qu’elle ne soit pas nécessaire.
Désormais, ce débat a quitté la sphère académique et purement théorique. La victoire de Trump aux USA est aussi un séisme pour celles et ceux qui ont cru pouvoir échapper à la recherche de ladite combinaison, avec la lutte des classes occupant une place majeure. Judith Butler, une de celles parmi les plus connues qui a toute sa vie interrogé justement ces questions d’oppressions croisées, a ainsi déclaré : « pourquoi personne n’a pu prévoir le résultat…comment nous en sommes arrivés à restreindre notre champ de vision d’une manière telle que nous n’avons pas vu venir ce qui finalement est arrivé. Maintenant il nous faut envisager sérieusement la création d’un parti socialiste aux États-Unis… Black Lives Matter a mis en évidence l’ampleur de la souffrance sociale contemporaine. Nous devons maintenant essayer de comprendre comment ces mêmes dysfonctionnements poussent – et ils l’ont fait – dans le sens de politiques réactionnaires qui vont jusqu’à entrer en contradiction avec les principes constitutionnels les plus importants. Nous devons donc changer notre comportement et en finir avec notre propre isolement dans la gauche, pour que nous ne soyons plus pris par surprise à l’avenir. Nous autres, les minorités sexuelles, de genres et de races, nous serons parmi les plus vulnérables à l’action de ce pouvoir de police renforcé. Il faudra nous organiser et lutter de toutes nos forces [7] ». Angela Davis nous le disait dès 1975, et les choses n’ont pas changé : « Pour détruire les racines du racisme il faut renverser tout le système capitaliste »
Nul besoin pour la suivre de sacrifier à une hypothétique « dernière instance ». Juste chercher à comprendre comment les oppressions s’interpénètrent. Et se constituent aussi en partie par cette interaction. Et comment le capitalisme (sans doute le seul mode social de production connu à avoir de tels effets), lui, agit sur toutes les autres déterminations sans exception. Mais, (c’est le sens de la référence socialiste chez Butler) sans sa destruction, il sera difficile de trouver une porte de sortie vers cette émancipation, même profondément repensée. Sauf qu’il ne faudrait pas que « la hiérarchie » revienne par la porte à cette occasion. S’il est un passage obligé, l’anticapitalisme ne solutionne pas toutes les questions. Il permet (peut-être) de faciliter leur abord. Surtout la combinaison des luttes n’est pas une question pour un avenir lointain. On peut, il me semble, généraliser à ce propos les réflexions anciennes qui ont marqué le mouvement socialiste et communiste à propos de la question nationale. La prendre à bras le corps a fini, pour une partie conséquente de ce mouvement, par être une condition du combat général. C’est une conclusion dont on peut aisément se persuader si on prend l’exemple de l’antiracisme. Aucune émancipation générale ne peut même se concevoir avec un prolétariat et un peuple divisés par le racisme. Et si la lutte commune unit, le combat permanent contre ce qui divise est à la fois une condition d’amélioration de la situation faite à la partie qui subit le racisme et un élément facilitateur (parfois décisif) de la lutte commune elle-même. On peut conduire le même raisonnement pour la lutte contre l’oppression de genre. Certes, ne pas faire preuve ici de naïveté, c’est le grand apport aussi du concept d’intersectionnalité. Tout ceci n’est pas juste affaire de bonne volonté, mais aussi de combats, portés par les premiers/premières concerné-es-, y compris contre des alliés pourtant incontestables pour d’autres objectifs. Il reste qu’on a sans doute perdu la mémoire que ceci peut néanmoins « fusionner » dans des situations données et que c’est aussi ce qu’il nous faut penser sans relâche. Mais peut-être que la nouvelle gauche nord-américaine, en plein retour critique du postmodernisme, en plein essor et en plein bouleversement théorique et politique, fera lever un espoir inédit que ce soit possible.
Samuel Johsua. Publié dans Les Possibles (revue du Conseil scientifique d’ATTAC) n°21.