Après une crise de plus de cinq semaines, la classe politique italienne a réussi à se doter d’un « nouveau » gouvernement, ou plutôt du gouvernement « Conte bis ». Cinq semaines d’une crise provoquée par Matteo Salvini et la Lega, au cours desquelles chaque dirigeant a joué son rôle dans cette tragi-comédie bouffonne et sinistre qu’est la scène politique romaine. Reprenons rapidement : les élections législatives de mars 2018 n’avaient pas dégagé de majorité évidente entre les trois blocs, coalition de droite Lega/Forza Italia de Berlusconi, M5S, et coalition de « gauche » européiste, autour du Parti démocrate, qui représentaient chacun autour de 30% des élus. L’issue la plus conforme aux équilibres européens, un « renzisconisme », une alliance entre Matteo Renzi et Silvio Berlusconi s’étant révélée impossible, et, en tout état de cause, minoritaire, c’est l’alliance improbable de la Lega et du M5S qui avait formé le gouvernement. Notons qu’au cours de la campagne électorale, ni le renzisconime, ni l’attelage « populiste » n’avaient jamais été présentés aux électeurs comme des solutions envisagées par les partis en cause, occupés à se dénoncer mutuellement de toutes les manières possibles.
Le gouvernement issu des élections avait donc trois têtes et trois projets politiques contradictoires. D’une part, les rodomontades fascisantes de Salvini, vice premier ministre et ministre de l’Intérieur, sécuritaire, raciste, anti-migrants, favorable à une autonomie « différenciée » pour les régions du Nord de l’Italie et opposé à toutes mesures sociales. Les prétentions modernistes, écologistes et anti-corruptions du M5S de Di Maio, d’autre part, dont on a vite perçu les limites et les reculades sur tous les points : revenu citoyen et réformes des retraites édulcorées au point de ne rien coûter et de ne concerner qu’un nombre infime de travailleurs, ambigüité puis abandon du discours sur les grands travaux inutiles, recul sur les mesures anti-mafia, notamment sur les règles des marchés publics. Troisième tête et troisième projet, enfin, celui de Giuseppe Conte et de ce que l’on a appelé le « gouvernement des professeurs », faire en sorte que tout ce méli-mélo reste compatible, malgré les affrontements de façade, avec les réglementations budgétaires européennes.
Cela ne pouvait bien sûr pas durer. Les divergences croissantes entre les différentes composantes gouvernementales, la volonté hégémonique et les provocations incessantes de Salvini ne pouvaient que précipiter la crise, d’autant plus que le rapport de forces électoral, après les européennes lui semblait favorable.
Quelques points saillants émergent de ces quelques semaines :
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Une indécence à son comble. Même si l’histoire politique italienne depuis la Libération est riche de combinaisons diverses et de tractations de couloir, des sommets d’indécence ont cette fois été atteints. Une pièce dans laquelle les acteurs, Salvini, alias « Le Capitaine » tenant le rôle d’histrion, tonitruant et roulant des épaules sur les plages estivales jusqu’à en devenir ridicule, pour exiger des élections anticipées, perdant ainsi sa crédibilité politique et implorant ceux qu’il venait de trahir de reconstruire le gouvernement qu’il avait mis à bas. Di Maio, chef du M5S en bouffon agitant ses grelots pour séduire un jour l’un, un jour l’autre, quel qu’il soit, pourvu qu’un fauteuil lui soit garanti. Les frères ennemis du Parti Démocrate, Renzi à ma droite et Zingaretti à ma gauche, affirmant leurs exigences (un gouvernement de rupture, jamais avec le M5S…) un jour, et prêts à tous les compromis le lendemain, au nom de la politique du moindre mal (tout sauf Salvini) et pour éviter le risque des élections anticipées. Le tout sous l’œil de Giuseppe Conte, dans le rôle du Raminagrobis prêt à tirer les marrons du feu pour la Commission Européenne. On vous passera les petites mesquineries, les petites injures, les petits signes d’allégeance aux lobbys ou même aux mafias.
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Des partis politiques sans crédit. Les forces de droite traditionnelle sont atomisées. L’ultime tentative de Forza Italia et de Berlusconi de profiter de la crise pour revenir aux affaires avec la Lega est un échec qui s’ajoute à celui des européennes. La Lega, et son chef, sont en perte de vitesse dans les sondages tant électoraux que de cote de confiance. Le Parti Démocratique est profondément divisé entre une base, qui a élu Nicola Zingaretti, président de la région du Latium, comme secrétaire général sur une ligne « de gauche » proche de celle de Pedro Sanchez et un groupe parlementaire très influencé par Matteo Renzi. Et le Mouvement 5 Etoiles qui apparait pour ce qu’il est : sans principes, inféodé à son fondateur Beppe Grillo et à son groupe dirigeant, enclin à renier tout ce qui, à ses débuts, avait pu attirer des électeurs traditionnellement de gauche. Par charité, on ne s’appesantira pas sur le cas de Libres et Egaux (LeU), scission de gauche du Parti Démocrate, qui apporte ses indispensables votes au Sénat en échange du portefeuille de la Santé.
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Un gouvernement sans projet ni programme. Comme le montre le communiqué de Potere al Popolo que nous publions ci-dessous, ce gouvernement n’a pas d’autre objectif que celui de gouverner. Sous couvert de rupture avec l’équipe précédente et avec les excès de Salvini, c’est en réalité un gouvernement de continuité. Continuité dans la politique anti-migrants : les décrets ne seront pas abrogés, mais modifiés. D’ailleurs, la nouvelle ministre de l’intérieur, préfète, a été par le passé la cheffe de cabinet des ministres de l’Intérieur Alfano (Forza Italia) et Minitti (Parti Démocrate). Tout un symbole. Continuité dans la politique anti sociale : pas de remise en cause du Jobs Act de Renzi, à l’époque vivement combattu par le M5S. Continuité dans la mise en œuvre des grands travaux (TAV Lyon Turin ou gazoduc TAP) malgré les promesses passées.
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Des institutions démocratiques ébranlées. La tentative de Matteo Salvini reposait toute entière sur une tentative pour forcer le fonctionnement des institutions politiques italiennes. Faire voter une motion de défiance au gouvernement dont il était ministre de l’Intérieur, sans que ni lui ni les membres de la Lega n’en démissionnent auparavant, pour obtenir des élections anticipées dans un délai plus bref que celui autorisé par la Constitution, afin que celles-ci se déroulent avant le débat budgétaire. Garant des institutions, le Président de la République, Sergio Mattarella a empêché cette manœuvre, en poussant à la constitution du gouvernement « Conte Bis », qui ne repose que sur une combinaison nouvelle, sans aval populaire. Par ailleurs, le M5S a réussi à imposer que l’accord avec le Parti Démocrate ne soit mis en œuvre que s’il obtenait un vote favorable de ses adhérents sur la plate-forme de débat Rousseau, plus qu’opaque. Cet exemple, ainsi que toutes les manœuvres de Boris Johnson autour du Brexit et de la suspension du Parlement britannique, montrent que des forces politiques réactionnaires sont prêtes à passer outre aux obligations institutionnelles démocratiques de leurs pays. D’ailleurs, une des priorités sur laquelle le Parti démocrate et le M5S se sont accordés est celle, au nom d’une meilleure efficacité et d’une réduction des « coûts » de la politique, d’une réduction du nombre des parlementaires et de la rédaction d’une nouvelle loi électorale relevant les seuils d’accès aux élections et compliquant la représentation des partis politiques émergents, représentant des positions alternatives.
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Obéir aux traités. La première tâche du gouvernement Conte bis sera d’établir et de présenter un budget conforme aux traités européens. Bien loin des proclamations de Salvini et des velléités « souverainistes » du M5S. Le G7 ne s’y est pas trompé, qui a reçu Conte à Biarritz avec tous les honneurs. Macron s’est félicité de l’heureuse issue de la crise italienne et Moscovici a salué la nomination de Gentiloni en tant commissaire européen. Rome n’est pas Athènes, les moyens employés sont différents, mais tout rentre dans l’ordre. L’Italie n’est pas prête à rompre avec les traités européens, ni à prendre des mesures qui s’éloigneraient du néo-libéralisme.
Mathieu Dargel
Communiqué publié par Potere al Popolo
Nous n’avons pas d’amis au Gouvernement
Un commentaire à chaud sur le gouvernement Conte bis
Le gouvernement est constitué. 10 ministres du Mouvement 5 Etoiles (M5S) et 10 au Parti Démocrate (PD) élargi (Libres et Egaux, LEU, a finalement obtenu un poste). Un gouvernement paritaire, avec Conte, qui se redécouvre électeur de centre-gauche, en tant que garant. Ainsi se referme la crise ouverte par Salvini au mois d’août, avec un changement de majorité, entre deux forces politiques qui se considéraient jusqu’il y a peu, comme des ennemis jurés.
Nombreux sont ceux, à gauche, qui laissent s’échapper un soupir de soulagement, pendant que Salvini déclare la guerre, mais la crise de la classe dirigeante, toute entière, apparue depuis longtemps, est sous les yeux de tous. Cette crise est liée, non seulement aux tensions économiques, commerciales, financières et militaires qui traversent le monde dans cette période, mais aussi au malaise et à la pression qui s’exercent sur les classes populaires italiennes qui réclament depuis des années plus de justice sociale, de travail et de droits.
Pour l’instant, un sentiment d’attente, d’expectative, est perceptible chez de nombreuses personnes. C’est bien compréhensible : après les barbaries de Salvini, un minimum de civilité démocratique, même seulement apparent, semble une révolution. Mais le mot d’ordre « laissez les travailler » ne nous a jamais convenu pour la simple raison que si nous ne les défendons pas, nos intérêts, qui sont ceux des classes populaires, ne seront pas au centre des choix fondamentaux du pays.
C’est pourquoi nous avons déjà annoncé que nous ne laisserons pas l’opposition au nouveau gouvernement aux mains de la droite. Nous voulons la pratiquer sur la base des questions que nous jugeons décisives, si on souhaite un changement réel.
En réalité, si nous étudions le programme du gouvernement, les points positifs sont annoncés d’une manière très générale, tandis que les points négatifs sont les seuls à être précisément détaillés.
Pour nous, le défi porte sur les réductions des inégalités qui ne cessent de croître. Toutes les données confirment que la richesse privée (environ 10 000 milliards d’euros) est constituée à 95% de patrimoines immobiliers et financiers, alors que la plus grande part de l’impôt provient de l’impôt sur le revenu payé par les travailleurs et les retraités. Les baisses d’impôt dont nous entendons souvent parler se révèlent être pain béni pour les entreprises et miettes pour les travailleurs. Le boom des bas salaires, des travailleurs pauvres, de la pauvreté relative, est là pour le démontrer avec une douloureuse évidence. En somme, si l’on parle de redistribution des richesses existantes, il faut désormais faire les choix radicaux qui réduisent ces inégalités devenues inacceptables. Il faut avant tout créer des emplois, développer les services publics, un plan pour le logement, tout ce dont le projet du gouvernement ne comprend que les plus faibles traces.
Nous sommes convaincus que les dépenses sociales et de protection doivent revenir au centre du développement, et non une croissance abstraite, qui n’est que la croissance des profits privés. La compétition sociale sur ces dépenses est la cause principale de la guerre entre les pauvres et de la guerre contre les pauvres qui se déchaine dans le pays.
Dans ce domaine, il faut augmenter les ressources et non les réduire. Pourtant, nous constatons que dans le programme du gouvernement, on parle de se conformer aux règles budgétaires européennes, qu’il n’y aucune trace d’impôt sur la fortune ni d’une vraie politique de lutte contre l’évasion fiscale, ce qui rend impossible de mettre des orientations sociales.
En ce qui concerne la lutte contre la pauvreté et la garantie d’un meilleur accès aux services publics, nous sommes épouvantés par la promesse du PD et du M5S de réaliser la Régionalisation différenciée. C’est un projet qui ne ferait qu’augmenter les inégalités dans un pays déjà déchiré en deux et qui ne résoudrait aucune des questions pendantes au Sud, qu’il s’agisse de la dépopulation et de la désertification industrielle, de l’absence totale d’infrastructures et du rôle dominant des économies mafieuses.
En ce qui concerne les questions environnementales, le gouvernement énonce des objectifs de développement durable. Pourtant nous avons constaté que les intérêts privés continuent à prévaloir, comme c’est le cas pour les Grands Travaux, sur les solutions alternatives mises en avant par les mouvements sociaux et écologistes. Le TAV et le TAP en sont la démonstration. Nous voulons renverser ce paradigme qui ne voit dans l’environnement qu’une source de profits.
En ce qui concerne la politique internationale, dans ce monde traversé par des conflits croissants, par le réarmement nucléaire, par la militarisation de l’économie qui décide trop souvent des orientations de la recherche, des innovations technologiques et des niveaux des exportations « compétitives », nous soutenons depuis longtemps que la sortie des blocs et des pactes militaires, à commencer par l’Otan, le démantèlement des bases militaires et nucléaires étrangères, sont une condition décisive pour une politique de neutralité active, de promotion de la paix et du désarmement. Et pourtant, cette hypothèse n’est aucunement prise en considération par le nouveau gouvernement qui parle des dépenses militaires et des missions à l’extérieur come de dépenses « incompressibles ».
Enfin, mais ça n’est pas le moins important, la réduction du nombre des parlementaires, qui est une des mesures phares du gouvernement, est une idiotie. Pour diminuer les coûts de la politique, il serait suffisant de réduire les rétributions et les avantages à vie des parlementaires. Réduire la représentation, c’est, au contraire, la marque d’un grand recul sur le plan démocratique : c’est le choix de réduire les possibilités d’accès quantitatif aux instances institutionnelles, en préférant une nouvelle loi électorale qui élèvera encore les seuils de représentativité. Nous estimons depuis toujours que le seul système électoral en mesure de garantir la représentation démocratique est la proportionnelle, qui permet l’accès au Parlement de toutes les expressions politiques de la société. Il semble au contraire que le nouveau gouvernement s’engage dans la voie d’une loi électorale qui vise à exclure, par des seuils et des normes, les nouvelles formes d’expression, pour en revenir à un système de gouvernance blindé et hiérarchique.
Nous pourrions continuer en parlant du peu d’espace réservé aux questions de genre et à l’absence d’une réelle inversion d’orientation sur les politiques migratoires (pas d’abolition des Décrets Sécurité), de la Culture confiée à Franceschini, comme si ses mesures n’avaient pas déjà provoqué d’énormes dommages… Mais, pour l’instant, nous nous en tiendrons là, en invitant toutes et tous à être vigilants, à exercer le jugement critique et à ne pas être paralysés par la crainte de Salvini.
Désormais, le gouvernement s’est présenté, ses ministres ont été nommés. Il s’agit maintenant de faits concrets. Nous nous ferons entendre en portant les raisons de ceux qui attendent encore de voir leurs situations résolues, nous ferons entendre nos propositions pour un changement réel des priorités sociales et politiques du pays, qui ne coïncident pas avec celles qui nous ont été présentées, ni avec celles qui seront, probablement, mises en œuvre. Nos amis ne sont pas au Gouvernement, mais ils sont dans les écoles, les lieux de travail, les centres de recherche abandonnés, sur les routes de la logistique, dans les campagnes du Sud, dans les entreprises occupées, dans les centres de rétention, dans les territoires en lutte. Et c’est leurs voix que nous voulons faire retentir jusque dans les palais.
Communiqué de Potere al Popolo, 5 septembre 2019. Traduction M.D.