Il faut être clair : c’est un désastre encore pire que ce à quoi s’attendaient les plus pessimistes.
D’abord, the big picture: Syriza est sévèrement sanctionné, Tsipras a annoncé des élections anticipées pour la fin juin, pour limiter autant que possible les dégâts. La com’ maniée jusqu’à la nausée par le gouvernement et ses médias et les « mesures sociales » sentant bon les « petits cadeaux » préélectoraux n’y auront donc pas changé grand-chose : l’électorat a sanctionné une équipe qui a appliqué sans faillir pendant près de quatre ans un troisième mémorandum austéritaire.
Les propos tenus ce matin par Nikos Filis, figure de proue de l’actuelle direction de Syriza et ancien ministre de l’éducation, sont, en ce sens, tout à fait éloquents :
« la première raison [de la défaite] est l’application des mémorandums. Peut-être étaient-ils moins douloureux que les précédents, et Syriza a essayé de trouver des pistes en faveurs de nos concitoyens plus faibles, mais il a finalement appliqué les mémorandums dans une direction néolibérale. Le compromis douloureux a entraîné d’autres compromis. Aucun parti n’a pu échapper au sort auquel le condamne [la mise en œuvre] des Mémorandums. La Nouvelle Démocratie s’y est perdue et s’est reconstruite, le PASOK s’est effondré ».
1. Ces élections de juin seront une promenade pour la Nouvelle démocratie (ND, droite), sur le point sans doute d’avoir une majorité absolue. L’écart entre Syriza et ND est plus important qu’attendu (presque 10 %, un record pour les normes des scrutins des dernières décennies), il est amplifié par les revers de Syriza dans les municipalités et les régions. Le désaveu de Tsipras et de son gouvernement sont nets.
Par ailleurs, une analyse plus fine montre que l’électorat de Syriza de 2019 a peu de rapports avec celui de 2015. Certes, dépourvu de tout adversaire crédible sur la partie gauche (au sens large) du spectre politique, il ne s’effondre pas- c’est la différence avec le PASOK de 2010. Il continue de faire des scores significatifs tant au niveau national que dans certains quartiers populaires, où il est toutefois talonné, et, le plus souvent, dépassé, par la droite. Mais le profil « qualitatif » de cette base électorale n’est pas le même qu’auparavant. Un coup d’œil sur les choix effectués par les électeurs de Syriza parmi les candidats de la liste pour le parlement européen est instructif à cet égard.
Sur les six sièges d’eurodéputés obtenus par Syriza, sièges répartis en fonction des votes préférentiels (chaque électeur peut cocher jusqu’à quatre noms parmi les candidats d’une liste), la candidate-élue arrivée en 2e position, Elena Kountoura, vient du parti nationalo-souverainiste de Panos Kammenos (partenaire gouvernemental de Syriza jusqu’à la validation de l’accord avec la Macédoine), et porte a un discours clairement nationaliste et xénophobe. Le 5e élu, Alexis Georgoulis, est un comédien connu pour ses rôles de « jeune-premier » dans des séries télévisées qui a d’abord envisagé d’être candidat de la Nouvelle Démocratie. Le 6e élu enfin, Petros Kokkalis, est certes le petit-fils du « docteur Kokkalis », médecin et ministre dans le gouvernement rebelle de l’Armée Démocratique pendant la guerre civile (et par la suite réfugié en Allemagne de l’Est), mais il est surtout le fils et héritier de l’oligarque Sokratis Kokkalis, qui a fait fortune dans les télécommunications dans les années 1980 profitant de ses liens avec Andréas Papandréou.
L’électorat actuel de Syriza ressemble de plus en plus à la clientèle « désidélogisée » d’un parti au pouvoir qu’à celui d’un parti de gauche. Il est par ailleurs évident qu’il hérite en partie du PASOK « social-libéral » des années 2000 : dans les quatre seules circonscriptions dans le pays où Syriza arrive en tête, trois sont les ex-bastions les plus emblématiques du PASOK : deux en Crète et une dans le nord-ouest du Péloponnèse, autour de Patras, berceau de la famille Papandréou.
2. Un nouveau parti d’extrême-droite émerge, la « Solution Grecque », porté par les rassemblements nationalistes sur la Macédoine et l’usure d’Aube Dorée. Il fait d’excellents scores dans le nord de la Grèce (là où ces rassemblements ont été les plus significatifs), et quasiment jeu égal au niveau national avec Aube Dorée (4,1 et 4,8 respectivement). Il est possible que l’extrême-droite grecque ait trouvé un visage plus « présentable » que celui des criminels d’Aube Dorée, et qu’elle soit en mesure de réaliser de nouvelles percées dans l’avenir. Un autre indicateur inquiétant du potentiel de l’extrême-droite se trouve dans le score qu’Aube Dorée aurait réalisé parmi les primo-votant, autour de 13 % selon un sondage sortie des urnes.
3. Le KKE se maintient tout juste par rapport aux résultats de 2015 (5,5 %) mais perd des voix par rapport au score des européennes de 2014 (6,1 %). Ses scores aux scrutins régionaux indiquent également une baisse sensible par rapport au scrutin de 2014, de l’ordre de 20 % des suffrages. Le KKE est un parti dont l’influence s’érode lentement mais sûrement.
4. La surprise des élections est le succès inattendu de Varoufakis (3 %, sans doute un élu au parlement européen, mais cela reste à confirmer lorsque le décompte des voix sera achevé). Zoé Kostantopoulou sauve également les meubles d’une certaine façon (1,6 %), tout en étant loin du seuil exigé pour obtenir des élus (3 %). L’examen des résultats de ces deux formations montre un électorat diffus, relativement homogène, avec des scores un peu plus importants que la moyenne dans les grandes villes, sans pointes mais sans « déserts ». En gros, un vote diffus de sympathie, basé sur la présence médiatique et la visibilité des personnalités qui dirigent ces formations, qui reflète l’absence d’implantation en termes d’organisation.
L’élection, si elle se confirme, de Sofia Sakorafa sur la liste Varoufakis, eurodéputée sortante, initialement élue en tant que Syriza, n’est pas une mauvaise nouvelle, son nom reste lié dans la mémoire collective aux mobilisations contre les Mémorandums des années 2010-2012. C’est une belle prise assurément pour Varoufakis, la seule pour l’instant, mais il est probable qu’à partir de maintenant il soit en mesure d’attirer une partie importante des « déçus de Syriza », surtout au niveau de « cadres », de « personnalités » etc. Il semble par ailleurs que sa liste ait fait de bons scores parmi la jeunesse (très certainement la jeunesse diplômée des classes moyennes) : selon un sondage sortie des urnes parmi les primo-votants, son score serait autour de 4,5 %, soit davantage que le KKE, donné à 3,7 % dans cette tranche d’âge alors qu’il dispose d’une vraie organisation de jeunesse.
5. Le succès de Varoufakis, et le score relativement honorable de Kostantopoulou ne rendent que plus cuisantes les défaites d’Unité Populaire et d’Antarsya, de la première encore davantage que de la seconde, et cela dans un scrutin où la pression du vote utile joue nettement moins que dans les scrutins nationaux. Cette défaite va peser lourd car il s’agit des deux seules forces à disposer de réseaux militants, contrairement à Varoufakis et Kostantopoulou qui n’existent que sur les plateaux médiatiques.
Antarsya fait un score très faible (0,66 %) mais comparable en fin de compte à celui des précédents scrutins, européens ou nationaux (tous entre 0,85 % et 0,64 % entre 2014 et 2015). Son principal échec est aux élections municipales à Athènes, où deux listes se sont présentées, le SEK (section grecque de l’IST dirigée par le SWP britannique) ayant fait bande à part. Les deux ont obtenu des élus mais l’électorat de 2014 (autour de 2 %) s’est scindé en deux, et un capital acquis par des années de travail militant a été dilapidé.
6. Unité Populaire (UP) obtient un résultat humiliant (0,58 %), surtout si on le compare à celui des législatives de septembre 2015 (2,9 %), seul point de comparaison possible pour cette formation. Il y a une dimension de rejet personnel de Lafazanis, mais aussi de la politique menée par son courant, et un échec collectif du projet d’UP en tant que tel.
Plusieurs facteurs ont ici joué, je ne peux que les lister brièvement.
Il y a d’abord un problème de direction, même s’il est toujours réducteur, et en partie injuste, de limiter la question à cela. Il faut dire néanmoins que Lafazanis est perçu comme particulièrement usé et discrédité non seulement à cause de son évident échec à s’opposer efficacement à la capitulation de l’été 2015 mais aussi pour les dérives de la dernière période, illustrées par un flirt appuyé avec le nationalisme (sur la question de la Macédoine en particulier) et une apparition sur une chaîne télé d’extrême-droite (qui a déclenché une tempête interne dans UP). A noter que Zoé Kostantopoulou a été encore plus loin dans cette direction (elle a appelé à participer aux rassemblements nationalistes, ce qu’UP s’est abstenue de faire), mais elle ne s’adresse pas au même électorat. Il est toutefois incontestable que ces prises de position ont considérablement fragilisé UP, endommagé davantage encore sa cohérence interne et son image morale auprès des secteurs de la gauche militante et anticapitaliste.
Par ailleurs, la monopolisation de la présence médiatique et publique d’UP par la personne de Lafazanis passait de plus en plus mal après du public, toutes les tentatives de promouvoir des visages nouveaux s’étant heurté au refus de son courant.
Le courant Lafazanis, majoritaire dans les instances d’UP (suite à un congrès marqué par des manœuvres malsaines), s’est montré peu soucieux de construire UP comme une « maison commune » pour l’ensemble de ses composantes, ce qui s’est révélé d’autant plus dommageable qu’il est composé de cadres vieillissants, issus de la scission de 1991 du KKE et véhiculant une culture marquée par un esprit bureaucratique et peu ouvert aux sensibilités (et aux pratiques) des mouvements sociaux. Il en est résulté une hémorragie militante continue d’UP, en particulier après son congrès fondateur de juin 2016, qui avait mobilisé environ 5000 militants, un effectif considérable dans les conditions de l’après-2015.
UP et ses militants ont certes été présents dans toutes les mobilisations de la dernière période (comme les militants d’Antarsya) mais, il faut bien dire que ces mobilisations ont été de faible ampleur et très fragmentées. De plus, les militants d’UP ont eu tendance à délaisser le travail de terrain et à le remplacer par des actions symboliques, ou des micro-actions d’agit-prop, menées sous leur drapeau, notamment dans le mouvement contre les saisies des logements. Le courant Lafazanis s’est particulièrement illustré dans ce type de pratiques.
7. Enfin, last but not least, tant UP qu’Antarsya ont gravement sous-estimé la nécessité de présenter des propositions alternatives crédibles et travaillées, pensant que la seule dénonciation du gouvernement Syriza et l’appel à la sortie de l’euro et de l’UE pouvaient suffire. Dans une situation de démoralisation, où règne le There Is No Alternative, ce discours paraît comme un exercice de rhétorique et ne convainc personne. L’absence de véritable projet de ce côté a permis plus particulièrement à Varoufakis d’apparaître comme porteur d’un message « innovant » et « sexy », jouant habilement sur la carte d’une opposition modérée et « euro-compatible » à Tsipras et Syriza.
8. Dernier élément qui confirme le double échec des formations de la gauche anticapitaliste : leurs listes aux élections régionales ont réalisé des scores certes faibles (en général entre 1,5 % et 2 %, avec parfois des pointes à 3 % pour UP, ou des listes soutenues par UP) mais sensiblement supérieurs à leurs scores aux européennes, parvenant souvent à obtenir des élus dans les conseils régionaux. Il en est de même pour des listes aux élections municipales, là où elles correspondent à un véritable travail et à une implantation militante au niveau local. Cet écart indique bien l’incapacité (à mon sens irréversible) tant d’Antarsya que, davantage encore d’UP (seule nouvelle force dans la gauche radicale à partir de l’été 2015) de structurer au niveau national une force politique viable.
L’avenir paraît d’autant plus compromis que, sur le plan électoral, Varoufakis semble en mesure de s’imposer dans cet espace « intermédiaire », à gauche de Syriza mais « avec modération », et sans doute ouvert à des rapprochements lorsque Syriza passera dans l’opposition, et que, d’autre part, seul le KKE continue à maintenir une base militante et une crédibilité électorale dans la gauche radicale – mais en s’enferrant dans un sectarisme pathologique qui le condamne un lent (et, à mon sens, là aussi irréversible) processus de déclin.
Le travail de reconstruction se déroulera à l’évidence dans le temps long tout en appelant d’urgence à l’invention de nouvelles voies.
Stathis Kouvélakis, le 27 mai. Publié sur le site de Contretemps.