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Mars 1904, il y a 115 ans, le tournant de l’affaire Dreyfus

C’est en effet en mars 1904 que commence le processus qui aboutira deux ans plus tard à l’annulation de la condamnation d’Alfred Dreyfus, puis à sa réhabilitation.

L’Affaire

En décembre 1894, à huis clos, le Conseil de Guerre condamne le capitaine Dreyfus, pour haute trahison, à la dégradation et à la déportation en Guyane. Il est accusé d’espionnage au profit de l’Allemagne. Il est dégradé et envoyé au bagne. Très rapidement, l’État-major est mis au courant du fait que les « preuves » qui ont servi de base à la condamnation de Dreyfus sont des faux. De plus, les procédures déjà expéditives qui sont celles de la justice militaire n’ont même pas été respectées : un dossier secret a été transmis au Conseil de guerre qui a jugé Dreyfus sans que l’accusé ni sa défense n’en aient été avertis. Pour riposter aux demandes de révision du procès et « bétonner » le jugement initial, de nouveaux faux sont fabriqués ! Car toute remise en cause du jugement constituerait une remise en cause de l’Armée.

Et, surtout,  Dreyfus est juif … En effet, le procès et la condamnation ont été accompagnés par une campagne antisémite virulente : pour la presse d’extrême droite et une grande partie des milieux réactionnaires, le fait que Dreyfus soit juif en fait naturellement un coupable tout trouvé et ceux qui en doutent sapent les fondements de l’ordre politique et social …

A l’inverse, le mouvement démocratique en faveur de Dreyfus va partir de la conviction qu’il est innocent, qu’il a servi de bouc-émissaire en raison de ses origines et, surtout, qu’il est victime d’une erreur judiciaire que ni la Justice ni l’Armée ne veulent reconnaître. La première initiative de cette campagne est la publication en novembre 1896 d’une brochure de Bernard Lazare (note 1) intitulée « Une erreur judiciaire. La vérité sur l’affaire Dreyfus ». Un an plus tard, Émile Zola publie dans Le Figaro son premier article en défense de Dreyfus. Il récidive en janvier 1898 : c’est le célèbre « J’accuse », publié dans l’Aurore. Quelques semaines plus tard, à la suite d’une plainte de l’État-major, Zola est condamné à la peine maximale (pour diffamation), soit un an de prison ferme et 3.000 francs d’amende. En juillet, sa condamnation est confirmée et il s’exile en Angleterre pour éviter la prison.

C’est en février 1898 qu’a lieu un évènement important dans le cadre de cette mobilisation : la création de la Ligue française pour la défense des Droits de l’homme et du citoyen, ancêtre de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) qui, depuis plus d’un siècle maintenant, joue un rôle décisif dans la défense des libertés et des droits démocratiques.

Mouvement ouvrier : faut-il défendre Dreyfus ?

Mais si l’Affaire Dreyfus divise l’ensemble de la société, elle constitue également un révélateur cruel des hésitations et ambiguïtés du mouvement ouvrier de l’époque. La question qui structure alors les débats au sein de la mouvance socialiste (note 2) est de savoir si les socialistes, partisans de la lutte des classes, doivent réellement se préoccuper d’un conflit entre différentes factions de la classe dominante. Après tout, Dreyfus appartient à la caste militaire tout comme ses accusateurs et ses détracteurs …

Cette appréciation – un règlement de comptes au sein de la bourgeoisie – est dominante au sein du Parti Ouvrier Français. Alors que des militants et certains responsables socialistes (dont Jean Jaurès) commencent s’engager précautionneusement dans la campagne en faveur de la révision du procès, le Socialiste publie en 1898 un Manifeste du 24 juillet qui résonne comme un véritable rappel à l’ordre : « La place n’est ni d’un côté́ ni de l’autre des factions militaires aux prises […] Les prolétaires n’ont rien à̀ faire dans cette bagarre […] Les torts individuels trouveront leur réparation dans la réparation sociale […] Le socialisme fera la justice pour tous […] seule compte la lutte de classe et la révolution sociale ».

La plupart du temps, on présente les débats qui agitent alors la mouvance socialiste à propos de l’Affaire Dreyfus comme une opposition entre une orientation ouvriériste et dogmatique marquée par une vision extrêmement restrictive de la lutte des classes et une orientation beaucoup plus soucieuse des libertés individuelles, du respect des droits de l’homme et des principes républicains, la première étant incarnée par Jules Guesde (note 3) et la seconde par Jean Jaurès (note 4). Cette présentation est globalement fidèle à la vérité historique. Mais encore faut-il préciser que Jules Guesde sut reconnaître les mérites de Zola. Dès la publication de « J’accuse », il déclare « La lettre de Zola, c’est le plus grand acte révolutionnaire du siècle ». Quant à Jaurès, il ne fut pas un dreyfusard acharné de la première heure. Ainsi, en décembre 1894, à la tribune de l’Assemblée nationale, il s’étonne du caractère somme toute bénin de la condamnation du capitaine Dreyfus, pourtant reconnu coupable de haute trahison alors l’on « fusille sans grâce et sans pitié de simples soldats coupables d’une minute d’égarement ou de violence ».

Par la suite, Guesde s’avère de plus en plus réticent vis-à-vis de la mobilisation pour Dreyfus, car il y voit un mouvement interclassiste, où le courant socialiste ne peut qu’être subordonné aux intellectuels bourgeois qui se sont émus de l’injustice faite à Dreyfus. Pire, comme de nombreux autres dirigeants du POF, il semble alors considérer que l’Affaire Dreyfus constitue une ligne de démarcation entre socialistes authentiques fidèles à l’indépendance de classe et réformistes prêts à se retrouver dans des cadres communs avec des représentants de la bourgeoisie, première capitulation anticipant la participation à des gouvernements bourgeois.

C’est en août 1898 que Jaurès s’engage effectivement dans la défense de Dreyfus, avec la publication d’une série d’articles dans le journal La Petite République. Ces articles sont regroupés ultérieurement sous un titre générique : Les Preuves. Non seulement, ils constituent une nouvelle plaidoirie qui prolonge la célèbre tribune de Zola alors en exil mais, surtout, ils se veulent un argumentaire pédagogique sur l’importance pour le mouvement socialiste d’être en première ligne du combat contre l’injustice, même lorsqu’elle frappe des individus n’appartenant pas à la classe ouvrière. Jaurès écrit notamment : « Oh, je sais bien encore – et ici ce sont des amis qui parlent – « Il ne s’agit pas d’un prolétaire ; laissons les bourgeois s’occuper des bourgeois. » Si Dreyfus est illégalement condamné, si Dreyfus est innocent, il n’est plus ni un officier ni un bourgeois… il n’est plus que l’humanité elle-même, au plus haut degré de misère et de désespoir… Il est seulement un exemplaire de l’humaine souffrance en ce qu’elle a de plus poignant. Il est le témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique, des crimes de l’autorité ». Pour les partisans de l’émancipation, cette prise de position de Jaurès constitue un peu un évènement fondateur.

Reste que les ambiguïtés (à propos de l’Affaire Dreyfus) d’un mouvement socialiste alors en phase d’unification jettent une lumière crue sur une de ses tares originelles : la tentation antisémite, sous la forme de l’assimilation des Juifs aux capitalistes, notamment aux milieux d’affaires et aux banquiers.

La réhabilitation

En 1899, Dreyfus est rapatrié en France (métropolitaine), incarcéré à Rennes, rejugé et condamné à nouveau mais cette fois à dix ans d’emprisonnement, avec « circonstances atténuantes ». Dix jours après cette nouvelle condamnation, il est gracié par le Président de la République. La mobilisation pour la révision du procès se poursuit et monte en puissance. Entre 1904 et 1906, la Cour de Cassation refait l’enquête, annule le jugement du Conseil de guerre et affirme que la condamnation de Dreyfus avait été prononcée à tort. En juillet 1906, Dreyfus est réintégré dans l’armée et décoré de la Légion d’honneur.

François Coustal

Notes

  1. Journaliste juif de tendance libertaire, Bernard Lazare est l’un des premiers intellectuels français à s’engager en faveur de Dreyfus.

  2. Fondé en 1892 par Jules Guesde et Paul Lafargue, le Parti ouvrier français (POF) se réclame du marxisme. Il fusionnera en 1902 avec d’autres courants socialistes pour donner le Parti socialiste de France. En 1906, l’ensemble des organisations de réclamant du socialisme – dont le Parti socialiste de France et le Parti socialiste français (animé par Jean Jaurès) – fusionnent dans le cadre de la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO).

  3. Jules Guesde est l’un des principaux fondateurs du Parti ouvrier français. Il est souvent considéré comme l’introducteur du marxisme en France, même si la conformité du « marxisme de Guesde » avec le « marxisme de Marx » est controversée. Il s’illustre notamment par son hostilité à la participation à des gouvernements de coalition avec des partis bourgeois. Mais lui-même participera au gouvernement dans le cadre de l’Union sacrée, lors de la Première guerre mondiale. Pour en savoir (beaucoup) plus, on peut lire : Jean-Numa Ducange « Jules Guesde – L’anti-Jaurès ? », publié en 2017 par les Editions Armand Colin.

  4. Jean Jaurès est alors l’autre grande figure du socialisme français. D’abord député républicain, il évolue ensuite vers le socialisme notamment à l’occasion de la grève des mineurs de Carmaux. En 1904, il fonde le journal L’Humanité. Il participe activement à la rédaction de la loi de séparation des Églises et de l’État (1905). Ses dernières années sont consacrées à la lutte contre la guerre qui vient. Il est assassiné en juillet 1914 peu avant le déclenchement des hostilités.