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Ensemble, pour reconstruire la gauche ?

De la formation du « bloc bourgeois » à celle d’un « bloc populaire » ?

En France, la présidentielle de 2017 a vu l’échiquier politique voler en éclat. Face à la crise du bipartisme en place depuis presque 40 ans, les éléments les plus mobilisés de la technostructure et de la bourgeoisie financière ont entrepris de construire un nouveau « bloc bourgeois », apte à mener à bien la poursuite de l’offensive libérale, vitale pour les classes dominantes. Ils ont unifié les différents secteurs des classes dominantes et derrière elles des classes moyennes supérieures, sur un projet politique alliant initialement libéralisme culturel et libéralisme économique. Ce bloc n’est pas « bourgeois » uniquement de par ses orientations politiques, il l’est aussi de manière très nette par sa sociologie. Cette reconfiguration politique, qui se mène au sein de la bourgeoisie, n’est pas franco-française : c’est toute la bourgeoisie internationale qui connait une crise d’hégémonie. Les tentatives pour reconstruire cette hégémonie en perdition peuvent prendre plusieurs formes en fonction des configurations nationales, celle d’un « extrême centre » (Macron, Ciudadanos…) ou d’une droite radicalisée (Orban, Ligue du nord, Trump…). L’émergence du macronisme en France a également permis, en affaiblissant la droite traditionnelle, au FN de gagner la course de vitesse à droite de l’échiquier politique, et de se placer en position de poursuivre la recomposition de ce pôle du champ partisan. Enfin, la séquence politique de 2017 a vu s’affirmer le leadership de LFI sur la gauche radicale. Dans chacun des cas, FN ou LFI, il s’agit d’attelages, plus contradictoires politiquement, constitués par certaines franges des classes populaires (ouvriers, employés), elles-mêmes emmenées par différentes fractions des classes moyennes (cultivées pour LFI, économiques pour le FN).

Une nouvelle séquence politique s’est ouverte en novembre 2018 avec le mouvement des Gilets Jaunes. Celui-ci a au départ notamment rassemblé des fractions relativement stables des classes populaires – rurales et peu syndiquées, puisqu’issue pour partie du tertiaire – mais aussi des indépendants. Auto-entrepreneurs mis à part, la présence de ces derniers a reculé au fil de la décantation politique du mouvement, tandis que des membres des classes moyennes cultivées l’ont pénétré. En lien avec cette sociologie du mouvement des Gilets jaunes, le clivage politique gauche / droite n’est évidemment pas absent de ce dernier. Malgré l’action des chefs autoproclamés des Gilets Jaunes, qui tendent à neutraliser ce clivage pour pouvoir incarner le mouvement dans son ensemble (en témoigne, au-delà de l’importance des questions démocratiques que la revendication recouvre, la mise en avant du RIC), les revendications sociales ont pris le pas sur les revendications antifiscales, et les thématiques de l’extrême droite sont devenues invisibles. La gauche, au départ presque complètement absente du mouvement virtuel, est parvenue à assurer une jonction, toujours instable, avec le mouvement réel. L’extrême droite s’est quant à elle avérée impuissante à influer sur le mouvement au-delà des réseaux sociaux, démontrant au passage sa faiblesse militante et organisationnelle. Mais, tandis que la meilleure manière pour la gauche d’agir dans le mouvement des Gilets Jaunes semble être d’appuyer la clarification politique débutée à Commercy, l’attrape-tout politique qu’est l’extrême droite est « objectivement » favorisée par l’action des chefs des Gilets Jaunes qui neutralisent le clivage gauche / droite, et ce quand bien même le FN devenu LRN semble paralysé par le mouvement.

Bref, tout se passe comme si, en face du « bloc bourgeois », un « bloc populaire » tentait de se construire. Et à l’image du macronisme qui a fait voler en éclat les anciennes représentations politiques bourgeoises – le PS comme LR – les couches populaires semblent chercher leur unité à travers le mouvement des Gilets Jaunes en mettant à distance les représentations politiques qui jusque là bénéficiaient de leurs suffrages (LFI, LRN). La construction de cette unité, si le mouvement perdure, peut passer par une forme démocratique (les 800 délégations de la 2nde assemblée des assemblées) ou par une forme « anarcho-populiste »1 (les différentes tentatives de construction de listes aux européennes, soutenues par des mécènes médiatiques). Le danger de la seconde, c’est son évolution probable en M5E2 à la française ; tandis que les potentialités de la 1ères sont inespérées, d’autant que si la gauche semble majoritaire chez les plus mobilisés, il n’en va pas autant de l’ensemble des soutiens plus distants du mouvement des Gilets Jaunes. En cas d’échec de ces différentes entreprises politiques, le mouvement des Gilets Jaunes va dans tous les cas redistribuer les cartes entre les deux forces politiques adversaires du macronisme. De son côté, le bloc au pouvoir semble s’être rappelé au fil des manifestations que la coercition seule ne suffit pas à exercer le pouvoir : contrairement aux manifestations de toutes ces dernières décennies, pour la première fois, le mouvement des Gilets Jaunes exerce une violence politique certes minoritaire mais massivement soutenue. Face cette irruption politique d’une frange jusqu’ici inactive des classes populaires, face à cette re-légitimation de la violence politique (« qui ne casse rien n’a rien »), la tentation du macronisme semble être double : l’autoritarisme (violences policières, restrictions des libertés, instrumentation du grand débat, etc.) et la constitution de l’extrême droite comme « meilleure ennemie » (mise en avant des dérives racistes du mouvement des GJ, imposition de la laïcité et de l’immigration comme thèmes du grand débat, instrumentalisation de l’antisémitisme, etc.).

La tentative de cadrage politique des européenne effectuée par Emmanuel Macron est emblématique de la volonté du bloc au pouvoir de repolariser le champ politique, en substituant au clivage gauche / droite un autre clivage, opposant les partisans de la mondialisation et les autres, c’est-à-dire les libéraux économiques et culturels à ceux qui seraient « fermés » à tous points de vue. Ce faisant, c’est un nouveau visage des classes dangereuses –antisémites, racistes, violentes, archaïques, etc. – qui se construit, cette représentation expliquant la manière dont sont traités leur représentants politiques et les accusations à leur égard : antisémitisme en direction de LFI, « sédition » en ce qui concerne F. Ruffin, etc. Parallèlement, sur le terrain social, les réformes néolibérales continuent de pleuvoir. La poursuite de la destruction de l’emploi industriel, combiné à un retour aux rapports salariaux caractéristiques du « premier » 19ème siècle (sous la forme de l’auto-entreprenariat, des coopératives d’activités et d’emplois, etc.) et à la destruction des collectifs de travail, rend les marges de manœuvres syndicales très faibles. Surtout, le syndicalisme semble pénétrer difficilement les activités de services3, tandis que les équipes syndicales ouvrières semblent épuisées par des années de luttes défaites. Dans ces conditions peu favorables, et alors que des tentatives de réunifications syndicales ne semblent même plus à l’ordre du jour, il n’est guère étonnant que la mise en mouvement des secteurs dynamiques – parce que portés par la dynamique du capitalisme – des classes populaires se réalisent en dehors des lieux de travail, sur les ronds points. Sans ancrage dans l’entreprise, le mouvement des Gilets Jaunes ne peut développer de discours de classe, tandis qu’il se déploie directement, à l’image des mouvements populaires présyndicaux du 19ème siècle, sur un terrain directement politique. Ce qui repose, de manière urgente, la question de la construction d’une organisation politique capable d’agir dans le mouvement social.

La question de l’organisation

Notre camp social et politique représente la force politique la plus instable parmi trois « blocs » en formation et qui sont en capacité de se disputer le pouvoir aujourd’hui. L’analyse des votes de la dernière élection présidentielle montrent que le succès de LFI résulte davantage d’une capitalisation de l’espace politique de feu le Front de gauche, combinée à une dynamique de vote utile, que de la séduction de l’électorat d’extrême droite. Ce qui amène à relativiser la stratégie « populiste de gauche », sans toutefois négliger les phénomènes réels de bascule de votes et de mobilisation des abstentionnistes qui ont existé. Ce doute pénètre d’ailleurs aujourd’hui la direction de LFI, comme le montre les évolutions politiques et stratégiques récentes de l’organisation (limogeage de Djordje Kuzmanovic, réhabilitation du référent « gauche », etc.), même si cette aggiornamento – qui s’accompagne d’un discours moins dur vis-à-vis de l’Europe – est aussi une tentative d’adaptation à la réalité sociologique des européennes (faible participation des couches populaires, participation importante à l’inverse des couches moyennes cultivées qui sont le cœur de l’électorat de la gauche dans son ensemble). Tout cela n’empêche pas qu’il revient à LFI d’avoir su renouer avec l’ambition de construire un bloc social comprenant les classes populaires, en en se dotant d’outils organisationnels créés dans cette perspective (écoles insoumises, utilisation du net, politiques de quotas sociaux dans la composition des listes électorales, cadres organisationnels semblant ouvrir les possibles « à la base », développement de la méthode Alinsky, etc.) et en mettant à distance certains signifiants propres à la gauche mais inopérants dans la période (la classe, le prolétariat, etc.) au profit d’autres (le peuple, etc.).

Le mouvement des Gilets Jaunes montrent d’ailleurs à quel point l’entreprise politique que représente LFI a été ajustée à la réalité sociale et politique contemporaine. Les formes des deux mouvements – alliant l’existence de « réseaux » horizontaux à la base et des incarnations « populiste » au sommet, les secondes donnant cohérence aux premiers, essentiellement via l’internet – se ressemblent d’ailleurs fortement, tout comme leur référents (la francité, le peuple) ou encore leurs programmes revendicatifs. L’ensemble de ces éléments, mais également le fait que l’organisation France Insoumise soit toujours en construction (de convention en convention) ou encore sa position en leadership de la gauche confèrent à LFI un rôle pivot dans la reconstruction de la force politique à laquelle nous travaillons depuis plusieurs années au sein d’Ensemble ! En conséquence, nous pensons aujourd’hui prioritaire d’articuler notre intervention en interne-externe de LFI, en tant qu’organisation autonome mais pleinement agissante au sein du mouvement « gazeux » qu’est LFI (à la manière du PG, du POI, de l’organisation de C. Maurel, des écolos insoumis, etc.). Ce qui ne signifie pas que nous pensions le cadre de LFI comme le cadre abouti et indépassable de la recomposition, mais que 1/ nous prenons acte du fait qu’une entreprise de type FDG est à l’heure actuelle caduque (au vu des évolutions récentes du PCF, au-delà de Générations, quels partenaires ?) 2/ nous estimons que LFI constitue aujourd’hui le meilleur point d’appui pour travailler à une recomposition de la gauche 3/ nous souhaitons agir par tous les moyens en vue du dépassement de ce cadre pour en faire une « maison commune » pour la gauche, capable de créer des synergies « dans la rue comme dans les urnes ».

Evidemment, il reste beaucoup de chemin à parcourir, car pour l’heure le compte n’y est pas… LFI s’est par exemple avérée incapable d’agir en direction du mouvement des Gilets Jaunes, alors qu’elle semblait être la force la plus disposée à le faire. La raison réside dans la nature « gazeuse », c’est-à-dire « anarcho-populiste », de cette organisation : d’une part sa direction semblait convaincue du fait que, mécaniquement, la forme et le projet de LFI allait entrer en symbiose avec le mouvement des Gilets Jaunes, tant celui-ci apparaissait comme son alter ego dans le champ du mouvement social ; de l’autre les seules tentatives de travail politique en direction du mouvement se firent, sur le tard, au travers des signaux envoyés de « leader » à « leader », entre J.L. Mélenchon et E. Drouet… Mais il n’est pas sûr, pour autant, que nous gagnerions à faire de LFI une organisation au sens « classique » du terme, dotée d’une colonne vertébrale organisationnelle et d’une direction politique de type « centralisme bureaucratique ». Il se pourrait bien au contraire que la préservation de LFI comme « mouvement » puisse être un pari à effectuer, pour autant que nous parvenions à faire exister des organisations et courants politiques « classiques » en son sein, à la fois pour 1/ assurer une forme de pluralisme politique 2/ la formation de cadres concentrant l’héritage de différentes traditions du mouvement ouvrier 3/ intervenir, en synergie autant que possible, dans l’espace des mouvements sociaux. Ce tissu organisationnel, agissant dans et hors de LFI, pourrait alors se retrouver sous cette même bannière lors des temps électoraux. Evidemment, la question de la « gouvernance » au moins pour partie démocratique de LFI se poserait de manière plus ardente qu’aujourd’hui encore, et c’est certainement là le plus gros problème organisationnel qui se pose. Il s’agit là à la fois d’une question de principe et d’une question de stratégie politique : « pas de démocratie sans socialisme, pas de socialisme sans démocratie ! » De ce point de vue, et c’est une tâche prioritaire, il s’agit de faire progresser les perspectives défendues par le courant que nous représentons au sein de LFI4.

En Picardie, nous avons d’autant plus d’intérêts à avancer vers une telle direction qu’un cadre tendant au dépassement de LFI tout en se confondant avec elle existe déjà, et qu’il s’appelle Picardie Debout. Les municipales de l’année prochaine vont, de ce point de vue, être un moment essentiel de reconfiguration de l’espace politique local. Nous devons l’aborder avec une stratégie collective si nous souhaitons peser sur ce qui va s’y jouer, dans la mesure de nos moyens. Pour évoluer dans ces environnements « gazeux », nous pensons que nous avons tout à gagner à renforcer notre organisation et à faire vivre les pratiques liées au « marxisme ouvert » qui la caractérise en partie : démocratie, travail intellectuel de compréhension commune, intervention la plus coordonnée possible dans les mouvements sociaux et électoraux.

Grégoire, Laurianne, Nicolas, Vincent (Somme)

1 C’est-à-dire l’existence de réseaux « horizontaux », qui ne trouvent leur cohérence politique au niveau national que par l’existence de chefs charismatiques incarnant le mouvement dans son ensemble (mais qui ne peuvent le faire que grâce à l’existence préalables de réseaux). En l’absence de toute forme de structuration « réelle », c’est le net qui permet à la fois aux réseaux de se maintenir et aux phénomènes de leadership de se développer. Cf. Stathis Kouvélakis, « Gilets Jaunes, l’urgence de l’acte », Contretemps, 21 janvier 2019.

2 Fondé en 2009 en Italie, « ni droite ni gauche », le Mouvement 5 Etoiles est certainement l’organisation qui a su, plus que d’autres, tirer parti du mouvement des fourches italien de 2013. Sur le mouvement des fourches cf. « Il y a six ans, des “gilets jaunes” avant l’heure en Italie », dans le Courrier International du 20/11/18.

3 À la CGT, si la part des ouvriers reflue (passant de 66% en 1975 à 40% en 2006) et si les employés sont toujours plus nombreux (passant de 23% en 1975 à 42% en 2006), cette évolution traduit plus un développement du syndicalisme chez les agents du public que dans le tertiaire marchand. La Fédération du Commerce ne représente que 5% des adhérents de la CGT. Si la CFDT connait quant à elle une implantation plus privilégiée dans le privé et dans les services, cette implantation concerne en réalité peu les classes populaires et bien davantage les membres de l’encadrement (les ouvriers représentant 21% des adhérents de la centrale et les employés 23%, soit moins que le total de ces deux catégories dans la population active). Les cadres, ingénieurs, contremaitres, etc., qui représentent 34% des adhérents de la CFDT en 1994, votent d’ailleurs majoritairement pour la confédération dès 1999 (et, lors des élections professionnelles de 2013, la CFDT distance dans le collège correspondant la CGT de 6 points et la CFE-CGC de 8%). Cf. Dominique Andofaltto, Dominique Labbé, Op. Cit.et Dominique Andofaltto, Dominique Labbé, Les syndiqués en France. Qui ? Combien ?, Liaisons Sociales, 2007

4 Création d’un comité stratégique élu par la convention nationale de LFI et provenant des différents espaces de l’organisation (groupe parlementaire, espace des luttes, équipe opérationnelle, livrets thématiques, groupes d’action, mais aussi l’espace politique formé par les représentants de courants organisés…) ; d’une instance de résolution des conflits et de contrôle financier ; reconnaissance des coordinations de groupes d’action qui existent déjà et organisations d’AG territoriales ; révocation des élus ; etc. Cf. la contribution « Démocratie » de E-FI, disponible en ligne sur www.reflexions-echanges-insoumis.org