Beaucoup d’analyses sur le mouvement des Gilets Jaunes, souvent intéressantes, ont circulé dans notre mouvance et au-delà.1 Il y a tout lieu de s’en inspirer sans occulter toutefois les questions plus spécifiques qui se trouvent posées aux organisations politiques et à la France Insoumise.
Un mouvement social antilibéral
En quelques semaines le mouvement des Gilets jaunes est venu bouleverser le paysage social , enrayer un temps au moins la machinerie néolibérale, placer sur la défensive Macron et mettre en crise son gouvernement. Plusieurs traits extrêmement positifs caractérisent ce mouvement inédit :
– son caractère profondément populaire
– sa détermination et son recours à des formes d’action plus mobilisatrices et plus efficaces
– son auto organisation
– sa capacité à replacer au centre de la vie politique la question de la justice sociale et dans une large mesure la question démocratique.
Il s’agit d’un mouvement fondamentalement antilibéral polarisé sur Macron et les lieux de pouvoir qui incarnent jusqu’à la caricature la politique néolibérale : une politique de classe qui prolonge et amplifie celle de Sarkosy et de Hollande en faveur du capital et poursuit le hold up sur la population au profit des plus riches. Mais pour avoir voulu le faire au pas de course , en imposant en même temps toutes les réformes libérales ultrasensibles et sans perdre de temps avec la négociation sociale et un quelconque paravent démocratique, ils ont déclenché ce qui s’apparente une insurrection populaire.
Ajoutons à cela leur arrogance et leur mépris pour les « illettrés » et les « gens de rien ». A leur yeux les gens du peuple seraient incapables de comprendre qu’il faut, encore et toujours et de la naissance à la mort, améliorer la compétitivité des entreprises par la « baisse de coût du travail » et la destruction de protections sociales juste bonnes à privatiser, faire de la mise en concurrence de toutes et de tous le but unique et ultime de l’existence. Il ne resterait qu’ à attendre, résigné, les effets du ruissellement de l’indécence richesse des saigneurs de ce monde et les miettes qui viendraient à tomber de leur table de voleurs. Ce qui justifie à leurs yeux d’user sans modération de la brutalité et de la machine à décerveler des médias dominants pour faire entrer dans le crane des « gaulois réfractaires » cette indiscutable postulat : il n’y a pas d’alternative.
La revanche des gens de la vraie vie sur les fantasmes néolibéraux.
La mobilisation des Gilets jaunes exprime la révolte et la revanche des gens de la vraie vie sur les fantasmes criminels des néolibéraux de droite et de « gauche ». Il est le mouvement de ceux qui souffrent et qui luttent chaque jour pour garder la tête hors de l’eau : des précaires, des artisans, des petits commerçants, des retraités, des chômeurs, des ouvriers et des employés. Elles et ils viennent de là où la ségrégation sociale les a relégué, dans les quartiers ou le péri urbain des villes souvent privés de tout service public et de tout ce qui est nécessaire pour vivre correctement. En un mot ils n’arrivent plus à joindre les deux bouts et à vivre décemment alors que la violence inégalitaire des riches s’étale avec insolence. 2
Un potentiel alternatif social et solidaire issu d’une partie importante des classes populaires est bel et bien là qui s’empare de la parole et de l’initiative pour dire : on a compris et on n’en veut plus.3 Aux mots prêts, il est probable que nous nous accorderons sur le constat et le diagnostic. Comme d’ailleurs sur l’appréciation des misérables entourloupes des soit disant mesures sociales concédées qui ne coûteront rien au capital et seront financées par la population. Et probablement aussi pour dire où se situe la violence : du coté d’un pouvoir qui n’a de cesse de renforcer son caractère autoritaire et répressif, de criminaliser l’action de ses opposants, de multiplier les coup tordus, de mettre de plus en plus directement les institutions judiciaires et les dispositifs de police sous la coupe d’une oligarchie incontrôlée et mafieuse qui mène ainsi sa guerre de classe.
Car le bonapartiste – fut il jupitérien et « managerial » – fait le plus souvent face à ses crises avec la ligne de pente propre à ce mode de domination. Un fois évanouies les illusions du « nouveau monde » et du « en même temps » reste la force brutale, la dénonciation de toute manifestation sociale comme relavant de buts factieux voire terroristes. En un mot, une logique dictatoriale que Macron.. ou un(e) autre se chargerait de mettre en musique à l’unisson d’autres et déjà trop nombreux pays.
Comment gagner ?
Il y a là une menace que nous aurions tord de sous estimer et qui concerne le mouvement social présent et à venir. Nul ne saurait prédire les actes futurs du mouvement et sa « saison 2 ». Mais ce qui est à peu prés certain , si du moins Macron ne renonce pas à l’agenda néolibéral qui est le sien – et aucun indice ne porte aujourd’hui à penser qu’il serait prêt le faire – est que sur des sujets majeurs et qui impactent directement la vie des classes populaires de nouveaux affrontements se profilent : sur les retraites, la protection sociale, le sort réservé aux chômeurs, etc.
Construire un nécessaire tout ensemble.
Redisons le : ce mouvement qui sort des schémas d’analyse de la majorité de partis et des organisations syndicales signe probablement l’entrée dans une période où les formes de la lutte des classes ne passeront plus par le canal d’organisations encadrant les révoltes trop souvent à de fins de récupération inavouées. Mais à bien y regarder, est-ce vraiment si nouveau ? Sans remonter à la révolution française, les grands soulèvements populaires, de Juin 36 à Mai 68, se sont rarement faits à l’appel de quelque organisation que ce soit . Prenons en acte sans regret et agissons sans réserve avec ce mouvement, ce qui est la position de la France Insoumise de façon à être utile sans intention de quelque récupération que ce soit. Mais y être et en être n’exclut pas la lucidité, la compréhension des obstacles, la détermination à construire en commun des perspectives, à commencer par celle d’un nécessaire tous ensemble.
Dans le creuset du mouvement un brassage social s’est réalisé ce qui a permis de lever des incompréhensions et certaines préventions et d’éviter pour l’essentiel de s’en prendre à des boucs émissaires : l’immigré, le fonctionnaire, etc. Des dialogues et des liens se sont tissés au sein de la classe immense bien qu’éclatée des exploité-e-s et des dominé-e-s : le peuple dans sa diversité de situation, d’histoire , de culture et dans son aspiration à agir en commun. Un panel de revendications convergentes s’est dégagé dont la logique est principalement sociale et démocratique. Une politisation à une échelle de masse a commencé à s’opérer.
Mais ce n’est pas faire injure au mouvement que de constater que toutes les convergences nécessaires ne se sont pas -encore – réalisées. Et qu’il manque la présence plus affirmée de la jeunesse scolarisée, de davantage de salarié-e-s des grandes entreprises et de la fonction publique, de la population stigmatisée et en butte au racisme des banlieues et des quartiers populaires. Il manque également la jonction assumée avec les mouvements écologistes et les mouvements féministes. Sans tous ceux là comment le peuple pourrait-il se fédérer ?
Ce constat n’est en rien un reproche à un mouvement qui a déjà beaucoup fait pour briser l’effet de sidération et la résignation ambiante et pour changer la donne. Si regret il y a il est du coté du manque d’audace – euphémisme – et de la passivité des confédérations syndicales – à l’heureuse exception de Solidaires – qui n’ont rien fait ou si peu pour que la jonction avec les Gilets Jaunes se réalise.
Il est vrai qu’il convient de prendre en compte les réticences de ces derniers exprimant souvent leur détermination à ne pas être récupérés. Mais il est probable qu’un front syndical uni, déterminé et solidaire autant que respectueux de leur autonomie aurait eu un effet positif et aurait aussi donné davantage de moyens pour réaliser des actions de blocage plus massives et plus efficaces. Au lieu de quoi les déclarations contradictoires se sont succédé es et le chacun pour soi a prévalu. Attitudes d’autant plus dommageables que beaucoup de militants et d’équipes syndicales au niveau des branches et des territoires ont agi pour contester cette orientation démobilisatrice et favoriser la jonction. Aujourd’hui le débat est loin d’être clos et l’avertissement mérite d’être entendu. Faute de quoi le risque existe de renforcer le sentiment déjà présent que les syndicats ne servent à rien voire sont passés de l’autre coté. Déclin historique du syndicalisme ou sursaut encore possible ? La question est posée.
Pour une auto défense assumée et un renforcement du pouvoir collectif d’agir.
L’ampleur et la sauvagerie de répression policière et judiciaire, son caractère revendiqué et banalisé par le pouvoir pose objectivement la question de l’auto défense et de l’organisation du mouvement à cette fin. De façon empirique le mouvement a essayé d’y répondre sans toujours réussir à déjouer les provocations politiques et policières visant à morceler les manifestations, à provoquer la rage de manifestants déterminés mais pour l’essentiel pacifiques puis à susciter et instrumentaliser les affrontements.
La violence que dénoncent ceux qui en ont le plus usé et abusé n’est certes pas en soi – pas plus que la non-violence d’ailleurs – un moyen d’agir à encourager. Mais aucun soulèvement populaire, aucune insurrection civique ne peut faire l’économie d’un affrontement avec ce qu’il faut bien continuer d’appeler les « bandes d’hommes armés » (légales, semi légales.. ou illégales ) de l’ordre néolibéral. Si nous nous démarquons à juste titre de toute stratégie d’encouragement à la casse gratuite comme à une parodie gauchiste de « lutte armée » , nous ne saurions sans s’aveugler prôner , en ce domaine comme en d’autres, une stratégie même implicite de « désarmement unilatéral » de notre camp. Face à un adversaire à ce point organisé, déterminé à nous écraser, dressé et armé pour le faire, on ne peut espérer gagner sans être de notre coté « armé » au plan politique, stratégique et organisationnel. L’enjeu est à la fois de se protéger, de maintenir notre cohésion et de renforcer le pouvoir collectif d’agir y compris en se donnant les moyens de neutraliser les agressions de nos adversaires et de les délégitimer. 4
D’une façon générale, c’est aussi la question du pouvoir populaire que se trouve posée tant il est vrai que toute crise sociale et politique durable et d’ampleur – ce qui est le cas – met aux prises « ceux qui n’en peuvent plus » et « ceux qui n’en veulent plus ». Certes , même haïs et sans base sociale réelle Macron et le bloc oligarchique qu’il représente, n’ont pas épuisé toutes leurs marges de manœuvre institutionnelles et politiques. Et l’arrivée de l’extrême droite couplée à la droite extrême pour poursuivre sous une autre forme une politique néolibérale radicalisée et militarisée n’est hélas plus à exclure. Mais, déjà et plus que virtuellement, ceux qui n’en veulent plus montrent une autre voie et dessinent une autre figure de la politique basée sur l’auto organisation et la démocratie sociales.
Difficile mais déterminante : la question de la représentation.
Certains commentateurs, même favorables au mouvement, estiment positif que les Gilets Jaunes se soient opposés à toute forme de représentation, y voyant l’expression de la supériorité de la démocratie directe sur une démocratie représentative qui serait forcement porteuse de délégation de pouvoir et par là de dépossession du pouvoir de délibérer et de décider.
La logique du mouvement n’est certainement pas de s’en remettre à un leader incarnant le peuple pas plus d’ailleurs… qu’à des théoriciens leur dévoilant le sens réel de leur mouvement. Mais il est un populisme paradoxal qui consiste à interpréter et à dénoncer toute proposition de parti politique comme l’expression d’une volonté de canaliser ou de récupérer le mouvement. Sans doute est-il bien en phase avec la défiance d’une grande partie des Gilets Jaunes, échaudés à juste titre par tant de trahisons et de dévoiement. Cela dit beaucoup sur le déficit de légitimité qui touche les médias, les élus, les politiques en général, voire les syndicats. Mais cela n’en constitue pas moins une impasse.
Car le « refus de principe de toute représentation », mis par exemple en exergue par Dardot et Laval5 n’ a certainement pas pour effet d’annuler sinon de façon purement imaginaire la représentation du mouvement mais celui de la laisser, de façon incontrôlée, à qui s’en empare, parfois pour le meilleur ( cf. les deux appels successifs des Gilets Jaunes de Commercy6 ) parfois pour le pire…. de Francis Lalanne et Bernard Tapie aux amateurs de « quenelles ». Entre les deux le mouvement réel s’est le plus souvent doté d’animateurs qui fort heureusement en ont souvent été les représentants de fait. Ils l’ont fait en tâtonnant, parfois de façon démocratique et parfois de façon disons… plus directive. Non pour aller sur les plateaux télé ou rencontrer les émissaires du gouvernement mais pour préparer les actions et les coordonner, animer les AG , assurer la réussite des manifestations, parfois engager le dialogue avec des syndicats, des élus.. voire des politiques sans les diaboliser à priori. Simplement donc pour faire un travail militant responsable, énoncer les options possibles, favoriser la prise de décision collective : bref, organiser la lutte . Car ainsi va la vie militante, avec ses contradictions, son pluralisme imparfait, son mixte d’ancien et de nouveau, loin des projections spontanéistes et approximativement libertaires. Ne pas vouloir par purisme prononcer le terme de « représentants » pris dans ce sens précis ne change rien à l’affaire. On ne gagne rien au relativisme faussement radical selon lequel toute représentation serait une négation de la démocratie. Il n’y a aucune raison de s’interdire par principe d’aider à penser et à expérimenter les formes de représentation les plus démocratiques, les plus transparentes, les mieux contrôlées, les plus collectives et les plus efficaces.
Et à supposer que demain le mouvement, lors de possibles rebonds, débouche sur la multiplication de comités populaires comme ceux de Commercy nous y engagent, la question serait plus cruciale encore.
Les Gilets jaunes et nous. Quelles perspectives politiques et quelle orientation ? De réelles convergences de fond.
Chacun voit bien que ce qui précède a rapport au politique, même lorsque le mouvement s’en défend. Mais sa dynamique et ses prolongements politiques dépendent aussi du contexte national et international, de l’état des forces sociales et des organisations qui – bien ou mal – les représentent et agissent en leur nom dans le champ politique, des alliances qui peuvent se nouer tant pour le bloc oligarchique que du coté de ce qui pourrait être l’expression et l’organisation d’un bloc démocratique s’il veut éviter le « solo funèbre » qui menace.
Ayons conscience de ces enjeux : le soulèvement des Gilets jaunes permettra-t- il que s’affirme de de façon massive et durable dans le pays une orientation sociale, écologique, démocratique égalitaire capable de l’emporter à la fois sur la ligne incarnée aujourd’hui par Macron et sur l’alternative fascisante tout aussi néolibérale mais identitaire et étroitement nationaliste à l’image du Brésil ou de l’Italie ?
Divers commentaires et conseils à notre camp que l’on peut lire aujourd’hui révèlent deux postures. Pour les uns , il n’y aurait pas lieu de perdre son temps et son âme à s’intéresser de trop prêt au champ politique existant. Tous se vaudraient et se rejoindraient dans la course vaine et dérisoire au succès électoral et aux joutes parlementaires. Ici encore nous ne sommes pas loin d’un populisme par ailleurs dénoncé et que l’on voudrait nous attribuer. Nous ne sommes certes pas dans le « tous pourris » mais plutôt dans le registre du « tous agissent pour leur intérêt de boutique ». Succès immédiat assuré mais qui masque mal la pauvreté de l’argumentaire et évite toute confrontation sérieuse avec les positions réelles des différentes offres politiques à gauche. Mais puisque par avance est établi que tout se vaudrait à quoi bon aller plus avant : quelques phrases ou citations choisies souvent coupées de leur contexte et de leur intention suffiront. Et nul besoin non plus d’aller plus loin dans le détail des propositions alternatives : tout programme essayant de mettre l’ensemble de ces propositions en cohérence relèverait du substitutisme.
On sait qu’est développée en miroir la position symétrique : le salut ne saurait venir que du rassemblement des gauches en n’étant pas trop regardant sur le contenu de l’union pour contrer la menace de l’extrême droite. Plenel et quelques autres excellent dans l’exercice avec au fond le même évitement que nos amis spontanéistes : l’indifférence à l’égard des programmes et de stratégies réellement défendues par les uns et par les autres. Qu’importerait alors la confusion créée par la gestion « Macron compatible » et parfaitement néolibérale pour gérer des métropoles comme Paris et tant d’autres grandes villes par des coalitions réunissant PS, PC et EELV. Et si certains estiment possible et prioritaire de faire une Europe sociale et écologique sans changer les traités européens, pourquoi faudrait-il se fâcher pour si peu, etc, etc..
Prise entre ces généreux conseils – pour les uns : une seule solution, l’union des gauches ; pour les autres : que le mouvement se débrouille – la France Insoumise serait par avance disqualifiée : elle en ferait toujours trop ou pas assez. Affiche-t-elle son soutien aux Gilets Jaunes, appelant à les rejoindre et nous voilà taxé de « récupération ». Insiste-t-on sur l’auto détermination du mouvement et sa capacité d’auto organisation, voila bien une preuve d’extériorité et d’incapacité à dire autre chose que : « C’est bien » révélatrice de notre faiblesse politique. Evoque-t-on un processus embryonnaire de « révolution citoyenne » : c’est bien là le signe que nous voudrions ramener Chavez dans nos bagages. Nos députés relayent-ils la revendication démocratique du RIC et nous voila accusés de vouloir canaliser le mouvement sur le terrain parlementaire.
Les catégories politiques pour penser l’action mises à l’épreuve.
Un mouvement social de cette envergure interroge forcement les catégories politiques, les programmes et les stratégies des formations politiques. La France Insoumise ne saurait s’y dérober. Parlons clair : nos analyses, nos propositions, notre programme, notre stratégie se sont-elles révélées à coté de la plaque ? Commençons par le programme : tout observateur honnête remarque la proximité entre la grande majorité des revendications mis en avant par les Gilets Jaunes et l’Avenir en commun. Poursuivons avec nos analyses sur ce qu’est ce régime, les intérêts qu’il sert, l’humiliation qu’il fait subir. Y a- t-il décalage avec ce qui s’exprime ? Posons également la question de savoir quel a été l’acteur principal du mouvement . Comme relevé plus haut, d’un point de vue sociologique ont dominé les catégories populaires du « péri urbain » dans leur diversité. Mais politiquement en quoi serait-il erroné de dire qu’il s’agit du peuple. Tout le peuple, non, mais le peuple travailleur, oui. Ou sinon quoi ? Les peuples ? Mais où passeraient les démarcations ? Entre ceux ceux des villes et ceux des champ ? Les jeunes et les vieux ? Les précaires et les sur exploité-e-s en CDI dans les petites boites ? Mais le creuset de l’action en commun ne les -a-t-il pas déjà rassemblé et fédéré ? Question subsidiaire : au tribunal de l’excellence à gauche d’autres font-ils mieux ? Et qui et comment ? La fumeuse « gauche intelligente » et raisonnable ? Mais elle a disparu du paysage et elle s’est tue. Retour alors à l’arme de dissuasion massive du relativisme ? Tous se valent et seul le mouvement existant serait à même de dire la politique qu’il faut. Mais comment fait on lorsque des expressions politiques antagoniques s’expriment en lien avec le mouvement – l’extrême droite ne s’en prive pas – On laisse faire, on ne dit rien ?
Une hypothèse stratégique pour partie nouvelle.
Passons à la question sans doute plus complexe et plus controversée de la stratégie.7 Celle de la révolution citoyenne se trouve-t-elle mise à l’épreuve ? Oui en un sens, puisque ce qui caractérise la révolution citoyenne est pour partie fortement présent dans le mouvement – la mobilisation sociale, l’auto organisation – et pour partie absent sinon rejeté : la conquête de positions institutionnelles lors des échéances électorales permettant de déboucher sur un processus constituant. Ne tournons pas autour du pot : cette dernière perspective n’est pas aujourd’hui celle des Gilets Jaunes. Il y a incontestablement un enjeu de conviction. Mais il convient également de prendre en considération les raisons profondes de cette dissociation. Comment expliquer que nous sommes d’accord sur l’essentiel des analyses et du programme et qu’à une échelle large ce soit la méfiance qui prédomine et non l’adhésion à notre stratégie électorale, même s’il n’y a pas photo par rapport aux autres options à gauche. Ce qui nous est signifié, au-delà d’un climat de dégagisme qui demeure, est que la voie que nous proposons ne convainc pas au-delà d’un socle solide d’électeurs et qu’il y a à cela des raisons qu’il importe d’analyser. L’obstination médiatique et politique – à droite mais pas que – à nous salir, à nous calomnier, à nous détruire est l’une de ces raisons. Mais il en est une autre : le scepticisme général sur la possibilité même d’un changement social profond par les élections, la conviction que les élus une fois parvenus au pouvoir serviront leurs intérêts propres et non ceux du peuple. Au vu de nombre d’expériences historiques on ne peut pas dire que ce sentiment soit infondé. Nous avons certes raison d’expliquer que notre objectif est celui d’un changement profond des institutions à commencer par celles antidémocratiques et monarchiques de la 5eme république. Il est juste d’avoir pour perspective une 6eme république au terme d’un processus constituant associant étroitement les citoyens ainsi que la mise en place de dispositifs permettant un contrôle effectif des élus et leur possible révocation.
Mais à l’échelle large d’un mouvement social comme celui que nous connaissons la réalisation de cette perspective apparaît comme abstraite et aussi brouillée par un phénomène de discordance des temps : celui des luttes immédiates et de l’urgence à faire céder Macron et/ou le destituer et celui perçu comme lointain et aléatoire des échéances électorales. Lier les deux invite à valoriser la part de déjà là révolutionnaire et émancipateur dans les luttes présentes. Et à avoir également en tête que la profondeur de la crise politique peut fort bien bousculer l’agenda et accélérer des échéances qui combineraient élection, mobilisation sociale et recomposition politique. Il ne s’agit pas de relativiser l’importance des élections européennes puis municipales mais de les replacer dans le contexte bouleversé et mouvant où nous nous trouvons. Avec une hypothèse nouvelle liée à la profondeur et l’acuité de la crise d’une part et à un degrés extrêmement fort et étendu d’exaspération et de rejet anti Macron d’autre part: celle de voir l’insurrection populaire et potentiellement révolutionnaire opérer indépendamment des échéances électorales. Non encore une fois que cela soit antagonique avec ce que nous avançons. Ce serait plutôt parallèle, la difficulté étant que les parallèles n’ont pas vocation à se rejoindre… sinon à l’infini.
En ce sens la révolution citoyenne pourrait être pensée comme un processus instituant d’ores et déjà de nouvelles façons de faire société et de se gouverner. Révolution permanente en somme par le brassage et la combinaison des problématiques sociales, écologiques et démocratiques au sein de collectifs citoyens et autogérés attestant par la pratique que le pouvoir n’est pas simplement à conquérir électoralement mais à exercer démocratiquement, ici et maintenant. Articuler donc l’auto organisation sociale à l’auto gouvernement. 8
De ce point de vue, il semblerait utile que la France Insoumise se dote d’un cadre de confrontation autour de ce que sont nos principales références stratégiques, tout à la fois pour les tester, les enrichir voire les faire évoluer. Pour ce faire avait été évoquée une évolution de l’Espace politique vers un espace de Forum. Mais la concrétisation tarde à venir et ne semble pas perçue comme prioritaire. Dans la situation présente reporter aux calendes grecques ou se dérober à ce travail serait doublement dommageable : pour le mouvement social qui sur le plan politique s’interroge et hésite comme pour bien des militants de la FI qui souhaitent avoir ce débat. Mais sans doutes cela fait-il également partie des tâches des organisations et courants politiques qui participent à la vie de la France Insoumise et agissent en complémentarité que d’apporter leur part de réflexion sur ce que pourrait être une révolution du 21eme siècle à partir de leur culture propre. 9
Quelle évolution de la France Insoumise en lien avec cette hypothèse ?
Dans cet aperçu des vecteurs de politisation – analyse, programme, stratégie – le tour d’horizon ne serait pas complet s’il n’était pas évoqué le mode de regroupement et de fonctionnement dont nous nous sommes dotés : celui du mouvement large organisé autour de groupes d’actions locaux et/ou thématiques, d’une plate forme numérique nationale et d’Espaces aux fonctions diverses et plus ou moins coordonnées. Tout à la préoccupation de ne pas reproduire des fonctionnements de partis et les tares qui s’y rattachent – dont les luttes de pouvoir et les divisons internes – nous avons construit un mouvement « gazeux » ou « polycentrique » avec comme seule condition d’appartenance la référence à L’Avenir en Commun. Parce que tourné vers l’action la recherche de l’efficacité prime alors sur la délibération démocratique et les modes de décision et de représentation qui pourraient en découler. Ces choix ont prolongé les campagnes des élections présidentielles et législatives qui avaient vu des dizaines de milliers de personnes nous rejoindre. Mais n’ont-ils pas aujourd’hui atteint leur limites ? Correspondent-ils pour le présent et surtout pour l’avenir à ce dont nous avons besoin alors même que notre base militante s’est renouvelée avec un important turn over et que l’activité de bien des groupes d’action tend plus vers la stabilisation que vers la progression.
Parmi les autres facteurs à prendre en compte, il y a nos interventions multiformes et offensives dans le champ politique qui font que nous sommes de plus en plus perçus comme une organisation politique, sinon comme les autres, du moins participant aux mêmes débats et aux mêmes péripéties. Enfin et peut être surtout doit être regardée une situation politique marquée entre autre par la polarisation. D’un coté l’usure rapide, l’entrée en crise du « macronisme » y compris au sommet de l’état et sa radicalisation autoritaire et répressive. De l’autre une conjugaison de révoltes des laissés pour compte porteuse de revendications de justice sociale et de démocratie. Soit les ingrédients d’une situation instable et imprévisible où les rythmes de la vie politique peuvent à tout instant s’accélérer et exiger de notre part des réponses rapides et une orientation appropriée.
Le caractère « gazeux » de notre mouvement permet-il de le faire dans les meilleures conditions ?
L’incertitude qui pèse encore sur la « direction » de la France Insoumise devient aujourd’hui peu compréhensible. D’autant plus que l’affirmation et la revendication d’une absence de direction n’est crédible ni à l’extérieur de la France Insoumise ni dans nos rangs. Heureusement pourrait-on dire car qui peut penser sérieusement que la seule référence à l’Avenir en commun, puisse nous guider dans les prises de position qu’il s’avère nécessaire d’avoir au jour le jour. Analyser les situations, délibérer et décider des orientations à prendre ainsi qu’à la meilleure façon de les traduire dans les faits correspond est une fonction importante pour une organisation politique qui agit pour une transformation globale et radicale de la société prise en charge par les citoyens. N’ est ce pas dés lors le rôle d’une instance pluraliste et paritaire, démocratiquement désignée, légitime parce que dotée de règles explicites et connues de toutes et tous. L’exigence démocratique rejoint ici l’impératif d’efficacité.
Ce qui vaut au niveau national se retrouve au niveau territorial. La pérennisation de nos choix initiaux en faveur d’une autonomie des groupes d’action locaux a fait volontairement l’impasse sur toute instance de coordination et d’échange. Mais avec l’expérience acquise aujourd’hui est-il raisonnable que sur un territoire chaque GA agisse sans se soucier de ce que fait le voisin au risque de la cacophonie et de se marcher sur les pieds ? Beaucoup d’initiatives de ville ou régionales ( meeting, prise de position et intervention sur des questions locales, actions unitaires avec d’autres mouvements, etc.) exigent la coordination de GA, la délibération et et la prise de décision en commun. N’est-ce pas d’ailleurs ce qui se passe dans la réalité ? Comment encore porter une parole collective au niveau des médias locaux qui nous sollicitent ? Comment enfin, et cela est en lien direct avec le mouvement des Gilets Jaunes, mutualiser les expériences vécues à leur contact, apprécier les possibilités et les modalités de politisation, faire partager au mieux nos propositions ?
Au fond il ne s’agit de rien d’autre que d’apprendre de l’expérience et de la confrontation avec le mouvement social et d’assumer ainsi le caractère expérimental et évolutif de la France Insoumise à un moment important de son existence. Il s’agit toujours de penser l’action et d’articuler pour cela programme, stratégie et mode de regroupement. Mais il s’agit de le faire par rapport à une situation politique et sociale modifiée et avec des acteurs inédits.
La dynamique sociale du mouvement des Gilets Jaunes et ses effets ne dépendent pas fondamentalement de nous. La jonction avec eux et la trajectoire politique qui pourrait en résulter un peu plus. A nous d’en tenir le compte qu’il faut.
Francis Vergne, le 2/1/2019.
1 Elles contrastent avec la somme de banalités prétentieuses qui fleurissaient il y a quelques temps encore du coté d’une certaine « gôche » prétendument morale, sociétale, créative, intelligente, bien éloignée en tout cas des préoccupations des classes populaires et… farouchement anti FI. Qui s’en plaindra ?
2 C’est là ce que note Patrick Le Moal « Pour bon nombre, ils/elles ont essayé de s’en sortir par le travail, quitte à devenir artisan ou auto entrepreneur, ont cherché à avoir une maison convenable et pour cela se sont éloigné.e.s des villes. Ils et elles s’ajoutent aux habitant.e.s des petites villes oubliées par la métropolisation .
Ils/elles prennent la parole, s’insurgent contre les inégalités craintes, contre les difficultés de leur vie quotidienne, contre le mépris et l’arrogance des dominants…
Les gilets jaunes expriment une exaspération qui catalyse la colère diffuse contre un système fiscal et de redistribution inique, l’accumulation des attaques contre le pouvoir d’achat, les retraites au moment ou s’accumulent les cadeaux faits aux riches, aux capitalistes. C’est aussi une mobilisation pour la dignité, l’exigence de respect, la justice sociale, la démocratie qui s’en prend au président des riches. Cette exaspération populaire a un caractère de classe évident, ce qui explique sa popularité dans toutes les franges des classes populaires. »La dynamique des Gilets Jaunes et les tâches des révolutionnaires. Médiapart. 24 Décembre 2018.
3 Frédéric Gros notait en ce sens dans Libération du 6 décembre 2018 « On voudrait une colère, mais polie, bien élevée » :« Ces moments de sursaut sont trop profondément historiques pour pouvoir être prévisibles. Ce sont des moments de renversement des peurs. S’y inventent de nouvelles solidarités, s’y expérimentent des joies politiques dont on avait perdu le goût et la découverte qu’on peut désobéir ensemble. C’est une promesse fragile qui peut se retourner en son contraire. Mais on ne fait pas la leçon à celui qui, avec son corps, avec son temps, avec ses cris, proclame qu’une autre politique est possible. »
4 Un certain nombre de vidéos et de témoignages dans les réseaux sociaux font un bon travail en ce sens .
5 « Avec les gilets jaunes: contre la représentation, pour la démocratie » . Médiapart.12 décembre 2018.
6 « Ici à Commercy, en Meuse, nous fonctionnons depuis le début avec des assemblées populaires quotidiennes, où chaque personne participe à égalité. Nous avons organisé des blocages de la ville, des stations services, et des barrages filtrants. Dans la foulée nous avons construit une cabane sur la place centrale. Nous nous y retrouvons tous les jours pour nous organiser, décider des prochaines actions, dialoguer avec les gens, et accueillir celles et ceux qui rejoignent le mouvement. Nous organisons aussi des « soupes solidaires » pour vivre des beaux moments ensemble et apprendre à nous connaître. En toute égalité…. Depuis Commercy, nous appelons donc à créer partout en France des comités populaires, qui fonctionnent en assemblées générales régulières. Des endroits où la parole se libère, où on ose s’exprimer, s’entraîner, s’entraider. Si délégués il doit y avoir, c’est au niveau de chaque comité populaire local de gilets jaunes, au plus près de la parole du peuple. Avec des mandats impératifs, révocables, et tournants. Avec de la transparence. Avec de la confiance. »
7 Complexe la stratégie comme art politique l’est en ce qu’elle ne peut jamais procéder que par hypothèses que les affrontement présents et à venir valideront ou invalideront. On ne sait qu’après coup si le stratégie proposée est la bonne.
8 ll ne s’agit pas par rapport à des références générales communes de faire « moins de Jaures » mais assurément « plus de Gramsci » pour construire les bases d’une contre hégémonie culturelle et disputer les positions aux néolibéraux.
9 Pour le regroupement Ensemble Insoumis cela pourrait prendre la forme de journées d’étude… ouvertes à qui veut.