C’est une somme, et elle est passionnante. Mon ami Hendrik Davi, à la fois biologiste, ancien syndicaliste et aujourd’hui député LFI, vient de publier Le capital c’est nous, un manifeste pour une justice sociale et écologique. Aussi érudit qu’accessible dans l’écriture, abstrait que concret, cet essai dresse les défis d’aujourd’hui pour un projet d’émancipation et prend à bras-le-corps la question stratégique. Un pari audacieux qui a le mérite de nous éclairer dans ces temps obscurcis…
Tout au long de la lecture, j’ai été frappée par la proximité d’idées que je peux avoir avec cet animateur de la Gauche écosocialiste, avec ce qu’il analyse et ce qu’il propose comme chemin – et pourtant, nous n’y arrivons pas toujours avec les mêmes références, et nous n’avons pas le même parcours. Je retiendrai ici seulement quelques points saillants, en vous invitant à plonger dans le détail de son dense récit. Ce livre ne règle évidemment pas toutes les questions qui sont devant nous mais il débroussaille l’horizon et la méthode.
Capitalocène
D’abord, je signe et contresigne l’assertion première : la tension sur laquelle nous devons nous appuyer pour créer des dynamiques révolutionnaires, des « points de basculement des pouvoirs », c’est « la contradiction entre la préservation de la planète et la société de consommation ». Pour décrire la période actuelle, Hendrik Davi préfère parler de « capitalocène » que d’ « andropocène ». Car « le régime d’accumulation capitaliste est responsable de l’ampleur qu’ont pris les désordres écologiques ». Il est donc nécessaire de dépasser le capitalisme pour retrouver de l’équilibre dans les rapports entre la nature et l’humanité, ce qui suppose de « transformer en profondeur notre appareil de production et nos modes de consommation ». Or ce changement est impossible « dans un monde où la logique d’accumulation du capital surdétermine les décisions économiques ». Cela ne veut pas dire que le capitalisme, vert, ne puisse pas résoudre une partie des défis environnementaux. Mais, comme le capitalisme va de pair avec la société de consommation, qui représente une base matérielle sur laquelle réaliser des profits, il existe une « contradiction insoluble » entre l’expansion infinie du capital et la résorption de la crise écologique.
Écosocialisme
Opposé à la logique d’effondrement qui supposerait que tout est perdu, partisan de la planification écologique, Davi s’attache à redéfinir la valeur monétaire d’une marchandise, dans une formule apparemment complexe : « temps de travail social incluant le capital constant et le capital variable, multiplié par l’empreinte écologique, inversement proportionnel à l’utilité social ». Autrement dit, le jeu de l’offre et de la demande sont aujourd’hui biaisés par le marketing et la publicité qui créent des besoins artificiels. Il ne permet pas, seul, de fournir le niveau d’utilité sociale de la marchandise. Davi propose donc d’inclure à la fois la valeur sociale du travail accompli et l’empreinte écologique : « plus une marchandise requiert de travail social, plus son empreinte écologique est forte, moins son utilité sociale est élevée, plus elle doit être chère ». Sage et juste proposition qui donne à voir l’articulation nécessaire entre le social et l’écologie et qui dit combien les règles communes, l’État, la loi peuvent décider de ne plus laisser le champ libre aux normes du marché.
Boussoles éthiques
Comme « les principes moraux guident les actions », Davi s’attache par ailleurs à fonder le projet émancipateur sur une éthique et des fondements philosophiques : il en va de notre « boussole ». L’auteur, qui cherche à réinsuffler du matérialisme dans le raisonnement de Kant, écrit : « le choix moral n’a d’intérêt social que s’il a une conséquence en acte ». Nous voici ramenés à une pensée qui m’est très chère, et depuis fort longtemps : l’existentialisme sartrien, « où les hommes et les femmes ne se construisent que par leurs actes », et j’ajouterai pour ma part gorzien, tant André Gorz fut un maître d’œuvre remarquable de cette théorie. Davi pose alors quatre principes pour fonder une éthique émancipatrice : un rapport apaisé et durable avec la biosphère (Gaïa), un développement harmonieux des sociétés humaines (égalité), la nécessaire réciprocité des engagements entre humains (solidarité), l’objectif de liberté matérielle et intellectuelle pour toute existence (émancipation).
Utilité de la démocratie
Pour parvenir à ces objectifs, tout au long de l’ouvrage, Davi déploie une panoplie d’arguments pour la démocratie. Au fond, il la prend très au sérieux, non pas comme un poncif ou un simple parti pris théorique mais davantage comme une méthode indispensable, pragmatique, pour parvenir à nos fins. Car, nous dit-il, « l’idéal démocratique part d’une hypothèse qui me semble juste : plus nous sommes nombreux à réfléchir à un problème, plus nous avons de chances de trouver les solutions les plus appropriées ». La multiplication des points de vue et la liberté de penser sont des forces, à condition que toujours plus de citoyens aient toujours davantage accès à l’éducation et à l’information : « plus le caractère démocratique est important, plus la décision est donc lente à prendre, mais elle a plus de chances d’emporter l’adhésion du plus grand nombre, ce qui accroît son efficacité ». Par ailleurs, Davi affirme ce qui peut sembler une évidence mais qui en réalité n’est pas si simple : « la transformation radicale de la société ne doit pas avoir lieu contre la majorité de la population ».
Éloge de la théorie et la dialectique
La seconde moitié du livre de Davi est consacrée aux stratégies révolutionnaires, avec pour question : « comment reprendre collectivement le volant d’un bolide fonçant dans un mur, à un conducteur ivre mort et shooté à la cocaïne ? ». La difficulté majeure est d’affronter les classes dominantes dont les intérêts sont liés aux modes de production et de consommation en place. Or, par définition, même si la bourgeoisie porte en elles des contradictions à saisir, celles-ci dominent idéologiquement, économiquement et politiquement. Pour nous orienter dans l’affrontement inéluctable avec ces classes dominantes, nous avons besoin de théorie politique. Davi la distingue de l’idéologie, cette « élaboration et reproduction d’un corpus fixe d’idées qui cassent le ressort idéologique », en rappelant que « ce que nous enseigne la trahison stalinienne, c’est aussi qu’une théorie de l’émancipation doit penser les garde-fous qui permettront d’éviter un retour de l’orthodoxie et une fossilisation de la théorie ». Face à la complexité du monde et à ses réalités mouvantes, nous avons donc besoin de « flexibilité radicale selon la situation ». C’est ainsi que Davi nous livre un éloge de la dialectique, qui doit s’ancrer dans la praxis. Permettant de « sans cesse redéfinir les concepts à la lumière des situations », la dialectique va à l’encontre d’une vision figée des choses. La tâche des dialecticiens, c’est à la fois de permettre de mieux démasquer les mécaniques d’imposture des classes dominantes, qui consistent notamment à dévier le sens des mots, et de produire un imaginaire commun alternatif, reposant sur des pratiques concrètes, des gisements de communisme au sein même de la société capitaliste – « en prouvant la faisabilité d’un autre monde, ils le rendent tangibles ».
Médiations et forme parti
En lisant ce livre, j’ai découvert que je partageais avec Davi une attention majeure pour les médiations. Syndicats, partis, associations doivent faire l’objet d’une réflexion approfondie sur leur mode de fonctionnement et sur leurs relations. Se prémunir des processus de bureaucratisation et de la captation des pouvoirs par un petit nombre n’est pas facile mais essentiel.
Si Davi développe sur les indispensables mobilisations sociales et sur le rôle des syndicats, je m’arrête ici sur son approche de la formation politique dont nous avons besoin. Défendant la forme du parti plutôt que le gazeux, il nous met en garde contre le caractère anti-démocratique d’un mouvement informel : l’un des avantages du parti sur celui-ci, c’est que le choix de la direction peut être décidé démocratiquement. La structuration donne moins libre cours aux mécanismes de domination et de captation des pouvoirs, à condition d’être « le lieu d’une véritable révolution permanente » avec des outils démocratiques tels que la rotation et le non-cumul des mandats.
Davi aborde avec justesse la place de l’intellectuel organique qu’il conçoit dans un mouvement de va-et-vient avec les militants : celui-ci doit « pouvoir nourrir l’organisation politique d’un arrière-plan théorique qui donne de la consistance, tant à la construction de l’horizon émancipateur qu’aux stratégies révolutionnaires. À travers la praxis, il est lui-même nourri par l’expérience collective ». S’il existe bien une séparation entre le travail intellectuel et le travail pratique, il ne doit pas y avoir de « séparation de classe » avec, d’un côté, « ceux qui collent les affiches », et de l’autre, « ceux qui rédigent les positions » de fond ou stratégiques : il faut des allers-retours entre les deux. Davi ajoute : « la formation intellectuelle est nécessaire mais elle ne peut se substituer à la formation par l’action militante et le débat démocratique ».
Par ailleurs, la prise du pouvoir central ne peut se concevoir sans imaginer aussi des moyens de prendre des positions dans les collectivités locales : « l’ancrage territorial est un autre élément clé de notre stratégie révolutionnaire ». À condition de se prémunir de la tendance des militants politiques qui participent aux institutions, locales ou nationales, à « faire corps avec l’idéologie dominante qui les imprègne ».
Au total, Davi plaide pour la reconstruction d’un « grand parti de masse apte à entretenir des relations confraternelles avec les autres organisations de gauche, les syndicats et des myriades d’associations. (…) Il faut éviter la subordination des autres forces qui composent notre écosystème de l’émancipation. Nous devons aussi approfondir le fonctionnement démocratique ». Et de rappeler que « la fossilisation stalinienne a limité la capacité du PCF à se transformer de l’intérieur en acceptant les critiques formulées par des générations de communistes : une démocratie vivace et la possibilité de faire vivre le pluralisme sont des conditions essentielles à la réussite d’une nouvelle force politique ».
Se préparer au jour d’après la victoire
Défenseur de la Nupes, surtout dans le cadre de la tripartition politique, Davi précise qu’« il nous faut toujours trouver le bon compromis entre le rassemblement le plus large possible et la clarté des revendications ou du programme. Nous l’avons vu dans de nombreux pays, gagner des élections sur un programme trop flou et avec une volonté politique trop molle, qui accompagne le capitalisme sans l’affronter, conduit à la démobilisation, notamment des classes populaires. » Davi nous met aussi en garde sur le jour d’après la victoire, qui ne peut être un impensé, notamment au vu des nombreux échecs de la gauche au pouvoir, en France et ailleurs. Il nous faut donc « nous préparer très minutieusement à l’affrontement qui vient ». Il en va de notre capacité à mettre en œuvre des solutions transitoires face à l’offensive des marchés, de notre rapport aux hauts fonctionnaires qui « organisent toujours avec le même zèle la casse des services publics » ou du débordement du gouvernement par le mouvement social et la rue, « condition pour que la lutte des classes avance dans la bonne direction ».
Rien d’exhaustif dans ma lecture ici livrée de ce manifeste pour une justice sociale et écologique. Conscient du caractère « périlleux » de son projet d’écriture et persuadé que « les meilleures synthèses sont collectives », Davi pose des jalons stimulants pour dégager le chemin de la victoire d’une gauche digne de ce nom.
Clémentine Autain