Tenter de comprendre ce qui vient de se passer lors des dernières élections au Royaume-Uni, notamment la sévère défaite du Parti travailliste dirigé par Jeremy Corbyn, est d’une grande importance pour la gauche radicale. Un des moyens pour mener à bien ce travail est d’aller voir « à la source », c’est-à-dire de confronter les intuitions que l’on peut avoir ici avec les analyses – fort contrastées… – qui sont celles de courants ou de personnalités militantes britanniques (ou intervenant au Royaume-Uni).
On trouvera ici 4 documents – « pris » sur divers sites britanniques et traduits par mes soins – qui analysent les dernières élections au Royaume-Uni. Ils permettent, je pense, de prendre en compte les arguments qui se confrontent au sein de la gauche radicale britannique et de regarder au-delà des explications simplistes ou trop partielles, voire mono-causales pour expliquer vraiment l’ampleur de la défaite.
Le premier document – Annexe A – est une tribune de Jeremy Corbyn lui-même, publiée par les journaux The Observer et The Guardian, deux jours après le scrutin : https://www.theguardian.com/politics/2019/dec/14/we-won-the-argument-but-i-regret-we-didnt-convert-that-into-a-majority-for-change
Le second document – Annexe B – intitulé « Election defeat : what happened and what next ? » est une analyse de la défaite produite par Andrew Burgin et Kate Hudson, membres de l’équipe d’animation de Left Unity.
Left Unity est une organisation de la gauche « radicale » large, lancée autour d’un appel du cinéaste Ken Loach en 2013. Left Unity est membre du Parti de la Gauche Européenne (PGE) et a mené campagne pour le « Remain » lors du référendum de 2016. Ajoutons que les militants et les militantes de Socialist Resitance (Quatrième Internationale) participent activement à Left Unity.
https://leftunity.org/election-defeat-what-happened-and-what-next/
Le troisième document – Annexe C – est un article de Lindsey German intitulé « Les erreurs du passé, les opportunités à venir » publié par Counterfire. Counterfire désigne à la fois un site et une organisation de l’extrême gauche britannique, engagés en faveur du Lexit (ou Left exit). Responsable de la coalition anti-guerre, Lindsey German est l’une des principales animatrices de Counterfire. Au cours des derniers moins, elle a tenu une chronique quotidienne de la campagne électorale.
Le quatrième document – Annexe D – est un article de Richard Seymour, titré « La Grande-Bretagne après les élections : pas de fausses consolations ». Richard Seymour est écrivain et essayiste ;
https://novaramedia.com/2019/12/13/no-false-consolations/
François Coustal.
Annexe A
Grande-Bretagne, élections générales 2019.
Jeremy Corbyn
The Observer. The Guardian.
Nous vivons des temps hautement volatiles. Il y a deux ans, lors de la première élection où le Parti travailliste s’est présenté sous ma direction, notre parti a augmenté son score électoral de 10% . Jeudi, lors de cette nuit désespérément décevante, nous avons reculé de 8%.
J’ai appelé à une période de réflexion dans le Parti, et il ne manque pas de choses à prendre en considération. Je ne crois pas que ces deux élections aux résultats contrastés puissent être comprises séparément.
Les dernières années ont été riches en bouleversements politiques : la campagne pour l’indépendance de l’Ecosse, la transformation du Parti travailliste, le Brexit, la vague électorale en faveur du Parti travailliste et maintenant la victoire du « Get Brexit done » de Johnson. Rien de tout cela n’est une coïncidence.
Le système politique est volatile parce qu’il est incapable de créer un soutien stable au statu quo qui a suivi le crash financier de 2008. En tant que dirigeant du Parti travailliste, je me suis attaché à rendre visite à toutes les régions du pays et à écouter les gens. Et j’ai été frappé en permanence par la profondeur de la perte de confiance vis-à-vis de la politique.
Le fossé entre les plus riches et le reste de la société s’est approfondi. Chacun peut constater que le système économique et politique n’est pas équitable, ne produit pas de la justice et est dirigé contre la majorité.
Cette situation a créé une ouverture pour une politique qui soit plus porteuse d’espoir et plus radicale, une politique qui souligne que les choses ne devraient pas être ainsi et qu’un autre monde est possible. Mais elle a aussi nourri le cynisme chez beaucoup de gens qui voient bien que les choses ne sont en leur faveur mais qui ne croient pas qu’elles puissent changer.
J’avais pu constater cela très clairement dans les anciennes régions industrielles d’Angleterre et du Pays de Galles qui ont payé un lourd tribut au cours de quatre décennies de destruction délibérée des emplois et des collectivités. Il n’y a rien d’étonnant à ce que ce soit dans ces régions que le contrecoup a été le plus important lors du référendum de 2016 et, malheureusement pour le Parti travailliste, lors des élections générales de Jeudi dernier.
Dans ces villes où les aciéries ont fermé, c’est la politique en tant que telle dans laquelle plus personne ne croit. Mais la promesse de Boris Johnson, « Get Brexit done », vendue comme un coup antisystème, a été crue. Malheureusement, ce slogan va bientôt se révéler comme le mensonge qu’il est, brisant encore plus la confiance.
En dépit de tous nos efforts et de toutes nos tentatives de faire comprendre que cette élection allait être un embranchement quant à la direction globale que prendrait le pays, ce scrutin a été polarisé par le Brexit.
Le Parti conservateur s’était préparé à exploiter les divisions et à capitaliser sur les frustrations créées par sa propre incapacité à mettre en œuvre le résultat du référendum, au détriment du Parti travailliste qui cherchait à réunifier le pays face à l’avenir.
La polarisation du pays sur le Brexit a compliqué les choses pour un parti dont les électeurs étaient très nombreux à soutenir l’une ou l’autre position. Je crois que nous avons payé le prix d’avoir été vus par certains comme essayant de surmonter cette division ou de vouloir refaire le référendum.
Nous devons maintenant écouter les voix de ceux qui à Stoke et Scunthorpe, à Blyth et Bridgend, à Grimsby et à Glasgow, n’ont pas soutenu le Parti travailliste. Notre pays a profondément changé depuis le crash économique et tout projet politique qui prétend le contraire est un projet de complaisance.
Le progrès ne survient jamais de façon linéaire. Même si jeudi dernier nos pertes de sièges ont été lourdes, je crois que le Manifeste de 2019 et le mouvement autour de lui seront vus comme étant d’une importance historique, une véritable tentative de construire une force assez puissante pour transformer la société en faveur du plus grand nombre et non des privilégies. Pour la première fois depuis des décennies, beaucoup de gens ont eu l’espoir d’un avenir meilleur.
Cette expérience qui a été partagée par des centaines de milliers ne peut pas être effacées. Comme mouvement et en tant que parti dont la taille a plus que doublé, notre travail n’est pas achevé. Nous avons maintenant une tâche urgente : défendre les communautés qui vont être les victimes des agressions prolongées du gouvernement de Boris Johnson et de l’accord toxique qu’il souhaite passer avec Donald Trump.
Et nous devons nous attacher à garantir que ce sentiment d’espoir s’étende et s’approfondisse. En tant que socialistes, nous cherchons à élever les aspirations populaires. Les gens de notre pays méritent tellement mieux ; et ils peuvent l’avoir si nous travaillons tous ensemble pour l’obtenir.
J’en suis fier : sur l’austérité, sur le pouvoir des multinationales, sur les inégalités et sur l’urgence climatique, nous avons remporté la controverse et modifié les termes du débat politique. Mais je regrette que nous n’ayons pas transformé cela en une majorité parlementaire pour le changement.
Il n’y a aucun doute : depuis la propriété publique des chemins de fer et des principaux services jusqu’à l’augmentation de salaire pour des millions de travailleurs en passant par un programme massif de construction de logements, nos propositions politiques sont populaires. La question est : comme réussir à l’avenir là où nous avons échoué cette fois-ci ?
Il n’y a pas de solutions miracle pour surmonter la méfiance de tant d’électeurs. Ce n’est pas en nous montrant condescendants vis-à-vis d’eux que nous les regagnerons. Le Parti travailliste doit gagner leur confiance. Cela implique un travail patient d’écoute et de présence dans ces communautés, particulièrement quand le gouvernement intensifiera ses attaques. Et cela signifie qu’il faut s’assurer qu’au sein de notre parti, la classe ouvrière, dans toute sa diversité, est la force motrice.
Au cours des quatre dernières années et demie, les attaques des médias contre le Parti travailliste ont été plus féroces que jamais. Et, bien sûr, cela a eu un impact sur le résultat des élections. Quiconque défend un véritable changement se heurtera à la toute-puissance de l’hostilité des médias.
Le Parti a besoin d’une stratégie plus robuste pour affronter de face cette hostilité de médias qui sont la propriété des milliardaires et, quand c’est possible, la retourner à notre avantage.
Nous avons subi une lourde défaite et j’en assume la responsabilité. Bientôt, le Parti travailliste aura un nouveau dirigeant. Mais quel que soit ce dirigeant, notre mouvement continuera à travailler pour une société plus juste et plus égalitaire, un monde durable et pacifique.
J’ai passé ma vie à mener campagne pour de tels objectifs. La politique de l’espoir doit prévaloir.
Annexe B
La défaite électorale : qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui va se passer ?
Andrew Burgin et Kate Hudson
http://leftunity.org/election-defeat-what-happened-and-what-next/
Une défaite fracassante
L’élection de 2019 vient de donner à Boris Johnson la majorité qu’il mourrait d’envie d’obtenir. Il a conduit sa campagne sur la base la plus fondamentalement malhonnête qui soit : la promesse de réaliser un Brexit qui pourrait régénérer les zones post-industrielles délabrées et rendre à la Grande-Bretagne sa mythique place au soleil. En réalité ce gouvernement va détruire ou vendre les vestiges de l’État-Providence, détruire les droits et les protections qui subsistent, et réduire les conditions de vie de ceux qui ont été les plus touchés par le néo-libéralisme au niveau que connaissent les déclassés nord-américains. Au cours de ce processus, le conservatisme social va s’accroître, accompagné de violence et d’intolérance, nourrissant l’extrême droite et ses éléments le plus extrêmes.
Le Parti travailliste s’est battu pour gagner, sur un programme qui aurait entraîné un changement radical dans la vie sociale, économique et politique britannique. Mais les vaillants efforts de dizaines de milliers de militants du Parti travailliste, qui ont travaillé sans relâche pour essayer de vaincre les conservateurs, n’ont pas pu faire reculer le tsunami de mensonges et de désinformation que l’establishment et ses alliés, dans la presse et les médias, ont tissé tout au long de la campagne. Les Conservateurs s’en sont tenus à deux messages clé qui ont permis leur victoire : réaliser le Brexit et diffamer Jeremy Corbyn en le présentant comme un traitre et un antisémite. La position de compromis du Parti travailliste sur le Brexit ne lui a pas permis de regagner les suffrages des électeurs qui avaient voté pour le Brexit et lui a fait perdre le soutien de certains qui avaient voté pour rester dans l’Union européenne. Le vote pour le Parti conservateur recoupe le vote pour le Brexit à 80%. Au cours des derniers jours de la campagne, les Conservateurs ont repris la rhétorique raciste sur l’immigration et le Brexit, avec Boris Johnson déclarant que cela fait trop longtemps que les immigrés intracommunautaires traitent le Royaume-Uni comme s’il faisait partie de leur propre pays. Personne ne doit en douter : le vote pour le Parti conservateur est un vote pour l’obscurantisme religieux, la xénophobie et le racisme.
C’est une situation politique nouvelle. Ce n’est pas une défaite ordinaire : elle marque l’entrée de l’extrême droite au cœur de la vie politique britannique, via le Parti conservateur. Le Parti du Brexit a été fracassé par la stratégie de Cummings et n’a obtenu aucun siège, mais Farage aura sans aucun doute sa récompense politique pour avoir préservé les sièges détenus par les Conservateurs. Le nouveau gouvernement est déjà bien plus à droite qu’aucun autre gouvernement conservateur avant lui. Une nouvelle législation draconienne va être adoptée concernant les condamnations et l’immigration, avec de nouvelles restrictions des droits syndicaux et de nouvelles attaques contre l’indépendance de la justice. Il va y avoir des modifications du système électoral, avec l’introduction de photos d’identité. Les secteurs les plus progressistes des médias sont déjà soumis à des attaques, la licence d’émettre de Channel 4 News est menacée. Un Brexit sans accord est désormais sur la table, avec le chaos économique qui en résulterait. C’est une victoire des forces les plus réactionnaires de la société.
Nous devons maintenant nous préparer à une longue période d’amères luttes défensives. L’analyse de la défaite ne doit pas se concentrer sur des explications approximatives, mais sur ses racines profondes. Au cours des quarante années passées, l’attaque néolibérale, les privatisations et la désindustrialisation ont détruit les communautés ouvrières dont beaucoup se sont détournées du Parti travailliste et ont permis la victoire de Boris Johnson. Ces vieilles régions industrielles n’ont pas seulement souffert du fait des politiques de Tchatcher : on les a laissé pourrir également sous le règne du New Labour. La pauvreté et la décadence sociale ont produit un terreau particulièrement fertile pour les idées d’extrême droite, qui n’ont pas été contestée par un Parti travailliste lui-même converti au néolibéralisme. L’orientation politique portée par Corbyn a correctement identifié ces problèmes de long terme et a cherché à y apporter des réponses grâce à des stratégies d’investissement et de régénération économique. Mais la confiance dans le Parti travailliste avait été durablement détruite.
Cette rupture de la relation de confiance entre le Parti travailliste et des secteurs entiers de la classe ouvrière s’est produite de manière progressive au cours des années. Le Parti travailliste a abandonné son rôle de tribun de la classe ouvrière, au mois depuis la fin des années 80 ; des secteurs de l’extrême droite sont venus occuper cet espace constitué par les anciennes régions industrielles, que le Parti travailliste considérait essentiellement comme des réservoirs de voix fiables et des circonscriptions sûres pour les animateurs du groupe parlementaire. Au cours des scrutins des années 1997 à 2010, tout au long de la période de domination du New Labour, le Parti national britannique (BNP) est passé de 35.000 à 560.000 voix et l’essentiel de ces suffrages venait de ces régions-là. Quand le BNP a commencé à décliné, le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP) a émergé et s’est construit sur ces votes. Et de même que le vote BNP s’est transformé en un vote UKIP beaucoup plus important dans ces régions, cela a préparé le terrain pour le passage au vote en faveur du Parti conservateur pour ces élections. A propos de Leigh, l’ancien bassin minier où il est né, Paul Mason a écrit : « Voter pour l’UKIP s’est révélé être une drogue de transition pour passer au vote Conservateur ». Cette défaite est un miroir de la victoire de Trump en 2016 dans les états de la « ceinture de rouille » aux États-Unis – Pennsylvanie, Ohio, Michigan, Wisconsin and Iowa – ou de celle de Marine Le Pen dans les anciennes régions industrielles du Nord de la France. La victoire de Johnson est basée sur une nouvelle érosion du vote travailliste dans ses bastions traditionnels. La plupart des nouveaux sièges gagné par le Parti conservateur étaient jusqu’alors des sièges acquis au Parti travailliste depuis des générations. Boris Johnson a réussi cela en parvenant à convaincre suffisamment d’anciens électeurs travaillistes des Midlands ou du Nord que le slogan « Get Brexit done » était ce qui leur convenait. Bien sûr, il est parvenu à raconter beaucoup de choses à beaucoup de gens, y compris des choses qui n’avaient pas grand-chose à voir avec l’appartenance à l’Union européenne : donner un coup de pied à l’élite, empêcher la venue des étrangers, reprendre le contrôle de nos vies et restaurer la grandeur de la Grande-Bretagne. La version Johnson du nationalisme anglais a subverti la fierté dans le groupe qui existait autrefois à travers la force collective et la dignité de la classe ouvrière organisée et l’a dirigé vers la xénophobie et l’intolérance, sans plus de conscience ni de solidarité. Mais quelle que soit la manière dont les électeurs ont interprété les promesses de Johnson, il ne fera rien pour ces couches populaires.
Le mouvement syndical et travailliste est profondément conscient de la pauvreté sociale qui règne dans ces régions et beaucoup avaient déjà identifié les problèmes réels que rencontrait le Parti travailliste pour conserver son électorat. Mais les prescriptions très différentes proposées étaient insuffisantes pour endiguer la marée. Dans la mesure où l’insatisfaction vis-à-vis Parti travailliste était enracinée beaucoup plus profondément que le simple reproche d’être un parti du Remain et que le vote Leave incarne un ensemble de facteurs bien plus complexe que le simple désir de quitter l’Union européenne, les tentatives de dernière minute du Parti travailliste de nuancer son approche sur le second référendum ou d’envoyer plus de membres du shadow cabinet partisans du Brexit faire du porte-à-porte dans les circonscriptions ouvrières pro-Brexit n’ont fait qu’effleurer le problème.
Au cours des quatre dernières décennies, le mouvement syndical a été substantiellement affaibli par l’offensive néolibérale. Les lois antisyndicales mises en place par Thatcher pour réduire le pouvoir syndical n’ont jamais été remises en cause lors des années New Labour. Il y a eu de nombreuses batailles amères à commencer par la grève des sidérurgistes en 1980 au cours de laquelle des secteurs importants de la classe ouvrière sont entrés en lutte, mais sont restés isolés et se sont acheminés vers la défaite. La défaite la plus importante et la plus décisive a été celles de la grande grève des mineurs de 1984-1985. Ce fut un combat héroïque mené par le secteur le plus important de la classe ouvrière, porteur de la possibilité de battre Thatcher et de changer le cours de l’histoire récente. Les mineurs ont été trahis à la fois par la direction du Parti travailliste et par celle des syndicats ; et nous vivons toujours avec le résultat de cette trahison.
Aujourd’hui, le Royaume-Uni a la législation antisyndicale la plus restrictive d’Europe. En Octobre, les membres du Syndicat des Travailleurs de la Communication (CWU) ont voté pour une action de grève. Ce fut l’un des taux de participation à ce type de scrutin parmi les plus élevés depuis longtemps et 97.1% des travailleurs ont voté pour la grève. Néanmoins, les patrons ont été en justice et, sur la base d’un petit point technique, ont obtenu une injonction pour empêcher la grève.
Il y a eu très peu de réactions de la part du reste du mouvement syndical. Tous les espoirs reposaient sur l’idée qu’un nouveau gouvernement travailliste abrogerait les lois antisyndicales. Les effectifs des syndicats ont subi une sérieuse érosion et ont été divisés par deux depuis 1979. Quatre millions de travailleurs sont déjà en contrat « zéro heures » ou en contrat précaires « sans mention d’horaires de travail » et souffrent du travail intermittent ou du sous-emploi. Cette section de la classe ouvrière – le « précariat » – n’est pas syndiquée et va se développer sous ce nouveau régime conservateur.
Nous avons atteint un point où la grève devient presque impossible ou inefficace. Le gouvernement Johnson va introduire de nouvelles lois pour entraver l’action syndicale et le Brexit va encore miner les droits des travailleurs. Les Conservateurs veulent une force de travail bon marché qui ne soit pas protégée par les syndicats ou par la législation du travail. Le modèle économique post-Brexit que proposent les Conservateurs est celui de Singapour, une ville-État autoritaire, avec de impôts sur les entreprises très bas, des salaires bas, des syndicats faibles et peu de protection sociale. On utilisera des travailleurs migrants dans l’agriculture et quelques autres secteurs, mais ce seront des « travailleurs invités » sans aucun droit qui, en conséquence, seront la proie des pires patrons. Néanmoins, le plan des Conservateurs en faveur d’une économie dérégulée et précarisée ne permettra pas au capitalisme britannique de surmonter son déclin relatif.
La campagne sur l’antisémitisme
Le dirigeant du Parti travailliste, Jeremy Corbyn, est immensément populaire parmi les militants travaillistes et parmi les jeunes, mais il y avait une antipathie considérable à son égard dans les régions où le Parti travailliste a beaucoup reculé. Beaucoup de cette antipathie a été fabriquée par les médias, l’establishment et ses opposants à l’intérieur de son propre parti. Il est vraiment à mettre à son crédit qu’il sorte de cette campagne avec le grand honneur d’avoir résisté aux attaques personnelles les plus diffamatoires et les plus constantes qu’un homme politique des temps modernes ait eu à subir.
L’assassinat politique du dirigeant du Parti travailliste a été la préoccupation centrale tout à la fois de l’establishment et de l’aile droite du Parti travailliste, à compter du jour où il a gagné la direction du Parti en 2015. D’anciens membres des services de sécurité l’ont présenté comme une menace pour la sécurité nationale. Il a été décrié comme étant antipatriotique, soutien du terrorisme, stalinien et antisémite. Il a été confronté à toutes les salissures possibles, mais la plus efficace et la plus reprise au cours des quatre dernières années a été la campagne sur l’antisémitisme.
L’antisémitisme existe dans la société britannique et cela dans tous les regroupements politiques ou religieux. En 2017, le rapport Staetsky – intitulé « L’antisémitisme dans la Grande-Bretagne contemporaine » – ne montre pas de niveau d’antisémitisme plus important pour la gauche que pour la droite. En fait, c’est plutôt le contraire et il n’existe aucune analyse sérieuse montrant que le Parti travailliste serait institutionnellement antisémite et, par conséquent, il n’y a aucun fondement aux déclarations malveillantes faites pendant la campagne électorale par le Grand Rabin Ephraim Mirvis selon lesquelles Jeremy Corbyn serait inapte à de hautes responsabilités politiques parce qu’il a été « complice de préjudice » et qu’il a « autorisé le poison antisémite à prendre racine dans le Parti ».
Cette campagne hostile a fait de gros dégâts. Cela a été une offensive fabriquée de toutes pièces et frauduleuse, quasiment sans preuves. Un aspect central de cette campagne a été la tentative de redéfinir l’antisémitisme pour y inclure l’opposition à la politique israélienne afin de freiner la critique de cette politique, particulièrement tout ce qui touche à la suppression du peuple Palestinien. Cette campagne pour délégitimer la critique du traitement réservé aux Palestiniens par l’État d’Israël est une campagne internationale. Ainsi, deux membres du Congrès des États-Unis, Ilhan Omar et Rashida Tlaib, se sont vu refuser des visas pour visiter Israël à cause de leur soutien au mouvement pro-palestinien « Boycott, Désinvestissement, Sanctions » (BDS).
Le Parti travailliste a été incapable de contrer cette campagne, même après avoir adopté pleinement la définition de l’antisémitisme de l’IHRA et fait de l’accélération et du renforcement des procédures disciplinaires une priorité de premier plan. La vérité est que cette campagne avait peu à voir avec le racisme ; son objectif principal était de détruire la direction Corbyn. Cette campagne cherchait à redéfinir l’antisémitisme et à l’utiliser comme une arme politique contre la gauche. Les camarades de Jewish Voice for Labour ont travaillé sans relâche à contrer cette campagne. Mais il aurait également fallu, de la part de la direction, un soutien qui n’est pas venu.
Le socialisme internationaliste
Après cette défaite, Jeremy Corbyn va démissionner et l’aile droite va chercher à lui imputer personnellement la défaite. Toutefois, l’argument selon lequel le Parti travailliste aurait gagné les élections avec un autre dirigeant est totalement faux. La campagne contre Corbyn a été vicieuse, mais n’importe quel dirigeant travailliste qui aurait proposé les mêmes changements que Corbyn aurait subi les mêmes attaques. Un nouveau leader ne va pas par lui-même résoudre la crise politique à laquelle le Parti travailliste est aujourd’hui confronté. Le croire serait une erreur et une incompréhension du paysage politique et des raisons de la défaite. Lors de ces élections, le Parti travailliste a essayé de faire face aux deux camps du Brexit. Cela ne constituait pas une politique crédible. Elle ne pouvait pas susciter le soutien et a fait perdre plus de suffrages qu’elle n’en a gagné. Le slogan des Conservateurs – « Get Brexit done » – a dominé la campagne et a laissé peu d’espace pour que le Manifeste du Parti travailliste ait l’impact qu’il avait atteint en 2017.
Le Brexit a été le véhicule de la montée de l’extrême droite. La droite dure s’est emparée du Parti conservateur, lui imposant le slogan « une seule nation » et le transformant en un nouvel UKIP (Parti de l’indépendance du Royaume-Uni). Le Brexit a facilité le nationalisme réactionnaire anti-immigrés et dit être combattu du point de vue du socialisme internationaliste. La solidarité avec les immigrés – qu’ils viennent de l’Union européenne ou d’au-delà de l’UE – et l’opposition aux lois sur l’immigration proposées par les Conservateurs est un axe essentiel de notre intervention militante et elles le seront de plus en plus.
Le Brexit est une tentative de résoudre à travers le nationalisme économique les contradictions du capitalisme britannique de l’après-guerre, contradictions qui s’approfondissent. C’est une fausse solution, même si elle est reprise par certains secteurs de la gauche pro-Brexit. A l’ère de l’économie globalisée et de la politique globalisée, il n’est pas possible de traiter les questions de la guerre, de la pauvreté, du chômage, du racisme et de la destruction de l’environnement au niveau de l’État national. La nature du système auquel nous sommes confrontés nécessite une stratégie internationaliste.
Les conditions de la reproduction capitaliste ne seront pas éternelles. La globalisation du capitalise approfondit les rivalités grandissantes entre les États. Les contradictions au sein de l’économie mondiale se sont aiguisées à la suite des politiques décidées pour résoudre la crise de 2008. La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine a déjà conduit à une diminution du commerce mondial et Trump menace à tout bout de champ d’ouvrir de nouveaux fronts. Les produits de luxe français seront soumis à une augmentation de 100% des taxes si Macron met en œuvre une taxe sur les services numériques qui vise Google et Amazon. Ainsi, la réaffirmation du protectionnisme et du nationalisme économique fait écho aux années 30 qui ont vu la préparation d’une guerre mondiale. La puissance des États-Unis est en recul depuis les années 60 et la crise actuelle tourne autour du défi lancé par la Chine à la domination US sur la politique et l’économie mondiales.
La dérégulation financière des années 80 rend maintenant impossible à quelque état que ce soit – et cela inclut les États-Unis – de mener une politique économique indépendante. En conséquence, il n’est pas possible à un gouvernement de gauche de construire le socialisme à l’intérieur des frontières nationales. Le mouvement ouvrier doit mettre la question de l’internationalisme au centre de ses préoccupations et situer son opposition au Brexit dans cette compréhension. La leçon de Syriza en Grèce – de même que de cette élection – est que la Gauche doit proposer des politiques dans le cadre d’un changement systémique.
Le monde est plus mondialisé, plus intégré et plus uni que jamais. Il n’y aura pas de retour en arrière. Il n’y a pas de solutions nationales à nos problèmes économiques et sociaux. Qu’il s’agisse de la crise environnementale ou du système économique désastreux, nous devons travailler au-delà des frontières nationales.
Et maintenant ?
Ce nouveau gouvernement sera vicieux, mais il n’a pas de récit politique sous-jacent ni de solutions aux problèmes que rencontre le capitalisme britannique, au-delà de l’asservissement au capitalisme US. La crise politique que le vote pour le Brexit a déchaîné n’est pas résolue. L’Ecosse a basculé de manière significative vers le SNP et il va y avoir une forte pression pour un second référendum sur l’indépendance.
Seul un authentique mouvement de masse démocratique peut battre ce gouvernement et cela doit être organisé à la fois au Parlement et dans les rues. Le mouvement travailliste a besoin de la discussion la plus large et la plus ouverte au sujet de notre stratégie pour l’avenir.
Il est possible qu’il y ait un peu de démoralisation parmi les militants, mais il y aura aussi de la colère. Cette colère est la base sur laquelle on peut reconstruire la lutte ouvrière. Ceux d’entre nous qui veulent défendre une perspective internationaliste, anticapitaliste, pro-migrants doivent unir leurs forces et découvrir les formes d’organisation qui nous permettront de tracer ce chemin que prendra l’offensive contre le gouvernement.
Le mouvement de masse qui a propulsé Jeremy à la direction a toujours un énorme potentiel. Il existe un profond désir de changement social, particulièrement chez les jeunes. Lancé pour soutenir le leadership de Jeremy, Momentum regroupe plusieurs dizaines de milliers de militants. C’est une organisation efficace pour mener campagne au sein du Parti travailliste et pour le travail électoral. « World Transformed » a développé une gamme impressionnante de formations politiques. De nombreux jeunes militants travaillent au sein de ces structures ; c’est une tâche nécessaire, mais la nature centralisée de ces organisations peut étouffer le dynamisme qui est essentiel si l’on veut construire des mouvements de masse inclusifs.
Le combat politique s’est concentré à l’intérieur du Parti travailliste lui-même, parfois au détriment de combats plus vastes et de mouvements politiques et sociaux cruciaux. Cela s’explique partiellement par le fait de s’être focalisé sur la défense de Jeremy qui était confronté à des attaques quasi constantes venant de l’aile droite du Parti et de tentatives répétées de miner son leadership. Cela ne fait aucun doute : il va y avoir de nouvelles batailles à l’intérieur du Parti et cette défaite va renforcer l’aile droite, mais elle marque également un tournant pour nous, à gauche. Nous avons besoin d’une nouvelle stratégie pour battre le gouvernement Johnson/Trump. Unissons nos forces et regroupons tous les militants, qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur du Parti travailliste, qui partagent une même compréhension politique et reconnaissent le glissement vers l’extrême droite qui a eu lieu.
Une partie centrale du travail à accomplir est la reconstruction de la capacité de lutte des organisations syndicales. Les syndicats les plus vieux et les plus nombreux peuvent prendre des leçons auprès des nouveaux petits syndicats qui ont émergé ces dernières années. Des organisations agissant au sein de l’immigration ou parmi les travailleurs précaires et mal payés, des syndicats comme le Syndicat Indépendant des travailleurs de Grande-Bretagne, ont réalisé quelques actions grévistes couronnées de succès, par exemple avec des groupes de travailleurs sous-traitants à la London School of Economics, avec des chauffeurs Uber et d’autres.
On ne peut pas attendre les prochaines élections pour contester les lois antisyndicales. Le mouvement dans sa globalité sera confronté à la nécessité de grèves plus généralisées et d’actions de solidarité. Ce sera essentiel si nous voulons défendre les droits des travailleurs, organiser la défense du NHS ou conduire les actions nécessaires pour stopper le changement climatique. Tissons des liens entre les campagnes qui existent déjà.
La victoire de Johnson va renforcer le sentiment de puissance de chaque raciste et de chaque fasciste dans ce pays ; en conséquence le travail antiraciste et antifasciste doit être central dans notre activité. Nous sommes en train de proposer au Parti de la Gauche européenne une nouvelle conférence « No passaran » en 2020, à l’échelle européenne, pour rassembler tous ceux qui s’opposent au racisme et au fascisme.
Nous devons mettre au centre de notre intervention la construction de liens concrets au-delà des frontières réunissant les campagnes de défense des migrants, de résistance à la montée de l’extrême droite, de combat contre le changement climatique et de coordination de l’action anticapitaliste. La grève générale en France ainsi que les évènements en Amérique Latine et au Moyen-Orient montrent quelle est l’échelle de la résistance de la classe ouvrière, ainsi que la détermination à construire une alternative.
Une alternative radicale qui conteste le système du capital lui-même et unifie les combats sociaux et politiques est nécessaire.
Annexe C
Les erreurs du passé, les opportunités à venir
Lindsey German
On raconte que lorsque la Commune de Paris – la première tentative d’instaurer un gouvernement des travailleurs – a été vaincue par la contre-révolution en 1871, les bourgeoises parisiennes plantaient la pointe de leurs ombrelles dans les cadavres des Communards tués au cours des combats de rue. Depuis quelques jours, nous avons eu un aperçu de ce même genre de haine de classe vindicative alors que se déroulait la défaite dévastatrice de Parti travailliste. Les experts des plateaux télévisés, les députés de la droite et du centre du Parti travailliste et tous ceux qui haïssent Corbyn ont rejoint la campagne de calomnies et de diffamations contre la Gauche.
L’amer résultat du Parti travailliste a déjà provoqué une explosion du Parti là où la droite et le centre se réaffirment et essayent d’enterrer le socialisme et la gauche. Ils haïssaient Corbyn depuis le premier jour et se réjouissent maintenant parce qu’ils croient qu’ils peuvent ramener le Parti travailliste au centre. Même si la gauche va essayer de préserver la continuité politique lors de l’élection du leader, le corbynisme comme projet est mort. Et même si le socialisme est aujourd’hui plus fort au sein du Parti travailliste qu’il ne l’était en 2015, il va y avoir une pression énorme pour tirer le Parti à droite. De manière tout à fait correcte, la gauche va combattre ce processus et tenter de conserver autant d’éléments de l’héritage de Corbyn que possible, mais les éléments déterminants de cette élection seront l’ampleur de la défaite, l’offensive de la droite et du centre et la logique inexorable de désigner quelqu’un d’éligible.
La défaite du Parti travailliste est une défaite à grande échelle. L’Ecosse est perdue, de même que de nombreux sièges dans le Nord et les Midlands. Le Parti travailliste est encore puissant dans les plus grandes villes, mais il a du se battre pour gagner des régions où il était autrefois majoritaire. Il n’a pas non plus atteint son étiage le plus bas : la nuit de Jeudi dernier aurait pu être pire si le Parti du Brexit n’avait pas pris d es suffrages qui, autrement, auraient donné la victoire au candidat conservateur comme, par exemple, la circonscription d’Ed Milliband, à Doncaster. La campagne corrompue et malhonnête des Conservateurs a assuré à Boris Johnson une confortable majorité qu’il va utiliser pour pousser plus avant ses objectifs de droite.
La raison principale de la défaite est claire : les électeurs sont mécontents que leur vote de 2016 en faveur du Brexit ait été ignoré et, pire, effacé par un second référendum. C’est ce ressentiment profondément ancré qui constitue le sous-bassement du passage de très nombreux électeurs travaillistes au vote, pour la première fois, pour un parti qui a fermé des mines et des aciéries, qui a mis en œuvre une politique d’austérité pendant une décennie et qui est dirigé par un charlatan, ancien d’Eton. L’adoption en début d’année de la proposition d’un second référendum par le Parti travailliste a joué un rôle crucial dans la défaite.
Cette position a été imposée à Corbyn par la campagne insidieuse de People’s Vote, qui a pris toute sa part dans le résultat et qui a toujours été un projet anti-Corbyn. Malheureusement, trop de ses alliés l’ont accepté et la situation a été aggravée par John McDonnell et Diane Abbott, ainsi que Keir Starmer et Emily Thornberry, qui ont tous dit qu’ils feraient campagne pour le Remain. Cela a cimenté dans l’esprit des gens l’idée que le Parti travailliste ne tenait pas compte du vote démocratique de 2016 et que Corbyn était d’accord avec cela ou qu’il n’était pas capable de tenir tête à ses collègues.
Les faits sont têtus et le fait est que sur les 60 sièges qu’a perdu le Parti travailliste lors de ses élections, 52 concernent des régions qui avaient voté pour le Brexit et que sur les 8 autres, 6 sont en Ecosse où l’indépendance était la motivation principale. La perte d’un autre siège, celui de Kensington, peut être attribuée à des appels malhonnêtes en faveur d’un vote tactique pour les Libéraux Démocrates, qui n’ont jamais eu aucune chance ici mais qui ont été soutenus par l’Observer.
Pour beaucoup d’entre nous, il était évident qu’il y avait beaucoup de colère dans de nombreuses régions qui avaient voté pour le Brexit et que cela allait à voir un coût électoral pour le Parti travailliste. J’ai été surprise de l’ampleur de ce coût : j’imaginais une courte majorité conservatrice ou un Parlement bloqué. J’attendais et j’espérais également que quelques autres grandes questions surpasseraient le Brexit en importance. Malheureusement, rien de tout cela ne s’est produit. Les sentiments liés au Brexit ont été aggravés par l’impopularité de Jeremy Corbyn. En réalité, je pense que les choses étaient imbriquées : la politique choisie sur le Brexit a aidé à nourrir le sentiment qu’il ne parlait plus franchement.
Il a également été vilipendé et soumis aux calomnies venues de tous les horizons. Les gens qui l’ont haï et attaqué dès le premier jour se livrent maintenant à de basses attaques personnelles. Les derniers ne sont pas certains députés au sein même du groupe parlementaire travailliste. A quelques honorables exceptions près, ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour affaiblir Corbyn ; ils se sont précipités dans les studios de télévision pour le dénoncer ; ils ont organisé un putsch et l’ont contesté comme dirigeant ; ils ont aidé à orchestrer une campagne vicieuse à propos de l’antisémitisme. Jonathan Ashworth l’a dénoncé auprès d’un Conservateur de ses amis et la conversation a fuité en direction d’un site de droite.
Tout cela avait pour but de détruire sa réputation et son soutien. Ensuite, ils ont fait volte-face et prétendu qu’il était impopulaire dès le départ alors qu’ils ont été des contributeurs majeurs de cette impopularité. Les mêmes députés qui ont demandé que le Parti travailliste adopte l’orientation en faveur d’un second référendum qui a coûté si cher attaque maintenant l’orientation en faveur du socialisme, même si la différence entre le scrutin de la semaine dernière et celui de 2017 n’est ni la présence de Corbyn ni l’existence d’un manifeste de gauche, mais la position sur le second référendum.
L’erreur du Parti travailliste qu’a été cette concession (sur le Brexit) faisait suite à une autre concession qui lui a coûté cher, celle sur l’antisémitisme quand il a accepté la définition de l’IHRA l’année dernière. Il s’agissait alors de prévenir de nouvelles attaques sur le sujet, mais cela a eu l’effet inverse. Les excuses ont conduit à de nouvelles excuses, dans une atmosphère grandissante de chasse aux sorcières, qui n’est d’ailleurs pas finie en ce qui concerne la gauche.
De toute manière, il est évident que la défaite n’est pas due seulement au Brexit ou à Jeremy Corbyn ou à une cause unique. On peut y voir l’héritage du Thatchérisme et, tout aussi, important, celui de la faillite du Blairisme à résoudre un quelconque des problèmes survenus avec la désindustrialisation, la destruction des emplois bien payés, l’austérité et les coupes budgétaires mis en œuvre par les conseils municipaux travaillistes. Bien sûr ce sont surtout des membres de l’aile droite blairiste qui sont élus dans ces régions et ils ont utilisé leurs sièges sûrs pour construire des tendances nationales, sans aucune considération pour les gens que représentent Tony Blair or Peter Mandelson.
Une critique des quatre années qui viennent de s’écouler est que trop peu a été fait pour traiter ces problèmes ou les gens qui les ont créés : Des promesses d’infrastructure prometteuse ne vous mènent pas loin que lorsque les gens se sentent abandonnés par les politiciens depuis des décennies. A l’issue de l’expérience d’un gouvernement Conservateur, le Parti travailliste peut regagner beaucoup des sièges perdus. Mais cela ne se produira pas si ces gens sont ignorés, traités avec condescendance ou condamnés comme étant tous des racistes comme trop l’ont fait à gauche.
La conscience de la classe ouvrière est le produit de l’activité et de la lutte ; c’est d’abord cela qui a donné des « bastions » travaillistes et qui doit être reconstruit à nouveau à travers la tentative de construire des syndicats, des campagnes contre les coupes budgétaires dans l’éducation et le renforcement de la place du service public, la lutte contre la fracturation et le désastre environnemental. Cela implique que la gauche rejette la conception de la politique basée sur l’affrontement des cultures et comprenne que les intérêts de classe traversent ces différenciations. Nous devons affirmer que l’âge, le genre, la race, la nationalité sont tous affectés par l’appartenance de classe et que c’est sur la base de classe que nous devons organiser la riposte.
De manière plus importante pour ceux d’entre nous qui ont tant misé sur un gouvernement Corbyn, le pendule est maintenant reparti du côté de l’activité extra-parlementaire et c’est le principal chemin pour obtenir des succès. Johnson a une grosse majorité et il sera un Premier ministre de droite, boosté par le fait de s’être emparés de ces sièges travaillistes. Mais il a un énorme problème en matière économique , un énorme problème quant au type de Brexit qu’il peut réellement mettre en œuvre, ainsi que sur les promesses qu’il a faites aux électeurs de la classe ouvrière.
Il y a de nombreux combats à mener ; les syndicats et les coalitions qui mènent des campagnes devront travailler dur pour renforcer le soutien dont ils disposent, leur influence et leur portée au cours de l’année qui vient.
Cette élection a été un coup dur et il va y avoir de nombreux débats sur la voie à suivre. Pour tous les partisans du socialisme, qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur du Parti travailliste, il existe un besoin d’unité sur les actions spécifiques, mais aussi d’un débat fraternel sur la voie à emprunter pour aller de l’avant.
C’est ma dernière chronique de l’année. Merci pour l’avoir lue et pour vos retours. Passez de reposantes et joyeuses fêtes de Noël et du Nouvel An. Parce qu’alors, nous aurons besoin de nous mobiliser contre Johnson et son gouvernement au service des riches et des puissants.
Annexe D
La Grande-Bretagne après les élections : pas de fausses consolations
Richard Seymour
https://novaramedia.com/2019/12/13/no-false-consolations/
C’est notre défaite et nous devons en prendre possession. Comme si nous avions le choix. Et nous savons ce que cela veut dire. Le décompte des victimes de l’austérité et du saccage de l’environnement va se multiplier. Une société qui est déjà assez affreuse va devenir pire encore. Et l’on voit mal comment tout cela ne nourrirait pas un racisme encre plus violent et une haine des étrangers fondée sur une compétition ethnique à somme nulle.
Le vote pour le Parti travailliste a été réduit à un niveau tout juste supérieur à celui atteint par Ed Milliband ; mais grâce à l’effacement du Parti travailliste au Nord et au système majoritaire à un tour, le nombre d’élus est inférieur à celui obtenu par Michaël Foot. Si on le veut, on peut se trouver beaucoup de mauvais motifs de consolation. Un peu plus de dix millions de suffrages, c’est ce que Tony Blair a obtenu en 2001 et plus que ce qu’il a obtenu en 2005. Malgré toutes les attaques lancées contre nous, nous avons obtenus plus de suffrages que Milliband. Beaucoup des sièges que nous avons perdu n’étaient détenus que grâce à des faibles majorités et sont susceptibles d’être regagnés. Tous les transfuges vers le centre ont disparu. Jo Swinson a disparu. Nous avons gagné Putney et conservé beaucoup de circonscriptions marginales. Nous aurions plus en gagné plus s’il n’y avait pas eu ces diviseurs que sont les Libéraux Démocrate set les Verts. Et puis, il y a toujours « la rue ».
Si notre ennemi était un Parti conservateur affaibli et chassant sur les terres centristes, alors dix millions de voix pour le Parti travailliste ne seraient pas une catastrophe. Mais notre ennemi est un Parti conservateur poussé en direction de la droite dure et raciste par les partisans de Nigel Farage et qui connaît un renouveau électoral précisément pour cette raison. Après un effacement similaire en Ecosse en 2015, c’est la seconde perte à grande échelle de bastions historiques à propos de la question nationale. Par deux fois, le Parti travailliste a fort mal traité cette question. Et la brèche qui s’est ainsi ouverte revêt une signification historique, même s’il est possible de réparer les dégâts et de regagner beaucoup de sièges perdus. Dans ce contexte, le fait que le Centre ait été écrasé par le même ennemi est une piètre consolation.
De même, ce n’est pas un bon argument que de souligner que les Libéraux Démocrates et les Verts ont divisé les suffrages. C’est toujours ce qu’ils font ! Ils présentent leurs propres candidats parce que sont des partis indépendants. Dans cette élection, les Libéraux Démocrates se sont comportés en menteurs particulièrement odieux. Mais notre travail est de persuader quelques-uns de leurs électeurs de nous soutenir. Ce n’est jamais bon signe quand, à l’approche de l’échéance électorale, les gens commencent à boire la potion du « vote tactique ». C’est un signe encore pire si l’on jette un coup d’œil à des circonscriptions comme Blaenau Gwent en agitant nos poings en direction des Libéraux. L’essentiel est qu’au moins 3 millions de gens qui avaient voté pour le Parti travailliste en 2017 n’ont tout simplement pas voté en 2019. Ca a été cela le grand changement. Pas en faveur des Libéraux Démocrates ; pas en faveur des Verts ; pas même en faveur du Parti du Brexit, dont beaucoup de votes auraient autrement été vers les Conservateurs. Nous avons perdu des millions de voix dans l’abstention.
Nous pensions que le « travail de terrain » serait décisif. Nous pensions que nous avions du bon matériel et, jusqu’à la fin, le porte-à-porte a été encourageant. Nous pensions que les sondages sous-estimaient des données essentielles. En fait, il semble bien que le porte-à-porte intensif et les opérations pour « aller chercher les suffrages » ont bien servi à Londres et dans un nombre significatif de circonscriptions marginales qui avaient été gagnées en 2017. Nous avons conservé des sièges que nous aurions normalement dû perdre dans le cas d’un recul électoral, comme Enfield Southgate, Canterbury and Bedford. Nous avons gardé Battersea et gagné Putney. Pourtant, ailleurs, ces efforts sont tombés complètement à plat. Et s’il y a eu un mouvement dans la jeunesse, alors ce mouvement a été limité aux grandes métropoles et aux villes universitaires. Ce qui est inquiétant est ce qui aurait pu se produire s’il n’y avait pas eu ce travail de terrain. Oui, camarades, les choses peuvent encore empirer !
C’est le résultat des élections qui se serait produit il y a deux ans et demi, sans le succès de la campagne et sans le succès du Manifeste du Parti travailliste. Le Parti travailliste était faible dans ses bastions historiques, là où il avait perdu du terrain pendant des décennies. Le New Labour n’a rien fait pour stopper l’érosion qui tend à l’effondrement des industries locales, des syndicats, de l’emploi et des revenus. Le vote pour le Brexit a complètement réanimé la droite et reconstruit son soutien populaire. Le vote cumulé en faveur des Conservateurs et de l’UKIP a dépassé les 50% dans la « ceinture de rouille ». Contrairement aux commentaires erronés, la poussée de Jeremy Corbyn en 2017 n’est pas la preuve qu’un autre dirigeant aurait gagné avec une avance de 20 points. Ce résultat constituait un écart important par rapport à la tendance du vote travailliste depuis 2001 et ce que l’on constate aujourd’hui est un retour à la moyenne.
Cette élection n’illustre pas une renaissance politique du Centre, même si les centristes vont détester ce constat. Ils ont été écrasés par la même « force que rien n’arrête » du nationalisme apocalyptique qui a brutalement ravagé la gauche. Ceux qui adhèrent à une démarche de recherche du centre ne pouvaient s’unir que sur bien peu de substance. Ils ne peuvent présenter aucune réponse cohérente à la question de savoir comment infliger une défaite au nationalisme apocalyptique et ne pas être déchirés par les guerres culturelles liées au Brexit, sinon par des variations autour des propositions faites en 2017. Mais ils se sont facilement mis d’accord pour traiter les élections comme un référendum sur le rôle dirigeant de Corbyn et, au-delà, sur la domination de la gauche sur les adhérents du Parti travailliste.
C’est une vérité absolue que de dire que « Corbyn » en tant que personnalité médiatique était bien un problème, au moment de franchir le pas. Mais cela soulève une autre question : pourquoi Corbyn constituait-il un problème précisément cette fois-ci ? D’où viennent les objections des gens qui, il y a deux ans, n’en n’avaient rien à faire des allégations sur l’IRA ou des trolls sur les « risques pour la sécurité », qui avaient alors déjà voté pour un manifeste marqué à gauche et qui semblaient en accord avec la plupart des propositions politiques travaillistes ? Qu’est-ce qui a changé dans le contexte politique au sens large ? Qu’est-ce qui a changé dans le leadership de Corbyn ? Pourquoi certains de ces électeurs ont-ils été troublés par ce que défendait Corbyn ? Je pronostique qu’il n’y aura aucune réponse convaincante de la part de ceux qui veulent un virage à droite du Parti travailliste ! Ils vont répéter les mêmes mantras qu’ils psalmodient depuis 2015. Ils n’apprendront rien.
Que devrions-nous apprendre ? Pour beaucoup de gens au sein la Gauche travailliste, le principal élément d’analyse est que nous avons foiré sur le Brexit. En optant pour un second référendum, nous étions trop facilement dépeints comme trahissant un mandat démocratique. Il est tout à fait remarquable que, au cours de la campagne, des gens comme Grace Blakeley aient envoyé des messages d’avertissement quant à l’effondrement du soutien au Parti travailliste dans le Nord. J’ose le dire : là, la campagne du Party du Brexit a aidé les Conservateurs. Non pas en prenant pour eux-mêmes beaucoup de voix aux Travaillistes, mais en amplifiant largement le message des Conservateurs : à savoir, le Partu travailliste a trahi le Brexit.
Il faut être prudent sur ce sujet. Il n’y avait pas de « bonne position » sur le Brexit. Avoir découvert l’existence d’un problème ne signifie pas que l’on a découvert la solution. Ni, bien sûr, qu’il en existe une, prête à l’usage. Une partie du problème semble bien être que les victoires parlementaires contre Theresa May et Boris Johnson – des « jeux à l’aveuglette », selon les avis d’experts – ont été très mal reçues par beaucoup de ceux qui avaient voté pour quitter l’Union européenne. Ils ont considéré que l’establishment politique voulait arrêter le Brexit. La rhétorique antiparlementaire qui a été initiée par May et s’est transformée en mugissement de corne de brume avec Johnson a fonctionné sur la base de mécontentements bien réels. Mais comment le Parti travailliste aurait-il pu justifier de voter en faveur de l’accord présenté par May ? Combien de soutiens aurait-il alors perdu ? Combien de gens auraient été complètement démoralisées et en auraient eu « fini avec Corbyn» à ce moment-là ? Combien d’électeurs auraient alors basculé vers les Libéraux Démocrates ou les Verts ? Est-ce que le « vote tactique » nous aurait sauvé ?
Par ailleurs, il existe une autre question, celle qui concerne la manière dont le message politique a été communiqué. À un certain moment, en ce qui concerne le Brexit, l’ambiguïté constructive a cessé d’être constructive. Il était nécessaire de définir un calendrier précis pour le Brexit. Lors des élections européennes, le Parti travailliste est à peine rentré en campagne, courant après l’idée de réunifier notre pays divisé. Ce qui n’était pas dans l’air du temps. Et puis, nous sommes rentrés dans la campagne des élections générales avec la proposition d’un second référendum, décidée de façon abrupte après trois années passées à dire non à un second référendum. Et nous n’avons clarifié cette position – en indiquant que Corbyn serait neutre – qu’au milieu de la campagne. Plusieurs députés, lorsqu’ils étaient interrogés, ont refusé de dire quel camp ils soutiendraient, sachant parfaitement que la réponse quelle qu’elle soit était un piège.
Il semble bien qu’il n’y avait aucune solution évidente en ce qui concerne le Brexit, rien qui ne soit pris comme une « trahison » par les uns ou les autres. C’est bien pourquoi le Parti travailliste ne voulait pas que cette élection soit un scrutin sur le Brexit. Et, dans une certaine mesure, il a réussi à déplacer le débat. Malgré certaines déclarations, l’austérité est bien restée un sujet. C’est une crise au long cours. Et seul le type de programme sur lequel les travaillistes cherchaient à se faire élire pouvait saper les bases sociales du nationalisme du Brexit. Le problème est que ces élections ont été convoquées parce que le Parlement ne parvenait pas à prendre une décision sur le Brexit, au bout de trois ans au cours desquels le vote pour le Brexit s’est radicalisé. Le nationalisme est un scénario tellement établi dans ce pays que ses abstractions peuvent être vécues comme intimes, concrètes. Les propositions politiques contenues dans le Manifeste travailliste étaient soigneusement rédigées, soigneusement budgétisées et néanmoins ambitieuses, offrant des aides spécifiques. Mais elles étaient si éloignées de l’expérience quotidienne du gouvernement que, pour beaucoup d’électeurs, cela semblait abstrait et utopique.
Le nationalisme apocalyptique vient de fracturer les bastions du Parti travailliste et il n’y a pas de solution évidente. Les pertes de sièges peuvent être réversibles ; comme Momentum l’a souligné dans un courrier électronique à ses soutiens, les marges de la victoire des Conservateurs sont étroites. Mais le mouvement du pendule a été énorme et la rupture est historique. Reconstruire la Gauche – quelle qu’en soit la nature – dans ces circonscriptions après des décennies de négligence et d’une gestion locale par le Parti travailliste qui a été assez inutile demandera malheureusement plus qu’une campagne électorale de six semaines, menée avec enthousiasme par des bénévoles héroïques. Ce n‘est en rien une consolation que de penser que nous disposons probablement d’une dizaine d’années de gouvernement conservateur vicieux pour mener à bien cette reconstruction.