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Mes élèves ne sont pas mes ennemi·es

Ernest Morales
L’école et ses personnels viennent de subir une attaque meurtrière abominable avec la mort d’un professeur et les blessures sérieuses d’un autre professeur et d’un agent dans un lycée à Arras. La mort de Dominique Bernard, 3 ans presque jours pour jours après l’assassinat de Samuel Paty, fait de nouveau plonger l’ensemble des personnels de l’Education nationale dans l’horreur du terrorisme.

Mais, avec ces morts au travail, il n’est pas uniquement question de terrorisme, il n’est pas uniquement question de laïcité, ce serait trop facilement tomber dans le piège du récit qui se construit actuellement.

Comment ne pas songer aussi à Agnès Lassalle, professeure assassinée sur son lieu de travail début 2023 par l’un de ses élèves, cette fois en dehors de tout motif terroriste ?

Comment ne pas songer à Christine Renon, directrice d’école morte en 2019 suite à son suicide qui était d’abord et avant tout l’expression de la mort au travail ?

Comment ne pas songer à ces dizaines (Centaines ? Milliers ? L’Education nationale est passée maître pour masquer ces drames) de personnels mort·es ou meurtri·es dans leur chair, victimes de leur travail, celui d’être professeur·e, assistant·e d’éducation, accompagnant·e des élèves en situation de handicap, CPE … Un travail qui se trouve au milieu des tumultes de nos sociétés actuelles, dans une violence parfois incontrôlable.

Comment ne pas songer à ces dizaines (centaines ? milliers ?…) de personnels de l’Education nationale menacé·es du fait de leur travail. Menaces venant parfois de l’extrême-droite religieuse mais aussi (surtout ces dernières semaines) de l’extrême-droite fasciste autour d’Eric Zemmour (« Parents Vigilants ») ?

Comment ne pas songer au manque de soutien de la part de l’institution Education nationale, à la dégradation assumée et cohérente des conditions de travail des personnels qui se sentent de moins en moins en sécurité, faute de moyens suffisants pour faire leur travail correctement ?

Tout ceci provoque un climat de peur qu’illustre l’expression « nous sommes seuls face aux élèves », beaucoup entendue ce lundi 16 octobre au matin lors des moments de discussions entre personnels.

Evidemment l’école est une cible. Evidemment les professeures et professeurs sont plus particulièrement une cible. Car au milieu de ces tumultes, l’école reste, malgré les difficultés qu’elle rencontre, malgré les politiques visant à la museler, le symbole de l’émancipation comme espace des débats et des connaissances partagées. Elle est l’espace de la vie et de la construction des sociétés futures.

En ce sens, les réactions de l’extrême-droite ont consisté à essentialiser ces crimes : les coupables sont évidemment les « immigrés » qui seraient par nature de futurs assassins, même lorsqu’il s’agit d’enfants. Et, bien entendu, « l’extrême-gauche, » « les islamo-gauchistes » ou autres « bobos naïfs » sont les alliés de ces criminels. Ne tournons pas autour du pot : du racisme, tout simplement.

Le gouvernement n’a pas été en reste de paroles déplacées : le ministre de l’Education nationale expliquant ainsi ne vouloir « tolérer aucun débat pendant les hommages » en procédant à des signalements systématiques au procureur de la République. L’école perd donc son caractère comme espace de débats, pour devenir celui d’un dogme, ce qui est la meilleure façon de renforcer les obscurantistes et faire monter les violences contre l’école. Ceci alors que Jean-Michel Blanquer avait interdit, après l’assassinat de Samuel Paty, les moments de recueillements et de discussions collectives. Ceci alors que Gabriel Attal a été contraint sous pression d’accepter deux petites heures banalisées le lundi matin, et encore uniquement pour le second degré.

J’aurai préféré le silence assourdissant à ces discours racistes, réactionnaires et mensongers.

J’aurai préféré que les députés de la minorité présidentielle se taisent, quelques jours après avoir insulté (avec l’aide de députés d’extrême-droite) des représentantes et représentants des syndicats de l’Education nationale lors d’une audition à l’Assemblée nationale. J’aurai préféré que le Président de la République se taise, lui qui depuis plus de 6 ans ne cesse d’exprimer son mépris pour les personnels de l’Education nationale, trop stupides pour comprendre son projet éducatif génial basé sur l’ultra-libéralisme. J’aurai préféré que le ministre de l’Education nationale se taise, tout juste après une polémique raciste pour masquer son vide politique et la baisse des moyens qu’il prévoit encore pour la rentrée 2024, alors qu’il manquait des centaines de professeures et de professeurs à la rentrée 2023. J’aurai préféré qu’elles et ils se taisent toutes et tous car, avec leurs paroles, les discours haineux de l’extrême-droite ont trouvé de quoi se nourrir sans difficulté. J’aurai préféré qu’elles et ils se taisent car leurs incantations au milieu de beaux discours très bien écrits ne résistent jamais aux faits et ajoutent aux souffrances.

Je ne suis pas professeur pour mourir, je suis professeur pour vivre.

Cela signifie que je ne suis jamais face à mes élèves, mais que je suis devant mes élèves. Je les précède dans les connaissances que je veux partager avec eux. Je les précède dans mon expérience de la vie que je veux partager avec eux. Pour qu’elles et ils construisent des savoirs collectifs et une société débarrassée de ces haines. En conséquence de quoi, mes élèves ne sont pas mes ennemi·es. Non plus mes ami·es d’ailleurs, ce sont simplement mes élèves : ce sont des êtres humains en situation d’apprentissage et à la recherche de leur émancipation, non pas une boîte crânienne à remplir avec des « savoirs » préformatés.

Nous avons le devoir de résister. Résister à la haine dans laquelle tant de forces veulent nous faire plonger. Mais aussi résister à la souffrance devant ces violences qui nous paralysent. Cette contribution s’intitule « mes élèves ne sont pas mes ennemi·es » car cette résistance ne peut se construire qu’avec celles et ceux des sociétés futures. Car je ne suis pas un héros, mais simplement un professeur.

Matthieu Brabant, professeur de mathématiques et de physique-chimie en lycée professionnel à Montpellier.